1er mars-16 mai 1849 — Le Marquis de Fayolle, roman inachevé publié en 33 livraisons dans Le Temps.

Le Temps est un quotidien qui publiera du 1er mars au 5 décembre 1849. Son fondateur, Xavier Durrieu, journaliste et homme politique, élu député de l’Assemblée constituante en 1848, siège jusqu’au 26 mai 1849, date à laquelle il est exclu de la nouvelle Assemblée législative. C’est donc à une publication républicaine que Nerval choisit de donner un roman historique dont l’action se situe en Bretagne au début de la Révolution, entre 1788 et 1791. Le parti pris est clair en faveur de la jeune République, contre la résistance nobiliaire bretonne incarnée par les Chouans, dont les pratiques barbares sont cautionnées et entretenues par un clergé réactionnaire, convictions politiques qui rappellent le militantisme de l’adolescence de Nerval, et la réflexion amorcée en 1836 dans les deux articles intitulés De l’aristocratie en France. le temps de la noblesse par la naissance est révolu, une nouvelle noblesse, de la pensée, doit voir le jour, toute tournée vers le progrès à venir : « c’est à de graves idées d’intelligence et de prévision qu’appartient le sort futur de l’aristocratie française » écrivait-il alors. C’est ce qu’incarne Georges, désavoué à sa naissance par de nobles parents, tournant le dos au passé qui l’a renié pour incarner un nouvel idéal politique et social fondé sur les acquis révolutionnaires.

Sur ce fond de tableau historique se détachent des héros dont l’histoire n’est pas sans interférer avec les préoccupations intimes de Nerval, que la question identitaire ne cessera d’obséder, devenant une véritable névrose. Le motif de la naissance mystérieuse et de la reconnaissance de l’origine illustre du héros, sous-jacent à des contextes romanesques divers, est récurrent sous sa plume. Incarné par Médard dans le scénario du Magnétiseur, ici par Georges, et enfin par Brisacier dans Le Roman tragique et dans le synopsis intitulé La Forêt noire, le personnage du « déshérité » hante l’œuvre et éclaire rétrospectivement le désarroi identitaire qui fut celui de Gérard enfant.

Dans Le Marquis de Fayolle en effet, Georges, fils naturel du marquis de Fayolle et de la comtesse de Maurepas, est délibérément abandonné à sa naissance par sa mère. L’enfant, recueilli par le recteur de Vitré Huguet, « fort entiché de MM. les Encyclopédistes », dont le déisme doucement sceptique et la bibliothèque nourrie de livres de philosophes et de théosophes ne sont pas sans rappeler l’oncle de Mortefontaine Antoine Boucher, s’interroge sur sa condition d’enfant trouvé et sur les réticences autour de lui à parler du mystère de sa naissance en contemplant, spectateur clandestin, un beau château et une belle jeune fille, avant d’avoir enfin la révélation de sa haute naissance.

Il est possible que Le Marquis de Fayolle soit Le Citoyen marquis mentionné dans le projets d’Œuvres complètes complètes élaboré quelques jours avant sa mort par Nerval et confié à Paul Lacroix.

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1er mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 1re livraison.

Le roman se présente comme un récit de la guerre de chouannerie pendant la Révolution en Bretagne, fait au narrateur par le propre fils de Jean Le Chouan. Quelle est la situation politique et sociale en France en 1789 ? Publié dans Le Temps, un journal républicain, la présentation n’est pas en faveur des ordres privilégiés que sont la noblesse et le clergé. Le roman historique, doublé d’un roman sentimental, commence en 1770, au château d’Épinay, où le comte de Maurepas annonce à sa jeune femme qu’ils doivent se rendre à Paris porter au roi « des remontrances au sujet de nos privilèges attaqués sans relâche par le ministère ».

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

PREMIÈRE PARTIE. — LES CHOUANS

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PROLOGUE.

I.

Le plus beau moment pour voir la Bretagne est le mois de septembre ; l’automne commence ; les ormeaux au feuillage velouté, les chênes et les hêtres prennent des teintes plus sombres, et leurs feuilles se nuancent de belles couleurs jaune et rouge, les fougères sèches se mêlent aux ajoncs toujours en fleurs, et vers la fin du jour les grands arbres des montagnes se baignent dans des lointains violets.

On rencontre des deux côtés de la route des masures en terre blanchie à la chaux, avec leurs toits de mousse, des hangards de paille, çà et là des paysans aux membres noueux et trapus, aux traits rudes et vigoureusement dessinés, avec leurs peaux de chèvre, leurs sarreaux, leurs gamaches de toile, coiffés de bonnets rouges. Plus loin, des enfans en guenilles jouant avec les poules et les chiens de la basse cour.

Vers la fin de septembre, deux voyageurs, dont l’un écrit ces lignes, avaient entrepris une tournée en Bretagne. Tous deux fouillant le passé et cherchant dans les châteaux en ruine des enseignemens pour l’avenir.

Notre récolte s’était bornée d’abord à quelques croquis de clochers à jour, de dolmens et de menhirs, à des dessins de costumes riches et variés.

Au point du jour, la diligence s’arrêta à Vitré.

Vitré est peut-être la ville de France qui a le mieux conservé sa physionomie du moyen-âge. Elle a toujours ses vieux porches en bois grossièrement sculptés, ses maisons d’ardoises avec pignons sur rue, ses fenêtres étroites bizarrement percées, suivant les caprices ou les besoins des nouveaux propriétaires, ses rues longues et ses lourdes portes chargées d’inscriptions bibliques. Vitré est la ville des Rohan et des Latrémouille, le berceau de la réforme en Bretagne. Cette grosse tour, qui défend le pont-levis converti en rue, est la tour de Mme de Sévigné.

Le château des Rochers existe encore à deux lieues de là, dans les terres.

Nous avions gardé du caquetage spirituel de cette illustre personne un souvenir assez agréable pour lui devoir une visite de politesse, mêlée d’un sentiment de curiosité.

En sortant de la ville, nous aperçûmes sur l’enseigne d’un cabaret de nom de JEAN LE CHOUAN.

Il serait assez curieux, dit le plus savant d’entre nous, de retrouver là un descendant de ces fiers gars qui ont remué la Bretagne pendant vingt-cinq ans, donné la main aux Vendéens, résisté à Hoche, et que Napoléon seul a pu dompter en les incorporant dans l’armée d’Italie.

Nous entrons.

Un petit homme maigre et pâle, avec des yeux gris et une barbe noire, nous offrit du cidre et des œufs durs.

— C’est votre famille qui a donné son nom à la guerre des chouans ?

— C’était mon père, dit le paysan avec un mouvement d’orgueil...

— Alors, nous sommes dans le véritable nid de la chouannerie !

— C’est, dit-il, dans les forêts de Vitré, de Rennes et de Fougères que se firent les premiers rassemblemens. Le quartier général était à deux lieues d’ici, au château d’Epinay, dans le village de Champeaux.

— On a beaucoup exagéré, sans doute, dit l’un de nous, l’importance politique de la chouannerie ; les chouans ne furent que des héros de broussailles, des brigands et des assassins fanatisés...

— Ne vous y trompez pas, dit l’autre, qui avait la prétention de généraliser toutes les questions — ce qu’il appelait voir les choses de haut, — la chouannerie, comme la guerre de la Vendée, fut une résistance plutôt religieuse que politique, et pour bien comprendre les causes et l’esprit de cette lutte de vingt-cinq années, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur l’état politique et moral de la France avant 1789. 

Il est clair que des deux voyageurs, c’est le savant qui, dans ce qui va suivre, s’est livré à de certaines considérations historiques que l’autre — le simple rêveur, si vous voulez — n’a pu que résumer en substance.

II.

Il semble, selon l’opinion vulgaire, que la noblesse française ait toujours été solidaire des empiétemens de la monarchie. Mais aucun historien ne se refuse aujourd’hui à constater la lutte incessante des nobles de province contre les rois et les ministres qui cherchaient à établir le pouvoir absolu sur la ruine des franchises locales.

En même temps, il n’est pas douteux que la noblesse ne défendît souvent ses privilèges personnels plutôt que l’indépendance des populations.

Les grandes idées, les nobles dévoûmens et les beaux caractères allaient s’amoindrissant depuis la féodalité. Après la Ligue, après la Fronde, la résistance de la noblesse indépendante prend une teinte purement religieuse ; les plus dignes d’entre les opposans se font tuer ou chasser du royaume. La révocation de l’édit de Nantes emporte à l’étranger les derniers représentans de l’indépendance nobiliaire.

A dater de cette époque, la noblesse de province était entièrement ou décapitées de leurs branches les plus illustres, menant à peu près la vie des paysans ou s’enfermant au sein des vieux châteaux dans un isolement sauvage ; quelques-uns même se livraient à l’industrie et au commerce maritime, qui leur offraient une indépendance relative et des ressources dont elles n’avaient pas à rougir.

Quant à la noblesse de cour, son orgueil et son faste suffisaient bien à représenter l’autre dans les parades et les cérémonies — comme un bel acteur représente un héros. Les cadets, jaloux de leurs aînés, les bourgeois anoblis et les aventuriers élevés par l’intrigue, brillaient d’un éclat douteux et passager, traînant dans les antichambres de grands noms, la plupart usurpés ou flétris. Que dire même des parlemens, jésuites en robes rouges, crevant d’orgueil, hérissés de latin et empâtés d’érudition, préparant tout doucement sous le masque du bien public un gouvernement aristocratique qui leur attribuât tous les pouvoirs et mît en leurs mains les finances de la nation ?

