Novembre 1851 — Les Païens de la République. Quintus Aucler, dans la Revue de Paris, rubrique Curiosités littéraires, p. 186-202, signé Gérard de Nerval. 

Sans l’étude que lui a consacrée Nerval, qui parlerait encore aujourd’hui du philosophe révolutionnaire Gabriel André Aucler, auteur en 1799 de La Thréicie ? Comme chez Cagliostro, représentant du mysticisme révolutionnaire, Nerval a trouvé chez celui qui avait choisi le pseudonyme de Quintus Aucler, le besoin d’un retour au paganisme antique, non pas en archéologue, mais bien en croyant, au point d’en réinstaurer le culte.

Cette étude sera intégrée au volume des Illuminés en 1852. On notera que Nerval cite ici deux vers du sonnet Vers dorés (Daphné dans Petits Châteaux de Bohême puis dans Les Filles du feu), qu’il avait publié le 28 décembre 1845 dans L’Artiste-Revue de Paris.

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LES PAÏENS DE LA RÉPUBLIQUE.

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QUINTUS AUCLER.

Une visite à Saint-Denis par une brumeuse journée d’automne rentre dans le cercle oublié de ces promenades austères que faisaient jadis les rêveurs de l’École de J-J. Rousseau.

Rousseau est le seul entre les maîtres de la philosophie du XVIIIe siècle qui se soit préoccupé sérieusement des grands mystères de l’âme humaine, et qui ait manifesté un sentiment religieux positif, — qu’il entendait à sa manière, mais qui tranchait fortement avec l’athéisme résolu de Lamettrie, de d’Holbach, d’Helvétius, de d’Alembert, comme avec le déisme mitigé de Boulanger, de Diderot et de Voltaire. — Écrasons l’infâme, — était le mot commun de cette coalition philosophique, mais tous ne portèrent pas les mêmes rudes coups au sentiment religieux considéré d’une manière générale. On ne s’étonne pas de cette hésitation chez certains esprits plus disposés que d’autres à l’exaltation et à la rêverie.

Il y a, certes, quelque chose de plus effrayant dans l’histoire que la chute des empires, c’est la mort des religions. — Volney, lui-même, éprouvait ce sentiment en visitant les ruines des édifices autrefois sacrés. Le croyant véritable peut échapper à cette impression, mais avec le scepticisme de notre époque, on frémit parfois de rencontrer tant de portes sombres ouvertes sur le néant.

La dernière qui semble encore conduire à quelque chose, — cette porte ogivale dont on restaure avec piété les nervures et les figurines frustes ou brisées, laisse entrevoir toujours sa nef gracieuse, éclairée par les rosaces magiques des vitraux, — les fidèles se pressent sur les dalles de marbre et le long des piliers blanchis où vient se peindre le reflet colorié des saints et des anges. L’encens fume, les voix résonnent, l’hymne latine s’élance aux voûtes au bruit ronflant des instruments, — seulement prenons garde au souffle malsain qui sort des tombes féodales où tant de rois sont entassés ! Un siècle mécréant les a dérangées de l’éternel repos, — que le nôtre leur a pieusement rendu.

Qu’importent les tombes brisées et les ossements outragés de saint Denys ! La haine leur rendait hommage ; — l’homme indifférent d’aujourd’hui les a replacées par amour de l’art et de la symétrie, comme il eût rangé les momies d’un musée égyptien. —

Mais est-il un culte qui, triomphant des efforts de l’impiété, n’ait plutôt encore à redouter l’indifférence ?

Quel est le catholique qui ne supporterait la folle bacchanale de Newstead-Abbey, et les compagnons d’orgie de Noël Byron parodiant le plain-chant sur des vers de chansons à boire, — affublés de robes monastiques et buvant le claret dans des crânes, — plus volontiers que de voir l’antique abbaye devenir fabrique ou théâtre ? — Le ricanement de Byron appartient encore au sentiment religieux, comme l’impiété matérialiste de Shelley. Mais qui donc aujourd’hui daignerait être impie ? On n’y songe point !

 

Encore un regard dans cette basilique fraîchement restaurée, dont l’aspect a provoqué ces réflexions. Sous les arceaux gothiques des bas-côtés, l’on ne peut se lasser d’admirer les monuments des Médicis. — Anges et saints ! ne frémissiez-vous pas dans les plis roides de vos robes et de vos dalmatiques en voyant croître et fleurir, sous vos tutélaires ogives, ces pompes d’art païen qu’on décore du nom de Renaissance ? Quoi ! le cintre romain, la colonne de marbre aux acanthes de bronze, le bas-relief étalant ses nudités voluptueuses et son dessin correct, — au pied de vos longues figures [h]iératiques que l’ironie accueille désormais ! Rien n’est donc plus vrai que ce que disait un moine prophète de l’époque : « Je te vois entrer nue dans la demeure sainte et poser un pied triomphant sur l’autel, impudique Vénus ! »

Ces trois Vertus sont assurément les trois Grâces, ces anges sont les deux amours Eros et Antéros, — cette femme si belle, qui dort à demi nue sur un lit exhaussé dont elle a rejeté les voiles, n’est-ce pas Cythérée elle-même ? et ce jeune homme, qui près d’elle semble dormir d’un sommeil plus profond, n’est-il pas l’Adonis des mystères de Syrie ?

