15 octobre 1847 — Scènes de la vie orientale, Les Akkals, L’Anti-Liban, dans la Revue des Deux Mondes, t. XX, p. 304-331.

Ce dernier article sur la partie libanaise et syrienne du voyage sera repris en 1849-1850 dans Al-Kahira. Souvenirs d’Orient, La Silhouette, 13, 20, 27 janvier 1850, et en 1851 dans le Voyage en Orient, « Druses et Maronites, chapitre IV. — Les Akkals. L’Anti-Liban »

Sur le bateau qui va le mener de Beyrouth à Saint-Jean d’Acre, Nerval poursuit sa discussion théologique avec le missionnaire anglais rencontré à la table d’hôte de Beyrouth. Un autre passager, méridional « enfant de la Canebière », dont Nerval s’amuse à rendre l’accent provençal, vient se mêler à la conversation, occasion de revenir, sur le mode plaisant, à l’écheveau inextricable qu’ont créé au Liban et en Syrie les mélanges religieux et ethniques.

Cependant, toujours préoccupé du sort du père de la jeune fille dont il rêve de faire son épouse, Nerval entreprend avec succès de faire libérer le vieil homme coupable de rébellion contre l’autorité turque De plus en plus fasciné par la spiritualité druse incarnée par le vieil homme, Nerval tente, dans une conclusion explicitement adressée à Timothée/Gautier, un syncrétisme avec la pratique maçonnique occidentale, thème devenu obsessionnel chez Nerval, qui réapparaîtra dans l'histoire d'Adoniram, sous-titrée « Légende orientale du compagnonnage » dans les Nuits du Ramazan en 1850 (livraisons 9 à 24)

Voir le notice LE VOYAGE EN ORIENT, LES SECRETS DU LIBAN

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SCÈNES DE LA VIE ORIENTALE.

LES AKKALS — L’ANTI-LIBAN.

 

I. — LE PAQUEBOT.

Il faut s’attendre, sur les navires arabes et grecs, à ces traversées capricieuses, qui renouvellent les destins errans d’Ulysse et de Télémaque ; le moindre coup de vent les emporte à tous les coins de la Méditerranée ; aussi l’Européen qui veut aller d’un point à l’autre des côtes de Syrie est-il forcé d’attendre le passage du paquebot anglais qui fait seul le service des échelles de la Palestine. Tous les mois, un simple brick, qui n’est pas même un vapeur, remonte et descend ces échelons de cités illustres qui s’appelaient Béryte, Sidon, Tyr, Ptolémaïs et Césarée, et qui n’ont conservé ni leurs noms ni même leurs ruines. A ces reines des mers et du commerce dont elle est l’unique héritière, l’Angleterre ne fait pas seulement l’honneur d’un steamboat. Cependant les divisions sociales si chères à cette nation libre sont strictement observées sur le pont, comme s’il s’agissait d’un vaisseau de premier ordre. Les first places sont interdites aux passagers inférieurs, c’est-à-dire à ceux dont la bourse est le moins garnie, et cette disposition étonne parfois les Orientaux quand ils voient des marchands aux places d’honneur, tandis que des cheiks, des schérifs ou même des émirs se trouvent confondus avec les soldats et les valets. En général, la chaleur est trop grande pour que l’on couche dans les cabinets, et chaque voyageur, — apportant son lit sur son dos comme le paralytique de l’Évangile, — choisit une place sur le pont pour le sommeil et pour la sieste ; le reste du temps, il se tient accroupi sur son matelas ou sur sa natte, le dos appuyé contre le bordage et fumant sa pipe ou son narghilé. Les Francs seuls passent la journée à se promener sur le pont, à la grande surprise des Levantins, qui ne comprennent rien à cette agitation d’écureuil. Il est difficile d’arpenter ainsi le plancher sans accrocher les jambes de quelque Turc ou Bédouin, qui fait un soubresaut farouche, porte la main à son poignard et lâche des imprécations, se promettant de vous retrouver ailleurs. Les musulmans qui voyagent avec leur sérail, et qui n’ont pas assez payé pour obtenir un cabinet séparé, sont obligés de laisser leurs femmes, dans une sorte de parc formé à l’arrière par des balustrades, et où elles se pressent comme des agneaux. Quelquefois le mal de mer les gagne, et il faut alors que chaque époux s’occupe d’aller chercher ses femmes, de les faire descendre et de les ramener ensuite au bercail. Rien n’égale la patience d’un Turc pour ces mille soins de famille qu’il faut accomplir sous l’œil railleur des infidèles. C’est lui-même qui, matin et soir, s’en va remplir à la tonne commune les vases de cuivre destinés aux ablutions religieuses, qui renouvelle l’eau des narghilés, soigne les enfans incommodés du roulis, — toujours pour soustraire le plus possible ses femmes ou ses esclaves au contact dangereux des Francs. Ces précautions n’ont pas lieu sur les vaisseaux où il ne se trouve que des passagers levantins. Ces derniers, bien qu’ils soient de religions diverses, observent entre eux une sorte d’étiquette, surtout en ce qui se rapporte aux femmes.