Toute la magistrature formait une opposition compacte et hargneuse, jalouse de ses prérogatives, se tenant par la main, et ne négligeant pas toutefois les occasions de se donner une certaine popularité auprès de la bourgeoisie.

Ainsi, lors de l’édit de 1770 qui supprime les parlemens, toutes les cours de France, la chambre des comptes, la cour des aides, les bailliages et présidiaux inondent la France de leurs réclamations, remontrances, mémoires, lettres, arrêts, arrêtés et protestations.

Alors, de guerre lasse, Louis XVI convoque les états-généraux « comme seul remède aux maux qui affligeaient la France. »

L’Etat avait un ennemi non moins dangereux dans le clergé, dans ce corps qui venait dire au roi : « Nous possédons la moitié de vos domaines, la moitié de vos finances. »

En effet, d’après l’état des biens fourni lors de son assemblée de 1665, le clergé possédait, lui seul, la moitié du royaume.

Et que payait à l’Etat ce corps si prodigieusement riche ?

RIEN !

Il s’était, de droit divin, exempté de la capitation et du vingtième ; c’était un cas spécialement prévu dans les livres saints : seulement le haut clergé voulait bien, par excès de générosité, se taxer lui-même et offrir au monarque reconnaissant une sorte d’aumône que l’on appelait don gratuit.

A ces calamités publiques, il faut ajouter la grande famille des privilégiés de qui les biens étaient exempts d’impôts, et dont le peuple s’épuisait à engraisser l’orgueilleuse nullité.

C’étaient : les officiers de la maison du roi, des enfans de France, des princes du sang.

Les ministres d’Etat, leurs commis, secrétaires, maîtresses, laquais et protégés.

Les ordres de chevalerie, du Saint-Esprit, de Malte, de Saint-Louis, de Saint-Lazare, etc.

Toute la noblesse, depuis les princes du sang, les ducs et pairs, jusqu’au fils du laquais qui avait de quoi acheter le titre d’écuyer, de marquis, de comte, ou l’audace de s’en parer.

Les officiers de robe des parlemens, cours souveraines, présidiaux, bailliages, élections, trésoriers, secrétaires du roi.

Les intendans des provinces, les receveurs des tailles, les officiers des eaux et forêts, des gabelles, etc.

Les gouverneurs, lieutenans généraux, majors des places fortes, la maréchaussée, les lieutenans du roi.

Les maires, syndics des villes, échevins, jurats, leurs lieutenans et archers.

Les fermiers et sous-fermiers des trois ordres du clergé.

Toutes les terres nobles.

Enfin, il faut citer encore, d’après le cardinal de Fleury, les exempts par industrie et par manège. Cette classe, disait-il, est la plus nombreuse et la plus nuisible à la prospérité de la chose publique : ce sont ceux qui écartent d’eux le poids des impôts, par des présents corrupteurs, par le crédit de leurs parens, de leurs protecteurs ou par les femmes... Le nombre de ces gens-là est infini...

A ces charges accablantes, ajoutez la morgue des privilèges et l’impunité assurée à certaines classes, et vous comprendrez quel était l’état moral et politique de la France avant 1789. Et si, plus tard, vous voyez le peuple se livrer à des excès, commettre des fautes, abuser de sa liberté, pardonnez-lui, car il a souffert pendant quatorze cents ans !...

 

III.

Nous nous arrêtâmes quelques jours à Vitré.

L’histoire qui va suivre s’est passée dans les environs. Le fils de Jean le Chouan nous l’a racontée en partie ; plusieurs personnes du pays y ont ajouté des détails dont notre mémoire a profité.

 

Vers la fin du mois de juin de l’année 1770, la comtesse de Maurepas, couchée sur une chaise longue, lisait, à moitié endormie, un roman de l’abbé Prévost.

La pendule marquait neuf heures du soir. Le feu se mourait dans la cheminée ; deux flambeaux de cuivre éclairaient faiblement l’une des salles du château d’Epinay, laissant perdus dans l’ombre les portraits de famille, les meubles et les lambris peints en grisaille.

La comtesse était une petite femme de vingt ans à peine, blanche et rose, avec de beaux cheveux châtain clair sans poudre, frêle et mince comme un enfant.

De temps en temps ses grands yeux bleus se fermaient à demi, noyés dans le sommeil, se levaient vers l’aiguille de la pendule et retombaient fatigués sur les pages du roman.

En cet instant, la porte s’ouvrit avec fracas, et M. le comte de Maurepas entra en jetant de côté son feutre et son manteau trempés de pluie ; puis, s’approchant de sa femme et prenant ses petites mains blanches et grasses dans une de ses larges mains rougeaudes et hâlées, il déposa sur son front le baiser conjugal.

— Est-ce que tu t’ennuies ? dit-il en détachant ses grandes guêtres boueuses et les jetant à un domestique.

La jeune femme répondit à cette interrogation par un mouvement de tête et d’épaule qui pouvait se traduire ainsi :

— Passablement....

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2 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 2e livraison.

À Paris, tandis que le comte de Maurepas est arrêté et conduit à la Bastille, la comtesse de Maurepas a une brève liaison avec le marquis de Fayolle.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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PROLOGUE.

III. — (Suite.)

Une belle comtesse qui s’ennuie à vingt ans et qui le dit nonchalamment à son mari rentrant après une journée de fatigue, ne ressemble guère à ces châtelaines du moyen-âge qui allaient attendre sur le perron de leur château le retour du seigneur et maître. Mais aussi, à cette époque, un noble n’eût pas tutoyé bourgeoisement sa noble compagne, comme vient de le faire M. de Maurepas. — Disons donc quelques mots de sa position et de son caractère.

Ce seigneur, après avoir hérité, par la mort d’un de ses oncles, — du château d’Epinay, qui le rendait propriétaire de tout le village de Champeaux —, avait épousé Mlle Hélène de Verrières, élevée à Rennes au couvent de Saint-Georges, où l’on ne recevait que des demoiselles nobles. Le comte résumait assez bien le type du gentilhomme breton.

D’une taille au-dessus de la moyenne, vigoureusement charpenté, le teint coloré, il avait le verbe haut, la parole brève, les gestes violens et saccadés. — Voici maintenant quelles étaient ses mœurs. Au printemps, il faisait quelques excursions dans les villes voisines, à Rennes, Vitré, La Guerche et Fougères, et visitaient ses amis du Morbihan ou de l’Anjou. — C’était sa mauvaise saison. Pendant six mois de l’année il passait ses journées à chasser, ses soirées à boire, et ses nuits à dormir.

C’était, du reste, un excellent homme, emporté parfois, mais affable, bon et obligeant, quand on ne le contrariait pas. — Mais qui donc eût osé n’être pas de son avis dans tout le village de Champeaux ?

Ce genre de vie amusait médiocrement la comtesse, et le plus souvent, quand M. le comte, son mari, tablait avec ses amis — du soir jusqu’au matin, chantant joyeusement des cantiques à boire —, elle s’enfermait seule dans sa chambre, et s’ennuyait à mourir en lisant des livres de piété. Quant au roman de l’abbé Prévost, c’était sur le nom de l’auteur qu’elle l’avait ouvert. En Bretagne, alors, on ne se méfiait pas encore des abbés.

Quand il eut largement soupé, M. le comte s’étendit devant un grand feu. — Hélène, dit-il en laissant tomber lentement ses confidences, comme un homme bien sûr de produire un grand effet, — j’ai une proposition à te faire, mais je ne sais trop si elle te conviendra.

— Laquelle ? demanda la comtesse.

— Est-ce que tu n’aurais pas envie de voir Paris ?...

La jeune femme fit un mouvement de surprise — comme une personne assoupie — éveillée brusquement par une trop vive clarté.

Paris ! c’était le ciel... mieux que cela — c’était Versailles, c’était la cour avec ses fêtes éblouissantes comme des rêves, — le roi avec tous les prestiges de la royauté absolue, — tous les grands noms de la France, le luxe féerique des toilettes et des équipages.

En un mot, c’était pour elle le soleil se levant tout-à-coup brillant et radieux au milieu de la nuit...

— Mais, — reprit le comte, — jouissant de son étonnement, c’est un voyage de quinze jours au moins, long et ennuyeux, — les chemins sont mauvais, et les auberges tristes le long de la route... Qu’en dis-tu ?...

— D’abord, avez-vous l’intention sérieuse de faire ce voyage ? hasarda timidement la jeune femme, qui craignait de se livrer trop tôt au plaisir.

— Très sérieuse. J’ai été chargé d’une mission par les gentilshommes de ce pays. Il est vrai de dire que le sort est tombé sur moi. Je dois aller porter à Paris des remontrances au sujet de nos privilèges attaqués sans relâche par le ministère.... Cela se rattache un peu à l’affaire du duc d’Aiguillon ; mais tu n’y comprendrais rien.... Il suffit de te décider à m’accompagner ou à rester ici.

— Pouvez-vous penser que je vous laisserai partir seul, mon ami ? Et quand nous mettons-nous en route ?

— Dans trois jours.

Hélène ne dormit pas de toute la nuit ; elle avait peur de rêver. Puis, quand elle vit que ce projet était bien réellement arrêté dans la tête bretonne de son mari, elle s’abandonna à tous les transports, à tous les délices de sa joie d’enfant.