Elle repose affaissée dans sa douleur, sa taille se cambre avec cette volupté dont elle ne peut oublier l’attitude, ses seins se dressent avec orgueil, sa figure sourit encore, et cependant près d’elle le chasseur meurtri dort d’un sommeil de marbre où ses membres se sont roidis.

 

Écoutons la légende que répète à tous l’homme de l’Église : « Voici la tombe de Catherine de Médicis. Elle a voulu de son vivant se faire représenter endormie dans le même lit que son époux Henri deuxième, mort d’un coup de lance de Montgommery. »

Qu’elle est noble et séduisante cette reine aux cheveux épars, — belle comme Vénus, et fidèle comme Arthémise, — et qu’elle eût bien fait de ne pas se réveiller de ce gracieux sommeil ! Elle était encore si jeune, si aimante et si pure. Mais elle frappait déjà la religion sans le vouloir, — comme plus tard, au jour de saint Barthélemy.

Oui, l’art de la renaissance avait porté un coup mortel à l’ancien dogme et à la sainte austérité de l’Église avant que la révolution française en balayât les débris. L’allégorie succédant au mythe primitif en a fait de même jadis des anciennes religions… Il finit toujours par se trouver un Lucien qui écrit les Dialogues des dieux, — et plus tard, un Voltaire, qui raille les dieux et Dieu lui-même.

S’il était vrai, selon l’expression d’un philosophe moderne, que la religion chrétienne n’eût guère plus d’un siècle à vivre encore, — ne faudrait-il pas s’attacher avec larmes et avec prières aux pieds sanglants de ce Christ détaché de l’arbre mystique, à la robe immaculée de cette Vierge mère, — expressions suprêmes de l’alliance antique du ciel et de la terre, — dernier baiser de l’esprit divin qui pleure et qui s’envole !

Il y a plus d’un demi-siècle déjà que cette situation fut faite aux hommes de haute intelligence et se trouva diversement résolue. Ceux de nos pères qui s’étaient dévoués avec sincérité et courage à l’émancipation de la pensée humaine se virent contraints peut-être à confondre la religion elle-même avec les institutions dont elle parait les ruines. On mit la hache au tronc de l’arbre, et le cœur pourri comme l’écorce vivace, comme les branchages touffus, refuge des oiseaux et des abeilles, comme la lambrunche obstinée qui le couvrait de ses lianes, furent tranchés en même temps, — et le tout fut jeté aux ténèbres comme le figuier inutile ; mais l’objet détruit, il reste la place, encore sacrée pour beaucoup d’hommes. C’est ce qu’avait compris jadis l’Église victorieuse, quand elle bâtissait ses basiliques et ses chapelles sur l’emplacement même des temples abolis.

 

Ces questions préoccupaient beaucoup, au moment le plus ardent de la révolution française, le citoyen Quintus Aucler. — Ce n’était pas une âme à se contenter du mysticisme allégorique inventé par Chaumette, Hérault de Séchelles et Laréveillère-Lepaux [sic pour Larévellière-Lépaux]. La montagne élevée dans la nef de Notre-Dame, où était venue trôner la belle Mme Monmoro en déesse de la Raison, n’imposait pas plus à son imagination que ne le fit plus tard l’autel des théo-philanthropes, chargé de fruits et de verdure. Il n’eut certes aucun respect pour l’extatique Catherine Théot, ni pour dom Gerle son compère, dont Robespierre favorisait les pratiques. — Et quand ce dernier lui-même, soigneusement poudré, avec son profil en fer de hache, portant le frac bleu de Werther, sur le dos duquel ondulait sa catacoua fraîchement enrubanée ; avec son gilet de piqué à pointe, sa culotte de basin et ses bas chinés, se mit en tête d’offrir un gros bouquet à l’Être-Suprême, au Champ-de-Mars, comme un enfant timide qui célèbre la fête de son père, les vieux Jacobins secouèrent la tête, la foule rit beaucoup de l’incendie manqué qui, en brûlant le voile de la statue de la Vérité, l’avait rendue noire comme une Éthiopienne ; — mais Quintus Aucler se sentit plein d’indignation ; il maudissait ce tribun ignorant qui ne l’avait pas consulté ; il lui aurait dit : « Quel égarement te porte à t’adresser au ciel sous ces habits et sans avoir préalablement accompli aucun des rites sacrés ? Il serait simple encore de cacher ton costume risible sous la robe des flamines ; mais as-tu seulement consulté les augures, les victimes sont-elles préparées, les poulets sacrés ont-ils mangé l’orge ; a-t-on du moins orienté avec le lituus la place où tu devais accomplir le sacrifice ? C’est ainsi qu’on s’adresse aux dieux, qui ne dédaignent pas alors de répondre avec leur tonnerre ; tandis que toi, tu menaces en invoquant, et tu sembles dire : « Être-Suprême, la nation veut bien t’offrir quelques fleurs pour ta fête. Nous avons tiré le canon : réponds par un coup de tonnerre, ou sinon, prends garde ! »