L’heure du déjeuner sonna pendant que le missionnaire anglais, embarqué avec moi pour Acre, me faisait remarquer un point de côte qu’on suppose être le lieu même où Jonas s’élança du ventre de la baleine. Une petite mosquée indique la piété des musulmans pour cette tradition biblique, et à ce propos j’avais entamé avec le révérend une de ces discussion religieuses qui ne sont plus de mode en Europe, mais qui naissent si naturellement entre voyageurs dans ces pays où l’on sent que la religion est tout.

— Au fond, lui disais-je, le Coran n’est qu’un résumé de l’Ancien et du Nouveau Testament rédigé en d’autres termes et augmenté de quelques prescriptions particulières au climat. Les musulmans honorent le Christ comme prophète, sinon comme Dieu ; il révèrent la Kadra Myriam (la Vierge Marie), et aussi nos anges, nos prophètes et nos saints ; d’où vient donc l’immense préjugé qui les sépare encore des chrétiens et qui rend toujours entre eux les relations mal assurées ?

— Je n’accepte pas cela pour ma croyance, disait le révérend, et je pense que les protestans et les Turcs finiront un jour par s’entendre. Il se formera quelque secte intermédiaire, une sorte de christianisme oriental...

— Ou d’islamisme anglican, lui dis-je. Mais pourquoi le catholicisme n’opérerait-il pas cette fusion ?

— C’est qu’aux yeux des Orientaux les catholiques sont idolâtres. Vous avez beau leur expliquer que vous ne rendez pas un culte à la figure peinte ou sculptée, mais à la personne divine qu’elle représente ; que vous honorez, mais que vous n’adorez pas les anges et les saints : ils ne comprennent pas cette distinction. Et d’ailleurs, quel peuple idolâtre a jamais adoré le bois ou le métal lui-même ? Vous êtes donc pour eux à la fois des idolâtres et des polythéistes, tandis que les diverses communions protestantes..... 

Notre discussion, que je résume ici, continuait encore après le déjeuner, et ces dernières paroles avaient frappé l’oreille d’un petit homme à l’œil vif, à la barbe noire, vêtu d’un caban grec dont le capuchon, relevé sur la tête, dissimulait la coiffure, seul indice en Orient des conditions et des nationalités.

Nous ne restâmes pas long-temps dans l’indécision.

— Eh ! sainte Vierge ! s’écria-t-il, les protestans n’y feront pas plus que les autres. Les Turcs seront toujours les Turcs ! (Il prononçait Tures.)

L’interruption indiscrète et l’accent provençal de ce personnage ne me rendirent pas insensible au plaisir de rencontrer un compatriote. Je me tournai donc de son côté, et je lui répondis quelques paroles auxquelles il répliqua avec volubilité.

— Non, monsieur, il n’y a rien à faire avec le Ture (Turc) ; c’est un peuple qui s’en va !... Monsieur, je fus ces derniers temps à Constantinople ; je me disais : Où sont les Tures ?... Il n’y en a plus ! 

Le paradoxe se réunissait à la prononciation pour signaler de plus en plus un enfant de la Canebière. Seulement ce mot Ture, qui revenait à tout moment, m’agaçait un peu.