Trois jours après, une lourde chaise de poste, traînée par quatre vigoureux chevaux, s’arrêtait dans la rue de l’Echelle, en face le guichet des Tuileries. Le noble comte de Maurepas sautait à terre et offrait, pour descendre, son bras à la comtesse. Ils devaient provisoirement occuper un des appartemens de l’hôtel de Rennes.

 

IV.

Le lendemain matin, M. de Maurepas sortit pour s’acquitter avant tout de sa mission. La comtesse, encore fatiguée des secousses de la voiture, devait attendre son retour pour visiter avec lui la ville. Une fois l’énorme cahier de doléances de sa province remis à qui de droit, le comte se faisait lui-même une fête d’accompagner sa femme dans les rues et les promenades, et de la présenter dans quelques maisons.

La comtesse attendit avec impatience pendant toute la journée, puis jusqu’au lendemain matin dans les plus vives inquiétudes.

Un billet alors seulement vint lui apprendre que son mari était enfermé à la Bastille.

Se désoler outre mesure, c’est sans doute ce qu’elle fit d’abord, mais c’était une femme de tête, et elle comprit que son devoir était surtout de solliciter l’élargissement de son mari.

Pour cela, il fallait voir du monde, et la comtesse ne connaissait personne à Paris. Son mari, homme assez taciturne d’ordinaire, comme nous l’avons dit, lui avait seulement cité quelques noms parmi lesquels elle avait retenu celui de la baronne de Penguern, cousine des Maurepas. Elle se hâta d’écrire à cette dame qui, sachant sa position, s’empressa de l’inviter à venir habiter son hôtel ; c’était le parti de plus convenable à prendre, en effet.

Entre l’existence solitaire qu’avait menée la comtesse depuis deux ans que durait son mariage et les splendeurs de la vie qu’on menait à l’hôtel d’une grande dame de la société parisienne, il y avait un étrange contraste. Mme de Maurepas, dans sa situation particulière, ne pouvait paraître dans les fêtes et les dîners d’apparat, mais elle ne put refuser de voir la société intime de la marquise. Parmi les visiteurs les plus assidus, on remarquait un jeune homme dont le nom devait plus tard devenir célèbre ; voici le portrait que nous en a fait une personne de Vitré, car il était aussi des environs de cette ville, et parent éloigné de Mme de Penguern :

C’était un jeune homme de haute taille, maigre alors, mais d’une charpente forte et vigoureuse, avec une poitrine large et spacieuse dans laquelle le cœur et les poumons fonctionnaient à l’aise ; ses yeux noirs et ardens brillaient d’un éclat fiévreux, ses sourcils droits et fournis, son nez long et pointu, sa bouche largement fendue, sa figure pâle et bistrée, ses mouvemens violens, saccadés et impétueux accusaient, au premier coup d’œil, un caractère à ne point garder de ménagemens dans l’amour ni dans la haine.

Il portait, suivant la mode du temps, ses cheveux poudrés à blanc qui venaient se perdre dans une bourse de taffetas noir, appelée crapaud. Un habit de pékin bleu de France, à très larges basques, à revers étroits, lisérés d’or, laissait voir par devant un gilet de piqué anglais. Une culotte de tricot blanc s’attachait aux genoux par de petites boucles d’argent, et des bottines à retroussis jaunes venaient s’arrêter à la naissance d’un mollet sec et dur. Il s’appelait le marquis de Fayolle et était l’aîné de ce nom. La fortune qui accompagnait ce titre lui permettait de prétendre à quelque union brillante ; mais il n’y songeait guère alors.

Tel était le personnage qui brillait le plus aux réunions intimes de Mme de Penguern, et qui avait paru touché fort vivement de la situation pénible du comte de Maurepas.

 

V.

Il n’entre pas dans les conditions de ce simple prologue de développer longuement les événemens qui marquèrent encore le séjour du comte et de la comtesse de Maurepas dans la capitale. Avoir son mari à la Bastille, c’était trop de liberté inattendue pour une femme de vingt ans. L’époque était assez dévergondée, comme l’on sait, les grandes dames luttaient d’audace et d’inconstance avec les célèbres impures des fêtes et des bals publics ; mais Mme de Maurepas était trop bien élevée et trop provinciale encore pour avoir suivi cette route banale. De plus, la maison où elle s’était vue recueillie dans son veuvage momentané, était honorable, sinon tout-à-fait digne des vieilles mœurs de la Bretagne. On faisait là de l’esprit et du paradoxe comme partout ; mais cela était empreint de sentimentalisme et même d’une sorte de mysticisme qui se rattachait facilement aux impressions superstitieuses de personnes issues, pour la plupart, de la vieille Armorique. Le marquis de Fayolle était le plus ardent interprète de ces idées. Il avait lu les savantes rêveries de l’abbé de Villars, de dom Pernety et du marquis d’Argens ; il avait fait partie des célèbres réunions d’Ermenonville, où présidait le comte de Saint-Germain. Un tel homme était plus dangereux que tout autre pour la comtesse, avec sa conversation toute empreinte des amours célestes de Swedenborg, et des théories sur le magnétisme des âmes qui préoccupaient alors tous les esprits désœuvrés.

La comtesse se laissa-t-elle entraîner, sans y songer, à cette pente dangereuse qui conduit de l’idéal, aux réalités ? — Unie, par raison de famille, à un mari peu sensible aux délicatesses de son éducation et de son esprit, sans doute elle put regretter de n’avoir pas connu plus tôt le brillant gentilhomme dont le hasard lui avait révélé les mérites.

Quelques personnes ont prétendu qu’entraînée par curiosité à prendre part à une de ces expériences de magnétisme qui faisaient alors le délassement des salons, et dont elle ne soupçonnait pas le danger, la comtesse céda à l’espèce d’influence surnaturelle que la science donnait à un homme déjà trop aimable à ses yeux. — Les événemens qui vont suivre donneraient quelque probabilité à cette version.

Le comte de Maurepas ne resta que quelques semaines à la Bastille. Les plaintes et remontrances qu’il avait apportées à Paris, dirigées contre l’administration du duc d’Aiguillon en Bretagne, l’avaient fait emprisonner comme calomniateur et factieux. L’influence du duc, qui, grâce à la faveur du roi, venait de triompher deux fois du parlement, avait aisément annulé la mission du hobereau breton. Les pièces avaient disparu ; — on n’avait plus trop d’intérêt dès lors à retenir l’homme. Les sollicitations du marquis de Fayolle ne furent pas étrangères à son élargissement.

Pourquoi avait-il tenu à rendre ce service au mari de celle qu’il aimait ? — C’est que depuis un certain jour, resté vague pour la pénétration des observateurs, la comtesse n’avait jamais voulu consentir à revoir l’aimable marquis.

 

VI.

Les deux époux avaient regagné le château d’Epinay, peu enchantés, par diverses raisons, de leur voyage à Paris.

Voici la scène qui se passa par une froide soirée de février :

La comtesse était à demi couchée sur une duchesse en tapisserie, placée en travers d’une cheminée où pétillait un bon feu.

Sa tête penchée avec grâce, mais un peu fatiguée, s’appuyait sur une main blanche à fossettes, dont les doigts se perdaient dans l’écheveau de ses cheveux sans poudre, ce qui annonçait une grande habitude d’isolement. Sa robe de soie noire ondée, fort échancrée suivant la mode du temps, permettait aux moins clairvoyans de voir que Mme la comtesse de Maurepas était dans ce que les Anglais appellent une situation intéressante.

Son regard fixe, perdu, ses sourcils noirs légèrement froncés, annonçaient de tristes et sombres pensées.

Une voiture attelée de deux chevaux attendait dans la rue.

Une femme de chambre apportait des coffres, des cartons, fermait des malles, et disposait à la hâte cet effrayant attirail sans lequel les femmes ne se mettent pas en voyage.

Tout à coup la porte s’ouvrit avec fracas, et le comte entra.

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3 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 3e livraison.

Au terme d’un duel entre les deux hommes, le comte de Maurepas est tué et le marquis s’embarque pour l’Amérique où il soutiendra la cause des Indépendantistes. Le comte de Maurepas étant mort sans descendance, son parent le plus proche, qui se trouve être le comte de Fayolle, frère cadet du marquis, hérite du château d’Épinay et s’y installe avec sa fille Gabrielle, âgée de seize ans, et le précepteur de celle-ci, l’abbé Péchard. L’abbé Huguet et son protégé, le jeune Georges, « grand garçon de dix-huit ans (nous sommes donc maintenant en 1788), d’une taille élancée, osseux et maigre, gauche, timide et embarrassé, sans pourtant paraître trop ridicule », se rendent fréquemment au château. Né des amours adultères de la comtesse de Maurepas et du marquis de Fayolle, Georges a été confié à l’abbé Huguet, recteur de Vitré, qui l’a élevé sans lui révéler sa haute naissance. Grand lecteur de La Nouvelle Héloïse, il tombe tout naturellement amoureux de Gabrielle.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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PROLOGUE.

VI. — (Suite).

Il revenait d’une de ces parties de chasse du pays qui durent plusieurs semaines, et il n’était certainement pas attendu dans ce moment.