 

Mais assurément l’Être-Suprême, salué par Robespierre, et en faveur duquel Delille de Salle avait composé un mémoire, n’était encore qu’une vaine allégorie comme les autres aux yeux de Quintus Aucler. Il soupçonnait même Robespierre d’avoir gardé au fond du cœur un vieux levain de ce christianisme dans lequel il ne voyait, lui, qu’une mauvaise queue de la Bible. Dans sa pensée intime, les chrétiens n’étaient que les successeurs dégradés d’une secte juive expulsée, formée d’esclaves et de bandits.

Combien de fois il maudissait la tolérance de Julien qui les avait trop méprisés pour les craindre. De là, disait-il, la chute de la grande civilisation grecque et romaine qui avait couvert le monde de merveilles. — De là, le triomphe des barbares et les ténèbres de l’ignorance répandues sur la terre pendant quinze cents ans ! Pouvait-on douter en effet qu’une doctrine issue de la négation divine formulée par un petit peuple d’usuriers et de voleurs ne fût accueillie avec transports par ces hordes de barbares lointains dont elle favorisait les brigandages ? Longtemps maintenus par la gloire romaine aux confins du monde civilisé, il fallut qu’un empereur, coupable de crimes sans nom, rompît pour eux cette digue morale qui maintenait au monde romain la faveur des Dieux tout puissants ! La réponse des Hiérophantes à Constantin : Sacrum commissum quod neque expiare poterit, impie commissum est ! fut l’arrêt fatal du paganisme. La loi des dieux ne connaissait pas d’expiation pour les crimes de l’empereur, et il fut exclu de la célébration des Mystères, comme l’avait été Néron. — L’Église nouvelle fut moins sévère et dès lors son triomphe fut assuré. Il devenait clair d’après cela que tous les déprédateurs et tous les barbares embrasseraient à leur tour une religion qui tenait des pardons tout prêts à qui saurait les payer en richesses et en puissance.

 

On a besoin sans doute aujourd’hui pour supporter un tel point de vue de songer toujours à l’époque où il fut posé. Au temps où Quintus Aucler écrivait, il y avait table rase en fait de religion, et attaquer le christianisme était devenu un lieu-commun ; aussi n’est-ce là qu’une introduction historique à la thèse qu’il veut soutenir. Pour Aucler, il y a deux sortes de religions : celles qui organisent la civilisation et le progrès et celles qui, nées de la haine, de la barbarie ou de l’égoïsme d’une race, désorganisent pour un temps plus ou moins long l’effort constant et bienfaisant des autres. — C’est Typhon, c’est Arimane, c’est Siva, ce sont tous les esprits maudits et titaniques qui inspirent ces religions du néant : Qu’adorez-vous ? dit-il aux croyants des cultes unitaires ? — vous adorez la mort ! Où sont les civilisations régulières ?... Chez tous les peuples polythéistes : l’Inde, la Chine, l’Égypte, la Grèce et Rome. Les peuples monothéistes sont tous barbares et destructeurs ; puissants pour anéantir, ils ne peuvent rien constituer de durable pour eux-mêmes... Que sont les Hébreux ? Dispersés. Qu’est devenu l’empire de Constantin une fois converti ?... Qu’ont su fonder les Turcs, vainqueurs de la moitié du monde ? Et qu’est-il advenu du grand édifice féodal ? Des ruines partout. — Et si la civilisation commence à rayonner en Europe depuis le quinzième siècle, c’est que la foi au monothéisme s’y est à peu près perdue. En voulez-vous la preuve ? Comparez l’Espagne et l’Italie croyantes, à l’Allemagne, à l’Angleterre hérétiques et à la France indifférente.