— Vous allez loin ! lui répliquai-je ; j’ai moi-même vu déjà un assez bon nombre de Turcs... 

J’affectais de dire ce mot en appuyant sur la désinence ; le Provençal n’acceptait pas cette leçon.

— Vous croyez que ce sont des Tures que vous avez vus ? disait-il en prononçant la syllabe d’une voix encore plus flûtée ; ce ne sont pas de vrais Tures : j’entends le Ture Osmanli ; tous les musulmans ne sont pas des Tures !

Après tout un méridional trouve sa prononciation excellente et celle d’un Parisien fort ridicule ; je m’habituais à celle de mon voisin mieux qu’à son paradoxe. — Êtes-vous bien sûr, lui dis-je, que cela soit ainsi ?

— Eh ! Monsieur, j’arrive de Constantinople ; ce sont tous là des Grecs, des Arméniens, des Italiens, des gens de Marseille. Tous les Tures que l’on peut trouver, on en fait des cadis, des ulémas, des pachas ; ou bien on les envoie en Europe pour les faire voir... Que voulez-vous ? tous leurs enfans meurent ; c’est une race qui s’en va !

— Mais, dis-je, ils savent encore assez bien garder leurs provinces cependant.

— Eh ! monsieur, qu’est-ce qui les maintient ? C’est l’Europe, ce sont les gouvernemens qui ne veulent rien changer à ce qui existe, qui craignent les révolutions, les guerres, et dont chacun veut empêcher que l’autre prenne la part la plus forte ; c’est pourquoi ils restent en échec à se regarder le blanc des yeux, et pendant ce temps ce sont les populations qui en souffrent ! On vous parle des armées du sultan ; qu’y voyez-vous ? des Albanais, des Bosniaques, des Circassiens, des Curdes ; les marins, ce sont des Grecs ; les officiers seuls sont de race turque. On les met en campagne ; tout cela se sauve au premier coup de canon, ainsi que nous avons vu maintes fois.... à moins que les Anglais ne soient là pour leur tenir la baïonnette au dos, comme dans les affaires de Syrie.

Je me tournai du côté du missionnaire anglais, mais il s’était éloigné de nous et se promenait sur l’arrière.

— Monsieur, me dit le Marseillais en me prenant le bras, qu’est-ce que vous croyez que les diplomates feront quand les rayas viendront leur dire : « Voilà le malheur qui nous arrive ; il n’y a plus un seul Turc dans tout l’empire ; nous ne savons que faire, nous vous apportons les clefs de tout ! »

L’audace de cette supposition me fit rire de tout mon cœur. Le Marseillais continua imperturbablement :

— L’Europe dira : « Il doit y en avoir encore quelque part, cherchons bien !... Est-ce possible ? Plus de pachas, plus de vizirs, plus de muchirs, plus de nazirs.... Cela va déranger toutes les relations diplomatiques. A qui s’adresser ? Comment ferons-nous pour continuer à payer les drogmans ? »

— Ce sera embarrassant, en effet.

— Le pape, de son côté, dira : « Eh ! mon Dieu ! comment faire ? Qu’est-ce qui va donc garder le saint sépulcre à présent ? Voilà qu’il n’y a plus de Turcs !...»

Ce tableau, plein d’exagération sans doute, me frappait par quelques traits de vérité. Que le nombre des Turcs ait diminué beaucoup, cela n’est pas douteux ; les races d’hommes s’altèrent et se perdent sous certaines influences, comme celles des animaux. Déjà depuis long-temps la principale force de l’empire turc reposait dans l’énergie de milices étrangères d’origine à la race d’Othman, telles que les mamelouks et les janissaires. Aujourd’hui c’est à l’aide de quelques légions d’Albanais que la Porte maintient sous la loi du croissant vingt millions de Grecs, de catholiques et d’Arméniens. Le pourrait-elle encore sans l’appui moral de la diplomatie européenne et sans les secours armés de l’Angleterre ? Quand on songe que cette Syrie dont les canons anglais ont bombardé tous les ports en 1840, et cela au profit des Turcs, est la même terre où toute l’Europe féodale s’est ruée pendant dix siècles, et que nos religions d’état tiennent pour sacrée, on peut croire que le sentiment religieux est tombé bien bas en Europe. Les Anglais n’ont pas même eu l’idée de réserver aux chrétiens l’héritage envahi de Richard Coeur-de-Lion.