La comtesse se redressa sur sa bergère comme poussée par un ressort, serra vivement autour de sa taille le mantelet dont elle était enveloppée, et demeura debout, pâle et tremblante, l’œil fixé sur son seigneur et maître...

— Je vois, dit-il, qu’il était temps que j’arrivasse pour vous trouver encore ! — En bas une voiture, ici des bagages. Ah ça, sérieusement, est-ce que vous veniez me trouver ?

— Oui, balbutia la comtesse, je voulais — demain de grand matin...

— Bon ! et cette voiture en bas... est-ce qu’elle ne devait partir que demain ? La comtesse atterrée ne trouva pas un mot à répondre.

— Voyons, dit le comte avec un sans-gêne campagnard. Dites-moi franchement que je suis un grand vaurien de passer mon temps à courir les champs quand j’ai chez moi une charmante femme qui se désespère et s’ennuie à m’attendre... Vous comptiez vous mettre en route cette nuit, par un temps pareil ?

— Oui... jamais... j’avais dit...

— Hé bien ! dit le comte en l’attirant à lui... Regardez-moi en face...

Elle essaya de lever les yeux sur lui...

Le comte hésita un instant, puis une réflexion traversa son esprit. « Ah ! je comprends, dit-il, mon absence trop longue t’avait inquiétée et tu te préparais à m’aller rejoindre. » Et, satisfait de cette explication qu’il se donnait de la conduite de sa femme, il s’avança vers elle pour l’embrasser.

La comtesse voulut le repousser, mais dans ce mouvement elle dérangea les plis du mantelet qu’elle tenait soigneusement drapé sur elle.

Le comte arracha le tissu de soie.

— Enceinte ! dit-il en reculant d’étonnement.

— Grâce ! Monsieur, grâce ! s’écria la comtesse en se jetant à genoux.

Le comte demeura atterré, anéanti, l’œil fixe, sans regard, sans pensée.

La comtesse, à genoux, cachait son front dans ses deux mains.

Il se fit pendant quelques minutes un silence de mort.

Puis la porte s’ouvrit pour la seconde fois et un homme s’arrêta sur le seuil.

Ce qui se passa alors fut terrible...

Le comte de Maurepas et le marquis de Fayolle se regardèrent fixement.

La lutte eût été longue et le résultat douteux. — Ce qu’il fallait surtout éviter, c’était la honte, le scandale...

Le comte se jeta sur ses pistolets de voyage.

Tous deux sortirent.

Le lendemain matin, le comte de Maurepas fut trouvé frappé d’une balle, sur la lisière du bois de sapins qui sépare le château d’Epinay du village de Champeaux.

Ce seigneur s’était montré souvent dur et brutal vis-à-vis de ses fermiers. — Le paysan breton est peu endurant de sa nature. — Le bruit se répandit que le comte avait été assassiné. — La justice chercha en vain les traces du coupable.

On fit au comte de Maurepas un enterrement magnifique. Tous ses parens et amis accoururent auprès de la comtesse, et la trouvèrent au lit se mourant de chagrin et inconsolable de la perte de son époux

Les domestiques du château furent congédiés le lendemain... Les portes et fenêtres du château demeurèrent fermées en signe de deuil.

Seulement, à quelque temps de là, par une nuit bien noire, on vit s’entrebâiller une petite porte du jardin donnant sur la route ; puis un prêtre sortit, tenant quelque chose enroulé dans des linges, — enfourcha un cheval attaché à un arbre de l’autre côté de la route et partit au galop.

Quelques jours après, la comtesse maria Yvonne, sa femme de chambre, à Jean le Chouan, et leur donna pour cadeau de noces une petite ferme dans la commune de Champeaux.

La comtesse avait consenti d’abord à revoir le marquis de Fayolle et à le suivre pour échapper à la colère de son mari. Mais le sombre résultat de la scène que nous venons de raconter lui laissa une impression telle que désormais elle se consacra à la religion, et s’enferma dans un couvent de bénédictines au milieu de la forêt de Rennes.

Quant au marquis de Fayolle, on apprit plus tard qu’il était parti pour l’Amérique.

FIN DE PROLOGUE.

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CHAPITRE Ier.

LE CHATEAU D’ÉPINAY.

Le château d’Epinay, où ces événemens s’étaient passés, changea de maîtres à la suite de la mort du comte de Maurepas. Comme ce dernier ne laissait aucun héritier et n’avait point fait de disposition en faveur de sa femme, le bien retourna à une branche éloignée de sa famille, et, par un hasard singulier, ce fut une demoiselle d’Epinay, épousée par le frère puîné du marquis de Fayolle, qui l’apporta en dot à son mari.

Ce dernier n’avait, par lui-même, qu’une fortune assez modeste, les grands biens de la famille appartenant à l’aîné. — Sa femme étant morte, toute son affection s’était concentrée sur sa fille unique Gabrielle, qui, depuis un an à peine, venait de quitter le couvent.

L’abbé Péchard, curé du village de Champeaux, était venu loger au château pour faire la partie d’échecs de M. le comte, combattre l’influence pernicieuse d’un autre commensal du logis, Martial Huguet, recteur de Vitré, gravement soupçonné de déisme, — achever l’éducation de Mlle Gabrielle et convertir son père qui, par conviction ou par esprit de contradiction, se montrait fort entiché de MM. les Encyclopédistes.

C’était la mode alors, et les idées de scepticisme et d’examen, qui devaient plus tard amener la Révolution, flattaient les cadets de famille surtout, jaloux de la fortune de leurs frères, et commençant à douter que tout fût pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Le comte de Fayolle était un homme de quarante ans, visant au majestueux ; il avait l’œil fin, le regard sec, le sourire ironique, la parole prompte et caustique, sous une apparence de rondeur et de bonhomie irrésistible. — D’une mise simple, le plus souvent négligée, sans prétention apparente, il cachait son orgueil nobiliaire sous cette familiarité protectrice que les paysans prennent toujours pour de la bienveillance.

Mlle Gabrielle de Fayolle, enfant de seize ans à peine, avait de beaux cheveux châtain clair, presque blonds ; ses grands yeux d’un bleu pâle, lui donnaient une expression de douceur et d’ingénuité charmantes.

Gabrielle n’était qu’une enfant encore, et déjà, pourtant, les gentilshommes de Rennes et de Vitré trouvaient chaque jour de nouveaux prétextes pour venir saluer M. le comte à son château d’Epinay.

Toujours c’étaient des perdrix et des bécasses qu’on venait de tuer à la porte du château, un lièvre ou un chevreuil qu’on venait offrir à M. le comte.

M. de Tinteniac, surtout, paraissait avoir pour M. de Fayolle une affection toute particulière. Il avait les plus beaux chevaux de la contrée ; sa meute était la plus nombreuse et la mieux appareillée, puis son nom valait celui des Fayolle.

Un Tinteniac fut choisi parmi les plus forts et les plus vaillans chevaliers, pour se battre contre les gentilshommes anglais, dans le fameux combat des Trente qui se donna près Josselin.

Mlle Gabrielle avait l’air d’ignorer complètement — et peut-être ignorait-elle, en effet — que c’était pour ses beaux grands yeux bleus que se faisaient toutes ces chevauchées, ces chasses à tir et à courre.

Au château d’Epinay venait aussi — comme nous l’avons dit — l’abbé Huguet, recteur de Vitré ; — quelquefois seul, quelquefois accompagné d’un grand garçon de dix-huit ans, d’une taille élancée, osseux et maigre, gauche, timide et embarrassé, sans pourtant paraître trop ridicule.

Puis, peu à peu, la timidité de ce jeune homme disparaissait, ses yeux brillaient et ses traits prenaient une expression de fierté, d’audace, d’énergie et de passion sauvages.

A sa pose, à sa démarche, on sentait que ses membres, grêles en apparence, avaient l’élasticité, la force et la souplesse de l’acier.

Auprès de Huguet, il était à peu près aussi muet, aussi réservé qu’un confident de tragédie, et son rôle se bornait à écouter avec une imperturbable résignation les profondes réflexions de son maître sur l’égalité des hommes, — sur les républiques d’Athènes et de Rome, — sur les philosophes anciens et modernes, depuis Platon et Lucrèce, jusqu’à Martin Luther, Descartes, Fénelon — et Rousseau.

Georges s’occupait fort peu des graves mystères soulevés par ces grands esprits. Son plus grand bonheur était d’aller parfois avec son maître. Il s’y sentait attiré par une sorte d’instinct aristocratique, par un sentiment irréfléchi dont il n’avait pas encore essayé de se rendre compte.

Pour lui, M. de Fayolle, M. de Tinteniac lui-même, — Gabrielle surtout, étaient des êtres à part, des créatures privilégiées.

Etonné de se trouver seul au monde, il avait souvent questionné l’abbé Huguet pour connaître le secret de sa naissance ; et, en ne recevant que des réponses évasives, il se consolait en pensant que ce mystère cachait une naissance illustre, et il se voyait dans l’avenir fils d’un prince ou tout au moins d’un duc. Que de rêves délicieux, en cheminant le long des chemins creux ou couché sous un chêne. Que de fois, sous prétexte d’étudier la flore des environs, il avait poussé jusqu’au château d’Epinay pour voir de loin, à travers les branches, Gabrielle en robe de mousseline, coiffée d’un chapeau de paille, courant, folle et légère comme la bergeronnette, à travers les bruyères et les champs de genêts fleuris.