 

Le paradoxe de Quintus Aucler finit ainsi : Français et Belges, races gauloises et celtiques, vous vous êtes débarrassés enfin du culte où s’étaient rattachés les barbares ; cependant tout peuple a besoin d’une religion positive. Qu’étiez-vous donc avant l’apostasie de Clovis ? Vous apparteniez à ce grand empire romain dont vous êtes les démembrements et qui était venu répandre parmi vous la civilisation et les lumières de la pensée et des arts, qui vous avait donné l’organisation communale et vous avait faits citoyens de la grande unité romaine. Votre langue, votre éducation et vos mœurs l’attestent encore aujourd’hui : par conséquent, délivrés désormais de l’obstacle, vous devez songer à vous régénérer pour être dignes de rappeler sur vos provinces la faveur des douze grands Dieux. Cette chaîne éternelle qui lie notre monde au pied de Jupiter n’est point rompue, mais obscurcie à vos regards par les nuées de l’ignorance. Les Dieux trônent toujours dans leurs astres étincelants, ils président à vos destinées et les ayant rendues fatales, ils les rendront bien heureuses lorsque vos prières auront rétabli l’accord des cieux et de la terre. Adressez-vous aux dieux d’abord, comme ont fait les Codrus et les Décius, par la formule du dévouement. Les poëtes en ont écrit l’hymne sacré :

Cui dabit partes scelus expiandi
Jupiter ? Tandem venias precamur
Nube candentes humeros amictus
Augur Apollo (1).

Apollon vous pardonnera d’avoir méconnu sa lumière spirituelle, car elle n’a cessé de verser sur votre sol ses rayons bienfaisants... Mais que ferez-vous pour désarmer les Astres-Dieux que vous ne voyez que la nuit, et dont les influences président à vos destinées ainsi qu’à la formation et à la santé des animaux et des plantes qui vous sont utiles ? Comment apaiser Mars, dieu violent et terrible, « marqué du sceau de la raison double, insensé, furieux, comme l’exprime l’indigitation d’Orphée, — par qui toutes les espèces se dévorent les une les autres ? » C’est Mars qui domine le premier mois de l’année sacrée. Comme Janus, il a la clef du temple de la paix et de la guerre, que l’un ouvre et que l’autre ferme… et vous voyez assez que c’est lui qui règne en ce moment.

Heureusement déjà votre calendrier lui a rendu sa place ; — mais que ferez-vous ensuite pour la grande Vesta, divinité non moins terrible, meilleure pourtant ; commencement et principe des choses, qui produit et vivifie tout, toujours pure, toujours chaste, se mêlant aux choses terrestres sans en contracter la souillure, présidant aux portes et aux vestibules des maisons, protégeant les pénates et les génies tutélaires des familles ?

C’est dans ce mois, consacré à Mars et à Vesta, qu’il faut renouveler les lauriers des flamines et adresser à Mars une dernière invocation, pour qu’il ne nuise pas à la fécondité des femmes. Puis on pense à Saturne, dont le règne heureux succéda jadis à ceux de Mars et de Janus, et qui vous bénira mieux qu’aux saturnales, en voyant revenir la véritable et sincère égalité.

 

Ensuite, et seulement à la veille des Nones, vous ferez le sacrifice à Vesta. Puis viendra la fête de Liber, qui enseigna aux hommes le culte et les lois : à lui les libations et les prémices des fruits. C’est sous ses auspices que vos enfants prendront la robe virile. Deux jours après le onze des calendes, arrive la fête de Minerve, à qui tous les arts doivent leurs hommages. Puis les Hilaries, fêtes de joie dédiées à la grande mère des dieux. Alors les jours deviennent plus longs que les nuits, et le ciel donne à la terre le signal de cette fête.

Avril est consacré à Vénus, mais c’est encore la Mère des dieux qui préside aux fêtes célébrées la veille des Nones. On promène la pompe de son cortège au milieu des danses formées par les curètes et les corybantes, accompagnés des flûtes, des cymbales et des tambours. — C’est le jour des calendes que l’on sacrifie à Vénus, que l’on invoque sous le nom de Verticordia, afin qu’elle détourne nos esprits des amours illégitimes : « Belle Uranie, écarte de nos cœurs les désirs terrestres qui brûlent et consument sans vivifier ! » Le mois se termine par les fêtes à Cérès et par les Floralies qui couronneront ce doux mois de floréal.

Les calendes en mai sont dédiées aux Lares. C’est alors que les femmes célébreront dans les maisons les fêtes de la bonne Déesse, dont tous les mâles sont exclus, même les animaux ; on en couvre même les portraits. Tout homme doit sortir alors de sa maison, même le grand pontife. Le lendemain, les Lares sont honorés dans les carrefours ; on leur offre des têtes de pavots, ainsi qu’à leur mère Amanie. À leurs fêtes succèdent les lemurales, qui durent trois nuits. On invoque les ombres heureuses, et l’on jette aux autres des fèves, — dont la fleur exprime la porte de l’enfer, — en répétant neuf fois : « Par ces fèves, je rachète mon âme. » Les âmes aiment le nombre neuf, qui est celui de la génération, parce qu’elles espèrent toujours rentrer dans le monde (2).

