Voyage à Ermenonville, dédié à ma femme ; suivi de poésies diverses, par F. L. J. [Jourdan], Paris, 1813. (accessible sur Gallica)
En 1811, donc au moment où Gérard tout enfant vit à Mortefontaine chez son grand-oncle Antoine Boucher, un poète, demeuré fort obscur par ailleurs mais dont le plus grand mérite est d’être un fervent admirateur de Jean-Jacques Rousseau, fait la relation du voyage qu'il a entrepris à Ermenonville et Mortefontaine. L'étape à Mortefontaine est particulièrement intéressante. Dans le village, à l'époque, il n'y a qu'une seule auberge-épicerie à vingt pas de la fontaine, c'est celle d'Antoine Boucher, et l'hôte un peu fantasque évoqué par Jourdan a toute chance d'être le grand-oncle de Nerval.
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LE TÉMOIGNAGE D’UN VOYAGEUR EN 1811
Parti de Paris par un beau matin d’août 1811 en compagnie de son beau-fils, F. L. Jourdan rend d’abord compte avec humour des quatre longues heures passées en voiture jusqu’à Louvres :
Ce n’est pas que notre voyage ait été d’abord fort agréable : dans une mauvaise voiture à quatre places on nous avait empilé six malgré nos réclamations ; un chasseur, un gendarme, un homme ivre, deux enfans et moi : une femme devait encore être fourrée de force entre nous comme la clef d’une voûte, si malheureusement elle eût été exacte à l’heure […] Enfin, après bien des cahots et quelques relâches bachiques à la Villette, au Bourget, à Vauderland, nous sommes arrivés à Louvres, situé aux confins des départemens de Seine-et-Oise et de l’Oise, le vendredi 30 août 1811 à huit heures et demie du soir, quatre mortelles heures après notre départ de la porte Saint-Martin.
Après une nuit passée à Louvres à l’enseigne des Bons Amis qui est peut-être le relais tenu par la famille Dufrénoy, Jourdan et son beau-fils se mettent en route, à pied, vers Mortefontaine :
Morfontaine n’est qu’à trois lieues ; nous partons.
Le chemin qui y mène est pavé et planté de beaux arbres ; il s’embranche à la grande route à une lieue de Louvres environ, sur la droite ; mais pour abréger on prend à une demi-lieue la petite avenue Saint-Nicolas, toute plantée de cerisiers : elle fait la base du triangle, et conduit au pavé de Morfontaine.
On passe par une tuilerie et par le village de Plailly, où se faisaient il y a quelques années les vases de forme étrusque, dont les frères Piranesi avaient le dépôt à Paris.
On arrive aux hauteurs de Montmeillant, d’où l’on descend à Morfontaine.
Entré dans le village de Mortefontaine, Jourdan est d’abord arrêté par la fontaine, encore en partie endommagée par les dégradations de l’époque révolutionnaire, mais ornée des vers de Girardin, d’un bas-relief, et de la statue mutilée d’une naïade couchée :
Nous étions assez fatigués à cause de la chaleur, et déjà nous cherchions des yeux l’auberge où l’on nous avait conseillé de nous arrêter, lorsqu’une fontaine assez remarquable, sur une petite place semi-circulaire, arrête nos regards ; nous approchons : une statue mutilée, des inscriptions presque effacées, quoique récentes, un bas-relief qui porte l’empreinte des insultes qu’il a reçues, tout rappelle un temps de délire et de fureur.
La première inscription au-dessus de la corniche porte ces mots : En l’année 1791, Joseph Duruey, propriétaire en ce lieu, fit rétablir cette fontaine et construire un lavoir pour l’utilité de ses habitans.
Plus bas sur une tablette de marbre, au-dessous d’une nayade couchée, on lit ces vers, assez analogues à leur destination : Des bords fleuris où j’aimais à répandre […]
À vingt pas de la fontaine, ajoute-t-il, se trouve l’auberge qu’on lui a indiquée. Il n’est pas du tout impossible que l’aubergiste, dont Jourdan trace le pittoresque portrait, soit Antoine Boucher :
À vingt pas de la fontaine est l’auberge qu’on nous avait indiquée. Le maître de cette auberge a l’air capable, et cet air n’est point démenti par ses actions : si vous demandez un lit, il vous en offre douze ; ajoutez-vous qu’il soit propre, il dit avec un sourire ironique qu’on va faire la lessive s’il n’y a plus de draps dans l’armoire ; vous voulez un plat de légumes, il vous sert des haricots, d’un vert si clair que vous les prenez pour des brins d’herbe crue, et vous n’êtes point détrompé en les mangeant ; enfin, désirez-vous un peu de ce café consolateur, une petite cafetière de fer blanc, couverte de poussière, est mise aussitôt sur les charbons avec ce qu’elle contient depuis longtemps. La liqueur s’échauffe ; elle bouillonne ; on vous l’apporte, et ce qui tombe dans votre tasse ébréchée est un vieux marc plus roux que brun, qui porte avec lui tous les symptômes de la fermentation : c’est en vain que vous y mettez du sucre ; un quarteron ne suffirait pas pour pallier le goût détestable de ce café, plus exotique qu’on ne pense ; car c’est le diable qui l’a fait.