Un jour, caché derrière un massif d’aulnes et de coudriers enlacés de ronces et d’églantiers, il lisait un volume de la Nouvelle Héloïse, couché sur les bords de l’étang : il aperçut, de loin, Gabrielle descendre le jardin, sortir de l’enclos, et venir en face de lui, laver ses pieds dans l’eau...

C’était Julie... il était Saint-Preux...

Julie regagna le château sans oser faire le moindre mouvement qui pût trahir sa présence. Lui, si plein d’audace, il tremblait de peur, à la seule pensée que Gabrielle pût soupçonner le motif qui l’avait attiré.

Puis il s’en alla rêvant à cette gracieuse apparition, n’osant encore arrêter sa pensée à la possibilité d’aimer Mlle de Fayolle ou d’en être aimé. Souvent au château, pendant que Huguet discutait avec l’abbé Péchard, sur le libre arbitre — ou avec le comte, sur l’égalité des hommes —, Georges se prenait à oublier ses yeux sur les grands yeux de la jeune fille, qui rougissait de plaisir.

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4 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 4e livraison.

Une idylle se noue entre les deux adolescents, qui par jeu simule une cérémonie de mariage, scène fondatrice de l’enfance de Nerval lui-même à Saint-Germain-en-Laye, qu’il conte dans le fragment intitulé Sydonie, et qu’il intégrera au chapitre VI de Sylvie. Une union serait-elle possible entre Georges et Gabrielle ? L’abbé Péchard s’interpose.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE Ier.

LE CHATEAU D’ÉPINAY. (Suite.)

Bien des fleurs avaient été échangées dans le jardin et dans les champs... Souvent Georges avait frissonné à table, en effleurant de ses doigts la main de Gabrielle. — Une fois, une seule, il avait osé presser de son pied le pied de la jeune fille, sans qu’elle parût le moins du monde courroucée... Cette témérité l’avait longuement fait rêver...

Puis, ce furent de longues promenades à la Haie, la ferme de Jean le Chouan, qui se trouvait à un quart de lieue, sur la route de Vitré.

D’abord, on se rencontrait, par hasard, à quelque distance du château, puis on marchait tout en causant, et le but de la promenade se trouvait être le même... Ce jour-là, la mère Yvonne avait toujours de la galette chaude et du beurre frais.

Un jour, Georges surprit M. de Tinteniac qui causait avec Gabrielle. — Pour la première fois, la jalousie le mordit au cœur, et il s’en alla bien triste et bien malheureux.

A quelque temps de là, Gabrielle proposa la première une promenade à la Haie... Ils partirent ensemble du château. Tous deux marchaient côte à côte, silencieux et recueillis. Avant d’arriver au bourg de Champeaux, Gabrielle se trouva fatiguée et s’assit sur un bloc de granit, sous un vieux chêne aux branches duquel les ronces et les clématites avaient accroché leurs capricieux festons.

Depuis qu’ils étaient partis, Georges n’avait pas desserré les dents.

— Qu’avez-vous, Georges ? demanda Gabrielle.

— Rien, dit Georges d’un air passablement maussade.

Puis, quelque temps après :

— Pourquoi M. de Tinteniac a-t-il avec vous de si longues conversations ?

— Si longues ! dit la jeune fille ; je n’ai pas remarqué... Nous parlons de choses bien insignifiantes.

Georges la regarda en face.

Elle baissa les yeux et rougit.

La charmante enfant mentait déjà comme une grande personne.

Mais ce mensonge était une faveur, un aveu ; — car si elle n’eût pas déjà aimé Georges, qui l’eût forcée à lui répondre ?

Tous deux gardaient ce silence si doux quand le cœur est rempli de sentimens inexprimables.

Georges s’assit près d’elle sur la pierre et prit sa main qu’il porta à ses lèvres. Une douce et insensible pression répondit à son baiser.

Alors, enlaçant de son bras la taille souple et frêle de la jeune fille et l’attirant doucement à lui, il déposa un baiser sur son front. Leurs cheveux se mêlèrent, — tous deux frissonnèrent de plaisir, et leurs bouches réunies se donnèrent un long et délicat baiser.

Georges pressait fortement Gabrielle, qui se défendait à peine :

— Oh ! que je vous remercie, Gabrielle, si vous m’aimez autant que je vous aime !...

La jeune fille sourit comme doivent sourire les anges quand ils sont amoureux...

— Je t’aime ! dit Georges en l’étreignant fortement et l’enveloppant de son regard.

Les yeux baissés comme une madone en prières, Gabrielle se laissait adorer.

— Vous n’aimez pas M. de Tinteniac ? demanda Georges.

— Je ne l’aime pas.

— Et s’il vous demande en mariage ?

— Je refuserai.

— Mais, votre père, Gabrielle ?

— Mon père m’aime trop pour vouloir mon malheur.

— Et vous oserez lui avouer que vous m’aimez, moi dont on ne connaît ni le nom ni la famille ?

— Je l’oserai...

— Oh ! Gabrielle, — le nom de Tinteniac est un des beaux noms de la Bretagne ; — mais quel que soit celui que mes parens m’ont laissé, je veux le faire si beau que vous puissiez l’entendre prononcer sans rougir...

— Et, — reprit Georges, si votre père refuse ?...

— J’attendrai...

— Devant Dieu, Gabrielle, vous me promettez de n’avoir pas d’autre époux que moi ?...

— Je vous le jure, Georges..., — dit Gabrielle en pressant la main du jeune homme.

— Le ciel nous entend !... — s’écria Georges avec exaltation...

Gabrielle tourna vivement la tête... Il lui avait semblé entendre marcher sur des feuilles sèches, de l’autre côté de la haie ; le ciel les entendait en effet ; — mais par l’oreille de ses serviteurs. Le témoin était l’abbé Péchard, qui, revenant de Champeaux, se rendait au château en disant son bréviaire ; — en entendant du bruit à quelques pas de lui, il s’était approché doucement et il avait tout vu, tout compris.

Georges et Gabrielle rentrèrent au château, marchant côte à côte, lentement, silencieux et recueillis dans leurs pensées d’amour.

 

CHAPITRE II.

LE SOUPER.

Le comte causait avec l’abbé Huguet. — On annonça M. de Tinteniac et la baronne de Tinteniac, sa mère.

La baronne avait une fierté digne du onzièmes siècle ; elle n’était jamais si joyeuse que quand elle trouvait l’occasion de faire voir son mépris pour les petites gens.

Coiffée de ruches de dentelles, inondée de bouillons de soie, noyée de brouillards de blonde, elle était jolie encore, malgré ses cinquante ans, et avouait ses péchés sans trop de scrupules.

Mais, depuis quelques jours, ne sachant plus que faire, elle avait étudié tous les blasons et toutes les généalogies de la Bretagne, la province de France la plus riche en gentilhommerie.

Au souper, l’occasion était trop belle pour que la baronne ne crût pas devoir faire parade de ses connaissances héraldiques et généalogiques. Après avoir rappelé les noms, les alliances, les armoiries et l’origine des principales familles de la Bretagne, la baronne, par une transition adroite et flatteuse, finit par demander au comte de Fayolle s’il n’avait pas reçu depuis peu des nouvelles du marquis son frère.

— Il est toujours en Amérique avec M. de Lafayette, — répondit le comte, — et ne sait quand reviendra, comme dit la chanson.

— S’il revient jamais !... observa Péchard.

— Nous n’aurons pas, j’espère, le chagrin de voir s’éteindre un des premiers noms de la province, — dit Tinteniac.

— A moins que M. le comte, son frère, ne songe à se remarier... dit la baronne. Car lorsqu’on n’a qu’une fille...

— Le nom de famille se perd, — dit le comte en riant, — et je ne voudrais pas que cela fût par ma faute. Si l’on n’avait plus de nouvelles de mon aîné, baronne, je vous demanderais conseil là-dessus.

— Les desseins de la Providence sont impénétrables, — dit gravement Péchard, et quelque étranges qu’ils nous semblent d’abord, — remarquez qu’ils sont toujours motivés par quelque cause sérieuse. Ainsi, admettons — ce qu’à Dieu ne plaise — la mort de M. le marquis, ne serait-il pas possible de trouver dans sa vie passée des fautes qui nécessitent cette sévère expiation ? Les égaremens de sa jeunesse, par exemple, — ses folles prodigalités — ses duels nombreux.

— Gardons-nous d’avoir une telle pensée à l’égard du marquis, répondit Huguet, — mais, comme vous le dites, — l’expiation comme la récompense est nécessaire dans ce monde ou dans l’autre. C’est, à mon avis, la meilleure preuve de l’égalité des hommes, parce qu’elle repose sur la justice de Dieu.

— L’égalité dans l’autre vie... dit Péchard.

— Pourquoi pas dans celle-ci... répliqua Huguet.

— « Les mortels sont égaux : — ce n’est pas la naissance... »

C’est Voltaire qui l’a dit, messieurs, dit le comte, avec cette banale condescendance de certains seigneurs du temps qui visaient à la popularité. Et il cita toute la tirade à laquelle l’abbé Péchard applaudit avec réserve.

— Nous sommes tous un peu grisés, observa-t-il, par cette fièvre de liberté et d’égalité ; mais prenez garde que l’amour de l’égalité n’est ordinairement qu’une jalousie des cœurs bas contre tout ce qui est noble et beau.