Ensuite viennent les argées et les agonales. Ce mois est consacré au Corybante, génie de la terre.

 

Puis vient le mois dédié à Mercure. On fait des sacrifices à Mars et à la déesse Carnéa, qui préside aux parties vitales du corps. On mange des fèves et du lard. Le trois des ides, arrivent les matralies, ou fêtes de Leucothoé, déesse de la mer, — mystères spéciaux aux femmes, qui les célèbrent en secret. Le cinq, les vestalies, jour de purification. On dîne en famille et l’on envoie une partie des mets au temple de Vesta.

Le mois de Jupiter vient ensuite. Le jour des Nones les femmes sacrifient à Junon sous des figuiers sauvages, dans une intention de fécondité.

Le mois de Cérès amène des sacrifices à Hercule et à Diane. Pour ces derniers, les dames sortent en habits blancs avec des flambeaux allumés, et font des processions dans les bois.

Le septième mois est dédié à Vulcain. C’est aux ides de ce mois que le premier consul doit planter un clou sacré dans le temple de Minerve.

Les autres mois présentent moins de fêtes obligées. On fait des sacrifices à Mars furieux ; on lui sacrifie un cheval, puis on couronne de fleurs les puits et les fontaines. Ensuite vient le mois de Diane victorieuse des géants. Aux ides, on célèbre le lectisterne, jour où Jupiter invite à sa table les dieux et les héros...  (Qui de nous, s’écrie ici Quintus Aucler, sera digne de s’y asseoir ?)

Le dixième mois appartient à Vesta ; il contient les fêtes de Faunes, les agonales, puis les saturnales, qui durent sept jours. Le jour des sigillaires, les amis s’envoient des cierges allumés.

Le onzième mois, dédié à Janus, voit se fêter les carmentales, fêtes où l’on prie pour la santé des enfants et qui ne peuvent être célébrées que par les femmes chastes. (De quel front, s’écrie Quintus Aucler, les adultères et les débauchées oseraient-elles, ce jour-là, se présenter aux temples des dieux et prier pour des enfants illégitimes !)

Le dernier mois, qui correspond en partie à février, est dédié à Neptune. Le quinze des calendes, on fête les lupercales, dédiées à Pan. C’est alors que des jeunes gens se répandent dans la ville et frappent les femmes avec des lanières tirées de la peau des victimes, afin de leur donner de la fécondité. Les terminales finissent l’année. On visite les bornes des champs, et les voisins prennent Hermès à témoin de leur bonne intelligence.

 

On voit que dans l’année païenne, dont Quintus Aucler proposait le rétablissement, les jours de fête ne manquent pas. À ces féries obligées, il venait encore s’en joindre d’autres, dites conceptives, et dont les points devaient varier selon que les saisons étaient plus ou moins hâtives. Telles étaient les ambarvales, les amburbiales, le grand Lustre, qui ne revient que tous les cinq ans, fête de purification générale, où l’on se prépare à la célébration des dionysiaques, — les féries sémentives, les paganales, la naissance d’Iacchus, la délivrance des couches de Minerve, ainsi que les fêtes du solstice et de l’équinoxe.

Les familles devaient aussi avoir leurs fêtes. Chacun, à l’anniversaire de sa naissance, devait sacrifier un porc à son génie. Les pauvres pouvaient se contenter de lui offrir du vin et des fleurs. Il y avait aussi des sacrifices de bout de l’an pour les âmes des parents morts et pour le dieu Mânes, puis des novemdiales, quand on se croyait menacé de quelque malheur, et des lictisturnes pendant lesquelles on se réconciliait avec ses ennemis. Les jours de jeûne devaient avoir lieu la veille des grandes solennités et pendant tout le mois qui correspond à février. Aux ides de novembre se trouvait la fête des morts. C’est le jour où les mânes se répandent sur la terre. — Ce jour-là le monde est ouvert ; les ombres viennent juger les actions des vivants et s’inquiètent de la mémoire qu’on leur a gardée.

En examinant tout ce système de restauration païenne, on ne serait pas étonné de le voir s’accorder avec les principales fêtes de l’Église, qui, dans le principe, s’accommoda sur bien des points au calendrier romain.