Je voulais communiquer ces réflexions au révérend ; mais quand je revins près de lui, il m’accueillit d’un air très froid. Je compris qu’étant aux premières places, il trouvait inconvenant que je me fusse entretenu avec quelqu’un des secondes. Désormais je n’avais plus droit à faire partie de sa société ; il regrettait sans doute amèrement d’avoir entamé quelques relations avec un homme qui ne se conduisait pas en gentleman. Peut-être m’avait-il pardonné, à cause de mon costume levantin, de ne point porter de gants jaunes et de bottes vernies, mais se prêter à la conversation du premier venu, c’était décidément — improper ! — Il ne me reparla plus.

II. — LE POPE ET SA FEMME.

N’ayant désormais rien à ménager, je voulus jouir entièrement de la compagnie du Marseillais, qui, vu les occasions rares d’amusement qu’on peut rencontrer sur un paquebot anglais, devenait un compagnon précieux. Cet homme avait beaucoup voyagé, beaucoup vu ; son commerce le forçait à s’arrêter d’échelle en échelle, et le conduisait naturellement à entamer des relations avec tout le monde. — L’Anglais ne veut plus causer, me dit-il, c’est peut-être qu’il a le mal de mer (il prononçait merre). Ah ! oui, le voilà qui fait un plongeon dans la cajute. Il aura trop déjeuné peut-être..... 

Il s’arrêta et reprit après un éclat de rire :

— C’est comme un député de chez nous, qui aimait fort les grosses pièces. Un jour, dans un plat de grives, on te lui campe une chouette (il prononçait souette). « Ah ! dit-il, en voilà une qu’elle est grosse ! » Quand il eut fini, nous lui apprîmes ce que c’était qu’il avait mangé.... Monsieur, cela lui fit un effet comme le roulis ; c’est très indigeste, la chouette. 

Décidément, mon Provençal n’appartenait pas à la meilleure compagnie, mais j’avais passé le Rubicon. La limite qui sépare les first places des second places était dépassée, — je n’appartenais plus au monde comme il faut ; il fallait se résigner à ce destin. Peut-être, hélas ! le révérend qui m’avait si imprudemment admis dans son intimité me comparait-il en lui-même aux anges déchus de Milton. J’avouerai que je n’en conçus pas de longs regrets ; l’avant du paquebot était infiniment plus amusant que l’arrière. Les haillons les plus pittoresques, les types de races les plus variés se pressaient sur des nattes, sur des matelas, sur des tapis troués, rayonnans de l’éclat de ce soleil splendide qui les couvrait d’un manteau d’or. L’œil étincelant, les dents blanches, le rire insouciant des montagnards, l’attitude patriarcale des pauvres familles curdes, çà et là groupées à l’ombre des voiles, comme sous les tentes du désert, l’imposante gravité de certains émirs ou schérifs, plus riches d’ancêtres que de piastres, et qui, comme don Quichotte, semblaient se dire : — Partout où je m’assieds, je suis à la place d’honneur, — tout cela sans doute valait bien la compagnie de quelques touristes taciturnes et d’un certain nombre de Turcs cérémonieux.

Le Marseillais m’avait conduit en causant jusqu’à une place où il avait étendu son matelas auprès d’un autre occupé par un prêtre grec et sa femme qui faisaient le pèlerinage de Jérusalem. C’étaient deux vieillards de fort bonne humeur, qui avaient lié déjà une étroite amitié avec le Marseillais. Ces gens possédaient un corbeau qui sautelait sur leurs genoux et sur leurs pieds et partageait leur maigre déjeuner. Le Marseillais me fit asseoir près de lui et tira d’une caisse un énorme saucisson et une bouteille de forme européenne.