Huguet allait répondre. Le comte de Fayolle ne lui en laissa pas le loisir. Les privilèges ont fait leur temps, — dit-il ; l’homme du peuple, le paysan, le savant ou l’industriel, sont à mon avis cent fois plus utiles à la société que le gentilhomme gaspillant follement son temps et sa fortune.

— Ainsi, par exemple, monsieur le comte, dit Péchard, d’après un tel système, vous consentiriez à donner votre fille au premier venu ?

— Sans doute, s’il était honnête homme, et s’il occupait une position honorable.

Georges et Gabrielle échangèrent un regard triomphant.

— Prenez garde, monsieur le comte, — dit Péchard, — ce serait peut-être aller un peu loin.

— Comment cela ?...

— Sans doute... sûre à l’avance de votre consentement, Mlle Gabrielle pourrait peut-être faire tel choix qui serait loin de vous être agréable.

Tous les yeux se portèrent à la fois sur Georges et Gabrielle. La jeune fille, rouge de honte, tenait ses yeux cloués à terre. Georges promenait ses doigts sur la table avec un mouvement nerveux.

— Cela n’est pas à craindre, dit le comte en les regardant alternativement l’un et l’autre.

— D’ailleurs, dit la baronne, bon sang ne peut mentir.

Georges et Tinteniac se mesuraient du regard.

Huguet, étranger à ce qui se disait autour de lui, suivait le fil de ses pensées.

— Supposons, — dit Péchard en clignant de l’œil, et donnant à ses paroles une accentuation ironique, — car ceci n’est qu’une simple hypothèse... que la fille d’un homme de votre rang, et pour faire une supposition improbable, que Mlle Gabrielle, par exemple, encouragée par de tels principes — sortis de la bouche paternelle, entraînée peut-être par une fausse générosité, commette l’imprudence d’écouter... Mon Dieu !... M. Georges que voici —, supposez même que le mal soit allé jusqu’à des aveux, des sermens, si vous voulez... Je serais curieux de savoir de quel œil M. le comte verrait ces enfantillages ?...

— Ah ! ça, l’abbé, — dit le comte, qui avait peur de comprendre, — que dites-vous là ?

— D’ailleurs, — dit Tinteniac, — à quoi bon toutes ces suppositions ? Est-ce probable ? est-ce possible ?

— Je ne sais pas, — reprit Péchard, jusqu’à quel point cela est vraisemblable ; — mais je maintiens, moi, qu’il n’est pas absolument impossible — qu’un jeune homme dont l’esprit a été dépravé, le jugement faussé par une mauvaise éducation —, s’aveugle au point...

— D’aimer ma fille ! dit le comte... Voyons, Péchard, expliquez-vous plus clairement.

Et l’instinct du gentilhomme reprenait déjà le dessus dans une question personnelle. Tout le monde était frappé de stupeur. On se leva de table. Huguet, qui n’avait rien compris jusque-là au manège de son adversaire, et qui ne pouvait croire qu’on parlât du pauvre orphelin confié à ses soins, pressa lui-même Péchard de tout dire, et ce dernier raconta tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il supposait encore..

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6 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 5e livraison.

Humilié publiquement au château par l’abbé Péchard : « Toi ? dit Péchard, pauvre garçon ! tu n’es même pas un homme du peuple... Tu es un enfant trouvé !... », Georges s’en retourne la rage au cœur avec le recteur Huguet qui, après mûres réflexions, décide de l’éloigner. Il ira à Rennes faire des études de médecine. Ainsi, « La honte de sa naissance ne lui sera pas un obstacle ». À Rennes, fin 1788, les idées révolutionnaires fermentent déjà.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS.

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CHAPITRE II.

LE SOUPER. — (Suite.)

Georges leva la tête sous tant d’affront :

— Monsieur le comte disait tout à l’heure, s’écria-t-il, qu’il donnerait sa fille à un homme du peuple... Et que suis-je donc, moi ?

— Toi ? dit Péchard, pauvre garçon ! tu n’es même pas un homme du peuple... Tu es un enfant trouvé !...

Ce mot tomba comme un soufflet sur la joue du malheureux Georges.

Il resta un instant les yeux fixés à terre, pâle, immobile, frémissant de honte et de colère.

— Vous êtes cruel, Monsieur, dit Huguet en regardant fixement Péchard ; il n’est pas généreux de reprocher à ce jeune homme un malheur dont il est innocent.

— Eh ! mais, — observa la baronne, — séduire une noble fille, ce n’est pas si maladroit ; c’est une manière commode de se faire un nom... quand on n’en a pas.

— Il n’est pas nécessaire, je pense, dit sévèrement le comte à Huguet, de nous ramener ce petit jeune homme au château !

Georges, oppressé par ses sanglots, entendit tout et ne répondit pas.

L’abbé Huguet lui prit le bras et l’entraîna hors de la salle.

Comme ils passaient devant l’office, un petit homme en blouse bleue et coiffé d’un chapeau de paille recouvert d’une toile cirée, se leva précipitamment de table, et saluant respectueusement l’abbé :

— Vous retournez à Vitré, monsieur le recteur. Si vous le permettez, nous ferons route ensemble.

— Volontiers, père Martinet, — dit Huguet avec distraction.

Le père Martinet siffla son chien qui fracassait la vaisselle de l’office ; et tous trois sortirent ensemble du château d’Epinay.

Martinet qui, plus tard, jouera un rôle important dans ce récit, était un homme de trente-six ans environ ; il avait les jambes torses comme un basset, le nez crochu, les yeux petits, caves et inquiets. — Il faisait toutes sortes de métiers : sa sœur tenait un mauvais cabaret à la mi-forêt de Rennes... lui, courait les fermes des environs, changeait des chiffons pour des épingles, vendait de la mercerie, troquait pour de méchans mouchoirs mauvais teint les beaux cheveux des paysannes ; achetait des chevaux, des moutons et des vaches, qu’il engraissait dans la forêt et dans les rigoles des grands chemins.

Il connaissait les secrets, les besoins et les ressources de tout le monde, et prêtait à des taux fabuleux, aux paysans gênés, des fonds pour le compte de certains banquiers de Rennes et de Saint-Malo.

Il était partout et toujours suivi d’un mauvais barbet noir, sale et crotté, qu’il appelait Sansgêne, — à cause de ses façons gourmandes et familières.

Comme il savait lire et écrire, — il se flattait même d’avoir été clerc d’huissier, — les paysans, en lui parlant, l’appelaient monsieur Martinet, et par derrière, c’était le père Martinet, — capable de vendre son père pour un écu de six livres.

— C’est de drôle de monde, voyez-vous, que ces gens du château, — dit Martinet en cherchant à deviner la pensée de l’abbé Huguet, — ça vous donne à boire et à manger, je ne dis pas, mais dans le fond, ça vous regarde toujours de sa hauteur. — Je rends quelques petits services à M. le comte... Il a bien voulu m’inviter à dîner aujourd’hui, mais à l’office, comme de raison. Vous n’avez pas beaucoup mangé à la grande table, savez-vous ? — Les plats nous arrivaient quasi comme si on les avait faits pour nous... Ah ! nous avons bien dîné à l’office — moi et Sansgêne.

Le barbet, comprenant qu’on parlait de lui, répondit par un grognement.

— Ce sont des gens fiers, dit l’abbé Huguet qui ne put retenir cette observation.

— Oh ! c’est égal, dit Martinet, quand on est à la table d’honneur, ça n’humilie pas... mais qu’est-ce que vous avez donc, jeune homme, ajouta-t-il en s’adressant à Georges, on dirait que vous sanglotez...

— Moi ? dit Georges en comprimant aussitôt sa rage et partant d’un éclat de rire convulsif.

— Excusez, monsieur Georges, ah ! je me suis trompé ; quand on vient de dîner en si belle compagnie on a plus de sujet de rire que de pleurer.

L’abbé Huguet se hâta de parler de choses indifférentes, heureux encore en lui-même cependant de n’avoir pas à s’entretenir immédiatement avec Georges des événemens qui s’étaient passés au château. Il ne put toutefois retenir en causant avec Martinet quelques observations sur l’inégalité des classes, assez hardies déjà pour l’époque dans la bouche d’un recteur, mais son cœur débordait d’amertume et il fallait qu’il en manifestât quelque chose — même pour son grossier compagnon de route.

Martinet entrant dans ses idées lui dit d’un ton confidentiel :

— Patience, monsieur le Recteur, patience... ça ne durera pas longtemps... tout ce qui brille n’est pas or... Et ceux qu’on envoie manger à la cuisine ont souvent plus d’écus à leur service que les maîtres du château.

On arrivait à Vitré :

Martinet prit la route de Fougères pour se rendre à la foire du lendemain.

Georges suivit l’abbé Huguet, dans la petite maison qu’ils occupaient tous deux à quelques pas de l’église.

 

CHAPITRE III.

LE RECTEUR DE VITRÉ.

Aucune explication n’eut lieu entre eux ce soir-là. Huguet feignit une grande sévérité et ordonna à Georges de monter à sa chambre. Ce dernier fut au moment de se jeter aux genoux du prêtre et de l’interroger sur sa naissance ; mais on lui avait dit tant de fois qu’il avait été trouvé exposé sur le seuil d’une église, que rien ne lui faisait penser que l’abbé en sût davantage. Quant à se plaindre longuement de sa situation, il était trop fier pour le faire, et aussi trop coupable, au fond, des malheurs de cette journée.