 

L’observation du jeûne et l’abstinence de certains aliments préoccupent beaucoup l’hiérophante nouveau. Il lance l’anathème contre les impies qui se nourrissent de la viande des solipèdes, des oiseaux de proie et des animaux carnassiers. — Manger de la viande de cheval lui paraît une abomination que ne peuvent excuser les plus grandes extrémités. « Des libertins, par vaillantise, dit-il, ont mis leur gloire dans le vice jusqu’à manger de la chair de chat, et le peuple s’est relâché parfois à mettre un corbeau dans son potage… De ces excès résultent un déplorable abrutissement et les crimes les plus atroces. Ainsi, le peuple doit éviter de se nourrir de solipèdes, d’unguicules et de polysulques… » Mais les hiérophantes et les véritables initiés doivent faire plus encore, afin de se rendre propres à la contemplation. Ils n’useront donc ni du pourceau qui, quoique bisurque, est entièrement privé de défenses, ni, entre les poissons, de ceux qui n’ont ni nageoires ni écailles. « Certes, il n’y a pas au monde spectacle plus hideux que celui d’une âme bestiale vieillie dans le corps d’un pourceau ; — quant aux poissons cités plus haut, ils se trouvent privés du bouclier de Mars, et ont ce rapport avec l’homme de n’avoir ni arme ni vêtement naturels. » — Entre les plantes, il est bon de s’abstenir des fèves, qui sont consacrées aux morts.

« C’est ainsi, ajoute Quintus Aucler, que nous en avons toujours usé dans notre famille, dont l’origine remonte aux races hiérophantiques. » Il ne doute pas de la pureté de sa généalogie romaine, dont les rejetons ont traversé les siècles sans se mêler aux familles profanes, parce que les dieux, dans leurs desseins, le gardaient lui-même pour renouveler un culte opprimé si longtemps. Il profite de cette digression pour louer sa femme de sa fidélité aux observances du culte, et même son fils, qui doit un jour transmettre au monde de dépôt confié à ses ancêtres, depuis l’époque où la civilisation gallo-romaine céda aux armes de Clovis.

 

A dater de ce moment, nous commençons à comprendre l’existence de cette famille hiérophantique, conservée à travers les siècles. « Les secrets de l’astrologie, dit Quintus Aucler, sont les mêmes que ceux de la religion ; ainsi, les dieux qui président aux mois de l’année correspondent également aux signes du zodiaque. Les dieux celtiques, traduits de la langue de nos aïeux gaulois, se trouvent être, en réalité, les mêmes que ceux du calendrier romain. La semaine en est composée : Moontag (lundi) est le jour de la Lune ; Tues-tag (mardi) est le jour de Mars ; Wednes-tag, le jour de Mercure ; Theuus-tag, le jour de Jupiter ; Frey-tag, le jour de Vénus ; Saders-tag, celui de Saturne, et Sun-tag est le jour du Soleil. — Ceci en langage indien, particulier aux primitives tribus celtiques émigrées des hauts plateaux de l’Asie se rend par : Tinguel, Chervai, Boudda, Via, Gam, Velli, Sani, Nair, qui expriment les divinités correspondantes.

C’est donc un culte vieux comme le monde que l’apostasie de Clovis est venue renverser pendant une misérable quinzaine de siècles. — « Et encore, s’écrie-t-il, si les barbares avaient compris que le dieu nouveau qu’ils imposaient par l’épée n’était autre que Chris-na, le Bacchus indien, — c’est-à-dire le troisième Bacchus des Mystères d’Eleusis, qu’on appelait Iacchus, pour le distinguer de Dionisius et de Zagréus, ses frères ! — Mais ils n’ont pas su reconnaître dans leur dieu le favori de Cérès, le Iasonz couronné de pampres, — et sans se préoccuper du symbole antique, ils en ont seulement gardé le rite consécratif du pain et du vin ; ignorants tous, — les barbares comme les pères de l’Église, — autres barbares, dont les œuvres naïves ont été refaites par des sophistes gagés ! »

C’est à ce point de vue que Quintus Aucler recommande aux néo-païens une certaine tolérance pour les croyants spéciaux d’Iacchus-Iésus, plus connu en France sous le nom du Christ. Imbu des principes de Rome, il ne fermait son panthéon à aucun dieu. En effet, selon lui, ce n’est pas comme chrétienne que l’ancienne Église avait été persécutée, mais comme intolérante et profanatrice des autres cultes.

 

On peut s’étonner aujourd’hui de la nouveauté rétrospective de ces idées, — mais il fallait certainement qu’un tel livre parût pendant le cours de l’ancienne révolution. — Et même ne doit-on pas savoir gré à Quintus Aucler d’avoir, dans une époque où le matérialisme dominait les idées, ramené les esprits au sentiment religieux, et aussi à ces pratiques spéciales du culte qu’il croyait nécessaires à combattre les mauvais instincts ou à assouplir l’ignorante grossièreté de certaines natures.

Les jeûnes, les vigiles, l’abstinence de certains aliments, les mœurs de la famille et les actes générateurs soumis à des prescriptions pour lesquelles le paganisme n’a pas été moins prévoyant que la Bible, ce n’était certes pas de quoi plaire aux sceptiques et aux athées de l’époque, et il y avait quelque courage à proposer la restauration de ces pratiques.