La visite du Petit Parc faite, il faut le dire, dans d’assez mauvaises conditions, déçoit un peu Jourdan : le château lui semble banal, et Mme Page, qui habite l’un des pavillons d’entrée et est préposée à l’accueil des visiteurs, bâcle la visite :
[…] nous nous sommes acheminés vers le château, qui n’a rien d’extraordinaire.
Un corps de logis de petite étendue ; au milieu, un perron arrondi ; aux extrémités deux pavillons irréguliers ; au-devant une cour assez spacieuse, dont l’entrée, marquée par deux petits bâtimens carrés et uniformes, est séparée du grand chemin par une grille fort simple ; quelques arbres étrangers, du gazon et des fleurs, tel est l’ensemble extérieur de ce château, dont l’aspect, plus agréable que grand, ne semble pas d’accord avec les beaux parcs qui l’environnent, et moins encore avec la majesté du personnage auquel il appartient […] je n’ai rien vu de bien curieux dans le petit parc ; deux ou trois simulacres de monumens, une orangerie, une volière, ce que l’on voit partout ; de beaux arbres cependant, entre autres deux ormes jumeaux, d’une taille gigantesque, et qui ont bien chacun dix pieds de circonférence. C’est un joli bosquet où l’art du jardinier mérite des éloges ; mais rien de grand, aucune échappée de vue.
Le souterrain, percé sous la route pour conduire du petit parc au grand, est ce que j’ai vu là de plus extraordinaire ; je lui donne cent toises de long sur sept à huit pieds de large ; la voûte peut avoir dix pieds de hauteur, et tire son jour principal d’un puits pratiqué au milieu.
Il est vrai que Mme Page, craignant apparemment de manquer les voyageurs qui dînaient, nous a menés un train de poste ; et j’ai su depuis qu’elle ne nous a pas montré la moitié de ce qu’il y avait à voir ; au total nous n’en avons pas eu pour nos trente sous.
Le visiteur n’est pas davantage séduit par le Grand Parc, parcouru en deux petites heures :
Des sentiers sablés et tortueux nous ont conduits, à travers des taillis et des futaies, à une métairie, une cascade, un lavoir, un hameau, enfin à deux ponts de bateaux jetés sur le lac non loin de quelques petites barques de formes diverses qui attendent les rameurs au pied d’un pavillon : c’est là, dit-on, que les jeunes princesses d’Espagne viennent quelquefois faire des collations.
Il faut deux heures pour faire le tour entier de la grande pièce d’eau ; mais en traversant les ponts dont je viens de parler on abrège beaucoup, et l’on revient au bout d’une heure au point d’où l’on est parti.
Il n’est pourtant pas insensible au charme de ce lieu paisible, si propre à la rêverie :
De la maison du garde, qui se trouve là sur une éminence, en se retournant pour jouir de l’ensemble de tous ces détails, la vue s’étend sur un vaste paysage ; à droite un vallon couvert d’arbres, et terminé par une tour ruinée, mais dont ce qui reste de créneaux semble encore redoutable ; à gauche des pâturages chargés de bestiaux, et des gazons épais baignés par une partie du lac, dont les eaux tranquilles portent également le cygne élégant et le canard rustique ; le milieu de ce tableau laisse apercevoir un horizon très étendu au-dessus de plusieurs massifs d’arbres et de quelques toits champêtres qui animent toute la composition.
Cependant le silence semble régner dans ce beau lieu, et permettre seulement aux oiseaux et à la cascade de se faire entendre de loin comme pour rendre hommage à son empire.
La journée étant loin d’être terminée, Jourdan se met en route à pied à travers la forêt pour se rendre à Ermenonville.
Voyage à Ermenonville, par F. L. J. [Jourdan], Paris, 1813
La "petite place semi-circulaire" de la fontaine du village de Mortefontaine, aquarelle par Thiéry, 1809
La façade du château avec sa pelouse en demi-lune et ses deux pavillons d'entrée, aquarelle par Thiéry, 1809
Les "deux ou trois simulacres de monuments", en fait, l'allée des tombeaux du Petit Parc, aquarelle par Thiéry, 1809
"une orangerie, une volière...". Jourdan ne semble pas avoir remarqué le petit théâtre construit par Le Peletier et restauré par Joseph Bonaparte, aquarelle par Thiéry, 1809
"le souterrain percé sous la route pour conduire au Grand Parc...". construit par Joseph Bonaparte, aquarelle par Thiéry, 1809
"De la maison du garde, qui se trouve là sur une éminence, en se retournant pour jouir de l’ensemble de tous ces détails, la vue s’étend sur un vaste paysage ; à droite un vallon couvert d’arbres, et terminé par une tour ruinée." Aquarelle par Thiéry, 1809