Resté seul, le recteur ne put dormir de la nuit. Il se représentait les attaques terribles de l’abbé Péchard contre lui-même et contre son élève, il se reprochait de n’avoir rien trouvé à lui répondre, effrayé qu’il était de sa propre imprudence. — Mon Dieu ! se disait-il, serait-il vrai que tu daignes te manifester dans les événemens de chaque jour, — comme le disait Péchard avec ses maximes de théologie banale ! — Et moi, suis-je donc un prêtre indigne, moi qui pense que sur cette terre l’homme possède toute liberté d’agir, quitte à répondre après du mal qu’il aura pu faire ? S’il en est autrement, si la Providence intervient à toute heure, pourquoi tant de misères, pourquoi tant de souffrances, pourquoi tant de crimes ? Comment serait-on libre, au milieu d’un réseau de fatalités qui se dresseraient çà et là sur notre route ? Il faudrait se résoudre à ne point faire un pas, à ne point émettre une idée, — il faudrait passer sa vie dans l’immobilité comme un faquir de l’Inde. Oh ! non, il y a quelque chose qui compense les idées fausses, ce sont les nobles inspirations de l’âme humaine, — qui remontent à toi, mon Dieu !

Mais croire à une intervention matérielle de ta puissance, croire, par exemple, que le marquis de Fayolle serait mort misérablement en Amérique pour punition d’avoir tué en duel M. de Maurepas, voilà ce que je ne puis faire !

Et en admettant même que ta main frappe les grands crimes : qu’a fait ce pauvre enfant, qui ignore même toute la honte de sa naissance ? — Homme du peuple ! ce serait encore quelque chose, disait Péchard, mais ce n’est qu’un enfant trouvé ! Je n’ai rien dit, moi, contre ces paroles, car peut-être eussé-je laissé échapper un secret plus terrible — que nul ne soupçonne du moins !

Non, je ne crois pas à la fatalité ; pourtant, par quel aveuglement me suis-je laissé aller à conduire si souvent Georges dans ce château d’Epinay, où eut lieu sa triste naissance ? Comment ce château lui-même se trouve-t-il appartenir, après dix-huit ans, au frère du marquis de Fayolle ; comment arrive-t-il que ce pauvre jeune homme, dans lequel je voyais toujours un enfant — devient amoureux de la noble fille du comte ?... Eh ! mon Dieu, c’est une série de hasards, voilà tout ! Ce château, faute d’héritiers directs du comte de Maurepas, a passé dans la famille... dans la famille du meurtrier, c’est vrai —, mais par suite d’alliances étrangères à tout cela. Autre hasard. Le comte de Fayolle voit chez moi cet orphelin, le trouve aimable, s’intéresse à lui, et voulant se montrer au-dessus des préjugés vulgaires, m’engage à l’amener de temps en temps au château ; — quoi de plus naturel que tout cela ? L’amour entre deux enfans du même âge est un autre hasard bien simple, — auquel seulement j’aurais dû veiller.

Maintenant que le mal est fait... il faut éloigner Georges. Je l’enverrai commencer ses cours à Rennes ; car je n’en veux pas faire un prêtre... J’ai trop souffert moi-même... Il étudiera la médecine ; il se dévouera au soulagement de la souffrance humaine. C’est une autre forme de sacerdoce ; c’est une expiation aussi.

La honte de sa naissance ne lui sera pas un obstacle dans cette noble carrière ; — c’est le prêtre, c’est le médecin, c’est l’avocat encore, qui commencent à opérer une fusion salutaire dans cette société, composée de castes !... On ne leur demande pas d’où ils sortent, mais ce qu’ils valent. — Indépendant plus que tous, le médecin possède une autorité contre laquelle le monde ne peut se défendre ; — la société tient à lui, — et il ne tient pas à elle, c’est avant tout un savant et un philosophe ; — dans la chambre même de son malade, au château comme à la chaumière, il est le maître, il est chez lui !

On ne le jette pas à la porte, celui-là !

Le lendemain, l’abbé Huguet expliqua ses intentions à Georges, qui ne tarda pas à partir.

 

CHAPITRE IV.

LE CAFÉ DE L’UNION.

Quand Georges arriva à Rennes, les idées révolutionnaires fermentaient dans toutes les têtes, faisaient battre tous les cœurs généreux.

Le tiers-état de Bretagne, dès le 22 décembre 1788, avait formulé ses plaintes contre la Noblesse et exposé nettement et avec énergie ces grandes idées qui devaient plus tard immortaliser les travaux de l’Assemblée constituante.

Il demandait :

La souveraineté nationale. — La fusion des trois ordres de la grande famille du Peuple. — La délibération par tête ; — celle qui s’opérait par classe de privilégiés ne pouvant qu’anéantir l’esprit public et soumettre vingt-cinq millions d’hommes aux volontés de quelques milliers d’individus. — Le salaire des députés payé par leurs provinces. — L’abolition des lettres de cachet. — La suppression des prison d’Etat. — L’affranchissement des serfs et mainmortables. — La liberté indéfinie de la presse. — La suppression des quêtes des religieux mendians et autres, « comme contraires à la décence et aux bonnes mœurs. » — La suppression de la vénalité des offices et des juridictions seigneuriales. — L’abrogation du Code criminel. — La réformation du Code civil. — L’extinction de la mendicité. — La loi sur la chasse, sur les écoles primaires. — « La nécessité pressante d’abolir la noblesse, » cri imposant et universel de toutes les paroisses de la sénéchaussée de Reims [sic pour Rennes]. — L’abolition gratuite des chevauchées, quintaines, soule, saut de poisson, baiser de mariée, chansons, transport de bœuf sur une charrette, silence de grenouilles, — et autres usages de ce genre, aussi superstitieux qu’extravagans.

Qu’on juge de la fermentation que produisirent ces idées jetées au milieu des masses, et surtout parmi la jeunesse des écoles.

C’était au café de l’Union, sur la place du Palais, que se réunissaient, le soir, les jeunes gens des comptoirs, des écoles de droit et de médecine, et la plupart des mécontens de la ville.

Là, à la lueur d’une lampe fumeuse, au milieu d’un nuage de fumée de tabac, on voyait groupés autour de petites tables couvertes de toile cirée et chargées de bouteilles, des jeunes gens à la parole vibrante et passionnée, à l’œil brillant, aux gestes animés, discutant avec chaleur.

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7 mars 1849 — Le Marquis de Fayolle, dans Le Temps, 6e livraison.

À Rennes, Georges se lie avec des étudiants fervents représentants de l’esprit révolutionnaire. Parmi eux, Chassebœuf, autrement dit Volney, les futurs généraux de Napoléon Moreau et Bernadotte.

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LE MARQUIS DE FAYOLLE.

Ire PARTIE. — LES CHOUANS

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CHAPITRE IV.

LE CAFÉ DE L’UNION. — (Suite.)

Dès les premiers jours de son arrivée à Rennes, Georges s’était lié avec les jeunes gens qui lui avaient paru le plus exaltés contre la noblesse.

En face de lui, à la même table, était assis un grand jeune homme de Morlaix, qui plus tard devait s’appeler le général Moreau et mourir les armes à la mains contre sa patrie. — A cette époque, Moreau, par son audace et son sang-froid dans le danger, avait acquis une grande influence sur les étudians de son temps, qui l’avaient nommé prévôt de l’école de droit.

A côté de lui, un jeune homme pâle et fluet, au front large et lourd de pensées, avec de petits yeux à demi fermés, un nez recourbé sur une petite bouche aux lèvres minces, — Chassebœuf — qui plus tard ne garda que le nom de Volney.

En face s’épanouissait la face béate et rondelette d’un étudiant connu sous le singulier nom d’Omnes omnibus. Telliac, Marain, Jouault, Blin et une foule de jeunes gens à l’âme ardente et généreuse y causaient çà et là.

Tout-à-coup un sergent de royal-marine entra dans le café, l’habit débraillé et les cheveux en désordre.

— Bernadotte !... dirent plusieurs jeunes gens qui le reconnurent.

— Les infâmes !... s’écria-t-il en gesticulant avec violence, je ne serai heureux que quand j’aurai écrasé sous mon talon la tête du dernier de ces hobereaux !

Plusieurs de ses amis l’entourèrent.

— Qu’as-tu ?

— Tout à l’heure, dit-il, au détour de la rue Montfort, je me suis trouvé nez à nez avec une douzaine de ces épées de fer. L’un d’eux prétend que je l’ai heurté du coude. — Si je vous ai insulté, dis-je en dégainant, et lui montrant un réverbère, je suis tout prêt à vous donner satisfaction. — Mon cher, m’a-t-il répondu en me tournant le dos, je ne me bats pas avec un sergent... Adressez-vous à un de mes laquais... Furieux, j’allais lui passer mon épée au travers du corps, quand une bande de drôles à sa livrée m’entourent, me poussent, me bousculent, m’arrachent mon épée des mains, la brisent, m’en jettent les morceaux à la figure, et me mettent enfin dans l’état où vous me voyez...

— C’est une indignité !... s’écrie-t-on de tous côtés.

— Il faut que cela ait une fin... dit Moreau en se levant, et laissant retomber lourdement son poing sur la table. — Il y a assez longtemps que le peuple, comme un chien soumis, se tient couché à plat ventre devant ses maîtres... Qu’il se lève à la fin et montre les dents !