— Si vous n’aviez pas déjeuné tout à l’heure, me dit-il, je vous offrirais de ceci ; mais vous pouvez bien en goûter : c’est du saucisson d’Arles, monsieur ! cela rendrait l’appétit à un mort !.. Voyez ce qu’ils vous ont donné à manger aux premières, toutes les conserves de rosbeef et de légumes qu’ils tiennent dans des boîtes de fer-blanc.... si cela vaut une bonne rondelle de saucisson, que la larme en coule sur le couteau !... Vous pouvez traverser le désert avec cela dans votre poche, et vous ferez encore bien des politesses aux Arabes, qui vous diront qu’ils n’ont jamais rien mangé de meilleur !

Le Marseillais, pour prouver son assertion, découpa deux tranches et les offrit au pope grec et à sa femme, qui ne manquèrent pas de faire honneur à ce régal. — Par exemple, cela pousse toujours à boire, reprit-il... Voilà du vin de la Camargue qui vaut mieux que le vin de Chypre, s’entend comme ordinaire... Mais il faudrait une tasse ; moi, quand je suis seul, je bois à même la bouteille. 

Le pope tira de dessous ses habits une sorte de coupe en argent couverte d’ornemens repoussés d’un travail ancien, et qui portait à l’intérieur des traces de dorure ; — peut-être était-ce un calice d’église. ; — le sang de la grappe perlait joyeusement dans le vermeil. Il y avait si long-temps que je n’avais bu de vin rouge, et j’ajouterai même de vin français, que je vidai la tasse sans faire de façons. Le pope et sa femme n’en étaient pas à faire connaissance avec le vin du Marseillais.

— Voyez-vous ces braves gens-là, me dit celui-ci, ils ont peut-être à eux deux un siècle et demi, et ils ont voulu voir la Terre Sainte avant de mourir. Ils vont célébrer la cinquantaine de leur mariage à Jérusalem ; ils avaient des enfans, qui sont morts, ils n’ont plus à présent que ce corbeau ! eh bien ! c’est égal, ils s’en vont remercier le bon Dieu ! 

Le pope, qui comprenait que nous parlions de lui, souriait d’un air bienveillant sous son toquet noir ; la bonne vieille, dans ses longues draperies bleues de laine, me faisait songer au type austère de Rébecca.

La marche du paquebot s’était ralentie, et quelques passagers debout se montraient un point blanchâtre sur le rivage ; nous étions arrivés devant le port de Seyda, l’ancienne Sidon. — La montagne d’Élie (Mar-Elias), sainte pour les Turcs comme pour les chrétiens et les Druses, se dessinait à gauche de la ville, et la masse imposante du khan français ne tarda pas à attirer nos yeux. Les murs et les tours portent les traces du bombardement anglais de 1840, qui a démantelé toutes les villes maritimes du Liban. De plus, tous leurs ports, depuis Tripoli jusqu’à Saint-Jean-d’Acre, avaient été, comme on sait, comblés jadis d’après les ordres de Fakardin, prince des Druses, afin d’empêcher la descente des troupes turques, de sorte que ces villes illustres ne sont que ruine et désolation. La nature pourtant ne s’associe pas à ces efforts si long-temps renouvelés des malédictions bibliques. Elle se plaît toujours à encadrer ces débris d’une verdure délicieuse. Les jardins de Sidon fleurissent encore comme au temps du culte d’Astarté. La ville moderne est bâtie à un mille de l’ancienne, dont les ruines entourent un mamelon surmonté d’une tour carrée du moyen-âge, autre ruine elle-même.