Quant au choix même de la religion païenne, il était donné par la situation : les fêtes civiques, les cérémonies privées, le culte des déesses, allégorique il est vrai, comme dans les derniers temps de Rome, ne se refusaient nullement à l’assimilation d’un dogme mystique, qui n’était après tout qu’une renaissance de la doctrine épurée des néo-platoniciens. Il s’agissait simplement de ressouder le XVIIIe siècle au Ve et de rappeler aux bons Parisiens le fanatisme de leurs pères pour cet empereur Julien, qu’ils accompagnèrent jusqu’au centre de l’Asie. « Tu m’as vaincu, Nazaréen ! » s’était écrié Julien frappé de la flèche du Parthe. Et Paris aurait proclamé de nouveau, dans le palais restauré de Julien et dans le Panthéon qui l’avoisine, le retour cyclique des destinées qui rendaient la victoire au divin empereur. — Les vers sibyllins avaient prédit mille fois ces évolutions rénovatrices, depuis le redeunt Saturnia regna jusqu’au dernier oracle de Delphes, qui, constatant le règne millénaire de Iacchus-Iésus, annonçait aux siècles postérieurs le retour vainqueur d’Apollon :

Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours ;
Le Temps ramènera l’ordre des anciens jours...

La réforme toute romaine du calendrier, de la numération, des idées politiques, des costumes, tout cela voulait-il dire autre chose ? et l’aspiration nouvelle aux dieux, après les mille ans d’interruption de leur culte, n’avait-elle pas commencé à se montrer au XVe siècle, avant même que, sous le nom de Renaissance, l’art, la science et la philosophie se fussent renouvelés au souffle inspirateur des exilés de Byzance ? Le palladium mystique, qui avait jusque-là protégé la ville de Constantin, allait se rompre, et déjà la semence nouvelle faisait sortir de terre les génies emprisonnés du vieux monde. Jordano Bruno, Campanella, Pic de la Mirandole, Nicolas de Cusa et ce Meursius qu’on accusa devant l’inquisition d’honorer en secret les images des dieux, n’avaient-ils pas fait de Florence une nouvelle Alexandrie ?

Le mouvement s’étendait déjà à l’Europe, semait en Allemagne les germes du panthéisme à travers les transitions de la réforme ; l’Angleterre, à son tour, se détachait de Rome, et dans la France, où l’hérésie triomphe moins que l’indifférence et l’impiété, voilà toute une école de savants, d’artistes et de poëtes, qui, aux yeux, comme à l’esprit, ravivent sous toutes les formes la splendeur des olympiens. — C’est par un caprice joyeux, peut-être, que les poëtes de la Pléiade sacrifient un bouc à Bacchus, mais ne vont-ils pas transmettre leur âme et leur pensée intime aux épicuriens du grand siècle, aux spinosistes et aux gassendistes, qui auront aussi leurs poëtes, jusqu’à ce qu’on voie apparaître au-dessus de ces couches fécondées par l’esprit ancien, l’encyclopédie tout armée, achevant en moins d’un siècle la démolition du moyen âge politique et religieux ?

Et même dans l’éducation comme dans les livres offerts à ces générations nouvelles, la mythologie ne tenait-elle pas plus de place que l’Évangile ? Quintus Aucler ne fait donc, dans sa pensée, que compléter et régulariser un mouvement irrésistible. Voilà seulement comment on peut s’expliquer une pensée qui semble aujourd’hui toucher à la folie, et qu’on ne peut saisir tout entière que dans les minutieuses déductions d’un livre qui impose le respect par l’honnêteté des intentions et par la sincérité des croyances ; c’est comme un dernier traité des apologies platoniciennes de Porphyre ou de Proclus égaré à travers les siècles, — et qui, à l’époque où il a reparu, ne put rencontrer même un père de l’Église pour lui répondre, du sein des ruines abandonnées de l’édifice chrétien.

 

Il ne faut pas croire, du reste, que la doctrine de Quintus Aucler fût la manifestation isolée d’un esprit exalté qui cherchait sa foi à travers les ténèbres. Ceux qu’on appelait alors les Théosophes n’étaient pas éloignés d’une semblable formule. — Les Martinistes, les Philalètes, les Illuminés et beaucoup d’affiliés aux sociétés maçonniques professaient un philosophie analogue, dont les définitions et les pratiques ne variaient que par les noms. On peut donc considérer le néo-paganisme d’Aucler comme une des expressions de l’idée panthéiste, qui se développait d’autre part, grâce aux progrès des sciences naturelles. — Les vieux croyants de l’alchimie, de l’astrologie et des autres sciences occultes du moyen âge avaient laissé dans la société d’alors de nombreux adeptes, raffermis dans leurs croyances par les étonnantes nouveautés que Mesmer, Lavater, Saint-Germain, Cagliostro venaient d’annoncer au monde avec plus ou moins de sincérité. — Paracelse, Cardan, Bacon, Agrippa, ces vieux maîtres des sciences cabalistiques et spagyriques, étaient encore étudiés avec ferveur.