— Oui, dit Jouault, il y a assez longtemps que leur orgueil nous écrase... faisons voir aux gentilshommes que nous sommes des hommes !

— Et des hommes libres ! ajouta Omnes. — Ne sommes-nous pas tous sortis de la côte d’Adam ?

— Ceci est une question, dit Chassebœuf.

— Comment ?

— L’étude des races a démontré que chacun des grands continens a eu sa création... ou, si vous voulez ne pas admettre la création, — son éclosion d’hommes particulière. Il existe donc primitivement quatre races correspondant aux quatre parties du monde. Ainsi, la race noire appartient à l’Afrique, le plus ancien des continens, la race jaune à l’Asie, la blanche à l’Europe, la rouge à l’Amérique. Dans le principe, ces quatre portions du monde étaient séparées par des mers ; chacune d’elles avait ses animaux et ses plantes particulières... Il faudrait même supposer une cinquième série d’organisation pour le monde détruit des Atlantes, — dont Bailly a écrit l’histoire et qui reparaît peu à peu à la surface des eaux de l’Atlantique sous forme d’îles considérables. Quant à ce qui est de la race dite Adamique.....

— Où veux-tu en venir ? interrompit Moreau en fronçant le sourcil. Penses-tu nous prouver que les gentilshommes soient d’une race supérieure ?

— Ce n’est pas mon intention.

— Eh bien ! qu’importe tout cela, dit Bernadotte, j’ai été indignement outragé, j’en tirerai vengeance.

— Et nous serons tous avec toi, s’écria Moreau.

— Il fera jour demain, dit Omnes-Omnibus. Laisse-nous en attendant écouter les paradoxes scientifiques de ce brave Chassebœuf. C’est un homme qui a voyagé et qui a risqué sa vie plus souvent que nous tous. Il est allé puiser la sagesse en Orient, il a vécu quatre ans parmi les Egyptiens et les Druses, il est bon à écouter pour des jeunes gens comme nous.

— Je n’ai encore que trente ans, dit Chassebœuf avec ce fin sourire qui, aidé du soleil d’Orient, avait déjà prononcé des rides sur les pommettes saillantes de son visage.

— Et tu viens de recevoir, dit Moreau se rasseyant, une belle médaille d’or de l’impératrice Catherine, pour ton voyage de Syrie ; cela te rend plus indulgent à l’égard des grands de la terre.

— Tout jeune encore que je suis, dit Volney, j’ai beaucoup vécu, et les convictions qui me restent sont formées et irrévocables. Je souhaite que les tiennes aient une base aussi solide.

— L’origine de la noblesse est bien simple, dit Jouault, et il n’est pas besoin de remonter jusqu’au père Adam, — auquel Chassebœuf est bien libre de ne pas croire... — Dans les temps de barbarie, où la force brutale faisait loi, où chaque homme avait, à toute heure du jour, à défendre sa vie et sa chaumière, on avait besoin de se grouper autour d’un chef, de concentrer ses efforts, et de donner la part la plus large à celui qui était le plus vaillant et le plus courageux. Mais aujourd’hui, Messieurs, c’est la pensée, c’est l’intelligence qui gouvernent le monde ; c’est la loi qui protège tous les citoyens, et tous les hommes doivent être égaux devant la loi... Plus de noblesse ? plus de privilèges ! plus de servitude !

— Vive la liberté ! vive l’égalité ! — s’écria tout le café électrisé.

— Vive la liberté, en effet !... s’écria Volney, dont la voix grêle se perdait d’abord dans le tumulte, mais qui finit par le dominer... Quant à l’égalité, vous la réclamerez en vain. — Elle n’existe pas plus dans l’ordre moral que dans l’ordre physique. Ce qu’il faut établir, c’est la fraternité humaine, c’est la solidarité de tous les membres de la grande famille sociale, autrement l’égalité n’est qu’un vain mot. Ce que disait Jouault tout à l’heure était vrai... mais d’une vérité banale... La force seule ne constitua pas l’origine et le droit de la noblesse. Il faut compter aussi l’audace, le courage primitif, et souvent même la vertu des tribus militaires, — qui viennent, tout en les frappant, régénérer les civilisations dégradées, engourdies dans le vice et la lâcheté ! Ceux qui ne savent pas résister à l’oppression méritent de la subir !

Un murmure d’incertitude courait dans l’Assemblée. Cependant l’autorité d’un talent reconnu, les opinions avancées du journal la Sentinelle, fondé à Rennes par Volney, lui conciliaient d’abord l’attention...

— Paradoxe que tout cela, dit Bernadotte... A ce compte, j’appartiendrais à la race vaincue, et cependant je me sens plus brave que le lâche seigneur qui vient de m’insulter sans risque... à ce qu’il croit du moins.

— Laissons de côté les questions personnelles, dit l’étudiant Omnes-Omnibus.

— Chassebœuf, — recueilli en lui-même, promenait son regard perçant sur l’Assemblée et n’était nullement disposé à céder un pouce de son système ni à répondre aux interruptions.

— Il est évident, dit-il, que la constitution de la noblesse a été partout le résultat de la conquête. — La race franke, issue du rameau indo-germanique...

— Assez d’histoire, dit Moreau.

— Cette fois, tout le monde cria silence à l’interrupteur.

— ..... A conquis évidemment la plus grande partie de la Gaule, où elle est venue importer ce système dit féodal, qui existe encore dans toute sa pureté parmi les tribus du Caucase.

— Allons, allons, garde cela pour ton livre (Volney s’occupait alors de ses considérations sur les Turcs) et passons à notre époque, dit Jouault.

— Hé bien, mes amis, dit Chassebœuf comprenant que ce n’était pas le lieu de développer tout un système, il en est des races d’hommes comme des races d’animaux, lesquelles s’abâtardissent et dégénèrent. — C’est ainsi que le descendant du noble chien César devient un laridon digne à peine de mettre en jeu les tourne-broches.

Une salve d’applaudissemens accueillit cette comparaison.

— Ne niez pas, dit Chassebœuf en s’animant, que les races militaires n’aient joué un beau rôle sur notre globe... Mais leur mission est finie. La destinée a frappé les plus nobles souches et il n’en reste plus que de faibles surgeons. La guerre et l’échafaud ont détruit cette race altière, et, pour ce qui en reste, vous en aurez bon marché.

— Enfin, dégradé ou non, dit Moreau, c’est encore la race conquérante qui nous opprime, et, de par la science, tu nous classes parmi les populations inférieures et vaincues.

— De par l’histoire, prouverez-vous que vous n’avez pas supporté cet opprobre pendant un grand nombre de siècles ? Et d’ailleurs, la nature elle-même a classé différemment les familles dans des espèces identiques. Le cheval de labour n’est pas un cheval arabe ; le noble lévrier est quelque chose de plus qu’un carlin !

— Mais quelle est cette fantaisie de comparer l’homme à la brute ? Le courage est dans l’être fort, et non dans l’être dégradé...

— Qu’elles se lèvent donc, dit Chassebœuf, ces races que l’oppression a si longtemps courbées, dont un dur labeur a épaissi les membres et déjeté la stature, dont la souffrance et la crainte ont contracté les traits, ou leur ont donné l’expression de la ruse ! et elles se régénéreront à leur tour et ne transmettront plus à leurs enfans les signes physiques d’une longue servitude.

— Ainsi, selon toi, il n’y aurait que de ces natures difformes dans le peuple et parmi nous-mêmes ?

— Vous autres, vous appartenez à la bourgeoisie, — dont le type s’est déjà amélioré par suite d’une liberté relative et d’une aisance qui l’exempte des durs travaux. Ensuite, voyez-vous, il s’est opéré bien des croisemens d’alliances nobles et roturières, légales ou illégales. Les seigneurs, en vertu de leurs droits ou de leur position, ont peuplé les campagnes d’une postérité déjà bien nombreuse ; et n’y a-t-il pas souvent aussi des fantaisies inverses chez les nobles châtelaines ou chez nos dames de la cour ?...

— De telle sorte, dit Omnes-Omnibus, qu’il peut se trouver dans le peuple beaucoup de gens de noble race, et bien des manans parmi le noblesse ?

Un éclat de rire général applaudit à cette observation.

— A ce compte-là nous sommes près de nous entendre, dit Moreau.

— Tenez, reprit Chassebœuf, qui suivait toujours sa pensée à travers les interruptions, vous voyez bien ce jeune homme en face de moi ; — et il désignait Georges, spectateur muet de cette discussion un peu avancée pour lui, — Eh bien ! il est évident pour tout physiologiste qu’il n’appartient à aucun des quatre types qui constituent le populaire de la France, — il n’est ni Gaël, ni Kymri, ni Celte, ni Ibère d’origine — ce sont là les termes admis par la science, — ce n’est pas un gallo-romain — ce qui est généralement le caractère de la race bourgeoise, — c’est un franc, c’est un gentilhomme...

— Un gentilhomme ! s’écria-t-on.

— Oh ! de père et de mère, il n’y a pas de type plus pur. Quel est votre nom ? jeune étudiant.

— Je n’en ai pas, Monsieur, dit Georges en se levant de table. Mon nom de baptême est Georges.

— Alors, c’est un bâtard, dit Chassebœuf — avec l’indifférence, quant au sujet, d’un professeur qui fait une leçon d’histoire naturelle.

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