Beaucoup de passagers descendaient à Seyda, et, comme le paquebot s’y arrêtait pour quelques heures, je me fis mettre à terre en même temps que le Marseillais. Le pope et sa femme débarquèrent aussi, ne pouvant plus supporter la mer et ayant résolu de continuer par terre leur pèlerinage. Nous longeons dans un caïque les arches du pont maritime qui joint à la ville le fort bâti sur un îlot ; nous passons au milieu des frêles tartanes qui seules trouvent assez de fond pour s’abriter dans le port, et nous abordons à une ancienne jetée dont les pierres énormes sont en partie semées dans les flots. La vague écume sur ces débris, et l’on ne peut débarquer à pied sec qu’en se faisant porter par des hamals presque nus. Nous rions un peu de l’embarras des deux Anglaises, compagnes du missionnaire, qui se tordent dans les bras de ces tritons cuivrés, aussi blondes, mais plus vêtues que les néréides du Triomphe de Galatée. — Le corbeau, commensal du pauvre ménage grec, bat des ailes et pousse des cris ; une tourbe de jeunes drôles, qui se sont faits des machlahs rayés avec des sacs en poils de chameau, se précipitent sur les bagages ; quelques-uns se proposent comme cicerones en hurlant deux ou trois mots français. L’œil se repose avec plaisir sur des bateaux chargés d’oranges, de figues et d’énormes raisins de la terre promise ; plus loin une odeur pénétrante d’épiceries, de salaisons et de fritures signale le voisinage des boutiques. En effet, on passe entre les bâtimens de la marine et ceux de la douane, et l’on se trouve dans une rue bordée d’étalages qui aboutit à la porte du khan français. Nous voilà sur nos terres. Le drapeau tricolore flotte sur l’édifice, qui est le plus considérable de Seyda. La vaste cour carrée, ombragée d’acacias avec un grand bassin au centre, est entourée de deux rangées de galeries qui correspondent en bas à des magasins, en haut à des chambres occupées par des négocians. On m’indique le logement consulaire situé dans l’angle gauche, et, pendant que j’y monte, le Marseillais se rend avec le pope au couvent des franciscains, qui occupe le bâtiment du fond. C’est une ville que ce khan français, nous n’en avons pas de plus important dans toute la Syrie. Malheureusement, notre commerce n’est plus en rapport avec les proportions de ce comptoir.

Je causais tranquillement avec M. Conti, notre vice-consul, lorsque le Marseillais nous arriva tout animé, se plaignant des franciscains et les accablant d’épithètes voltairiennes. Ils avaient refusé de recevoir le pope et sa femme. — C’est, dit M. Conti, qu’ils ne logent personne qui ne leur ait été adressé avec une lettre de recommandation.

— Eh bien ! c’est fort commode, dit le Marseillais, mais je les connais tous, les moines, ce sont là leurs manières ; quand ils voient de pauvres diables, ils ont toujours la même chose à dire. Les gens à leur aise donnent huit piastres (2 fr.) par jour dans chaque couvent ; on ne les taxe pas, mais c’est le prix, et avec cela ils sont sûrs d’être bien accueillis partout.

— Mais on recommande aussi de pauvres pèlerins, dit M. Conti, et les pères les accueillent gratuitement.

— Sans doute, et puis, au bout de trois jours, on les met à la porte, dit le Marseillais. Et combien en reçoivent-ils de ces pauvres-là par année ? Vous savez bien qu’en France on n’accorde de passeport pour l’Orient qu’aux gens qui prouvent qu’ils ont de quoi faire le voyage.

— Ceci est très exact, dis-je à M. Conti, et rentre dans les maximes d’égalité applicables à tous les Français... quand ils ont de l’argent dans leur poche.

— Vous savez sans doute, répondit-il, que, d’après les capitulations avec la Porte, les consuls sont forcés de rapatrier ceux de leurs nationaux qui manqueraient de ressources pour retourner en Europe. C’est une grosse dépense pour l’état.

— Ainsi, dis-je, plus de croisades volontaires, plus de pèlerinages possibles, et nous avons une religion d’état !

— Tout cela, s’écria le Marseillais, ne nous donne pas un logement pour ce pauvre prêtre et sa femme.

— Je le recommanderais bien, dit M. Conti ; mais vous comprenez que dans tous les cas un couvent catholique ne peut pas recevoir un prêtre grec avec sa femme. Il y a ici un couvent grec où ils peuvent aller.

— Eh ! que voulez-vous ? dit le Marseillais, c’est encore une affaire pire. Ces pauvres gens sont des Grecs schismatiques ; dans toutes les religions, plus les croyances se rapprochent, et plus les croyans se détestent ; arrangez cela. Ma foi, je vais frapper à la porte d’un Turc. Ils ont cela de bon, au moins, qu’ils donnent l’hospitalité à tout le monde. 

M. Conti eut beaucoup de peine à retenir le Marseillais ; il voulut bien se charger lui-même d’héberger le pope, sa femme et le corbeau, qui s’unissait à l’inquiétude de ses maîtres en poussant des couacs plaintifs.