Si l’on avait cru aux influences des planètes, — signalées encore par les noms et par les attributs des dieux antiques, même pendant le règne du christianisme, — il était naturel qu’à défaut de religion positive on retournât à leur culte. Aussi Aucler consacre-t-il bien des pages à la description du pouvoir matériel des astres. Il ne craint pas moins le furieux Mars que le froid Saturne, — Mercure l’inquiète parfois, Vénus n’a pas une très-bonne influence sur le globe, depuis que ses autels sont négligés… Quant à Jupiter, il est trop grand pour se souvenir des outrages. Il suffit de lui consacrer les plantes et les pierres qui lui appartiennent : le chêne et le peuplier ; le lis et la jusquiame ; l’hyacinthe et le béril. Saturne aime le plomb et l’aimant, et, parmi les herbes, l’asphodèle. Vénus a la violette, la verveine et le polithricon ; son métal est le cuivre ; ses animaux sont le lièvre, le pigeon et le passereau. — Quant à Apollon, il a toujours eu, comme on sait, une influence particulière sur le coq, sur l’hiéliotrope et sur l’or. — Tous se suit ainsi ; il n’est rien dans les trois règnes de la nature qui échappe à l’influence des dieux ; — les libations, les consécrations et sacrifices se composent donc d’éléments analogues à l’influence de chaque divinité.

« O malheureux que vous êtes ! dit encore Aucler, resserrés et contraints dans vos idées, élargissez-les enfin ! Sortez des langes de vos religions qui ne sont point au ciel ! montez-y, vous verrez une troupe innombrable, infinie, ineffable d’êtres, de dieux, de génies intermédiaires entre vous et le premier anneau de la chaîne, qui ont tous leur vie, leurs occupations, leurs emplois, leurs affections… selon qu’ils sont plus ou moins éloignés de centre universel. »

Les divinités placées dans les astres n’agissent pas seulement sur les diverses séries de la création, mais elles président aux destinées par les conjonctions de leurs astres, qui influent sur le sort des hommes et des peuples. — Il serait trop long de suivre l’auteur dans l’explication des triplicités et des cycles millénaires qui minent les grandes révolutions d’empires. Toute cette doctrine platonicienne est connue, d’ailleurs, depuis longtemps.

 

Plusieurs philosophes de cette époque suivirent Quintus Aucler dans cette rénovation des idées de l’école d’Alexandrie. Dupont de Nemours publia, vers la même époque, sa Philosophie de l’Univers, fondée sur les mêmes éléments d’adoration envers les intelligences planétaires. Un peu plus tard, Devisme reproduisit un système analogue, plus rapproché toutefois du christianisme, et imprégné presque entièrement des idées de Swedenborg. — L’école particulière de Quintus Aucler survivait encore en l’an 1821, si l’on s’en rapporte à un ouvrage intitulé Doctrine céleste, d’un nommé Lenain, qui paraît avoir obscurément continué le culte des dieux dans la ville d’Amiens.

Quant à l’Hiérophante lui-même, il n’a publié qu’un seul livre intitulé : La Thréicie ; titre qu’il avait emprunté au surnom donné par Virgile à Orphée : Threïcius vates. C’est, en effet, la doctrine des mystères de Thrace que Quintus Aucler propose aux initiés. Ce théosophe était né à Argenton (Indre) ; il est mort à Bourges, en 1814, repentant de ses erreurs, si l’on en croit les vers très-faibles d’une brochure intitulée : l’Ascendant de la Religion, ou le récit des crimes et fureurs d’un grand coupable, qu’il publia en 1813.

Ainsi se termina la vie du dernier païen. Il abjura ces dieux qui, sans doute, ne lui avaient pas apporté au lit de mort les consolations attendues. — Le Nazaréen triompha encore de ses ennemis ressuscités après treize siècles. — La Thréicie n’en est pas moins un appendice curieux au Misopogon de l’empereur Julien.

 

(1) A qui Jupiter donnera-t-il l’emploi d’expier notre crime ? Venez, divin augure Apollon, les épaules revêtues d’une nuée brillante.

(2) Le nombre neuf est particulièrement générateur et mystique ; multipliez-le par lui-même, vous trouverez toujours 9 ; 18 par exemple : (1 et 8 : 9), — 3 fois 9 : 27 (2 et 7 : 9) ; 4 fois 9 : 36 (3 et 6 : 9), ainsi de suite. Le nombre 9 est le nombre de la matière.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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