C’est un homme excellent que notre consul et aussi un savant orientaliste ; il m’a fait voir deux ouvrages traduits de manuscrits qui lui avaient été prêtés par un Druse. On voit ainsi que la doctrine n’est plus tenue aussi secrète qu’autrefois. Sachant que ce sujet m’intéressait, M. Conti voulut bien en causer longuement avec moi pendant le dîner. Nous allâmes ensuite voir les ruines, auxquelles on arrive à travers des jardins délicieux, qui sont les plus beaux de toute la côte de Syrie. Quant aux ruines situées au nord, elles ne sont plus que fragmens et poussière ; les seuls fondemens d’une muraille paraissent remonter à l’époque phénicienne ; le reste est du moyen-âge : on sait que saint Louis fit reconstruire la ville et réparer un château carré, anciennement construit par les Ptolémées. La citerne d’Élie, le sépulcre de Zabulon et quelques grottes sépulcrales avec des restes de pilastres et de peintures complètent le tableau de tout ce que Seyda doit au passé.

M. Conti nous a fait voir, en revenant, une maison située au bord de la mer, qui fut habitée par Bonaparte à l’époque de la campagne de Syrie. La tenture en papier peint, ornée d’attributs guerriers, a été posée à son intention, et deux bibliothèques, surmontées de vases chinois, renfermaient les livres et les plans que consultait assidûment le héros. On sait qu’il s’était avancé jusqu’à Seyda pour établir des relations avec des émirs du Liban. Un traité secret mettait à sa solde six mille Maronites et six mille Druses destinés à arrêter l’armée du pacha de Damas marchant sur Acre. Malheureusement les intrigues des souverains de l’Europe et d’une partie des couvens, hostiles aux idées de la révolution, arrêtèrent l’élan des populations ; les princes du Liban, toujours politiques, subordonnaient leur concours officiel au résultat du siège de Saint-Jean-d’Acre. Au reste, des milliers de combattans indigènes s’étaient réunis déjà à l’armée française en haine des Turcs ; mais le nombre n’y pouvait rien faire en cette circonstance. Les équipages de siège que l’on attendait furent saisis par la flotte anglaise, qui parvint à jeter dans Acre ses ingénieurs et ses canonniers. Ce fut un Français, nommé Phelippeaux, ancien condisciple de Napoléon, qui, comme on sait, dirigea la défense. Une vieille haine d’écolier a peut-être décidé du sort du monde !

III. — UN DÉJEUNER À SAINT-JEAN-D’ACRE.

Le paquebot avait remis à la voile ; la chaîne du Liban s’abaissait et reculait de plus en plus à mesure que nous approchions d’Acre ; la plage devenait sablonneuse et se dépouillait de verdure. Cependant nous ne tardâmes pas à apercevoir le port de Sour, l’ancienne Tyr, où l’on ne s’arrêta que pour prendre quelques passagers. La ville est beaucoup moins importante encore que Seyda. Elle est bâtie sur le rivage, et l’îlot où s’élevait Tyr à l’époque du siège qu’en fit Alexandre n’est plus couvert que de jardins et de pâturages. La jetée que fit construire le conquérant, tout empâtée par les sables, ne montre plus les traces du travail humain ; c’est un isthme d’un quart de lieue simplement. Mais, si l’antiquité ne se révèle plus sur ces bords que par des débris de colonnes rouges et grises, l’âge chrétien a laissé des vestiges plus imposans. On distingue encore les fondations de l’ancienne cathédrale, bâtie dans le goût syrien, qui se divisait en trois nefs semi-circulaires, séparées par des pilastres, et où fut le tombeau de Frédéric Barberousse, noyé près de Tyr, dans le Kasamy. Les fameux puits d’eau vive de Ras-el-Aïn, célébrés dans la Bible, et qui sont de véritables puits artésiens, dont on attribue la création à Salomon, existent encore à une lieue de la ville, et l’aqueduc qui en amenait les eaux à Tyr découpe toujours sur le ciel plusieurs de ces arches immenses. Voilà tout ce que Tyr a conservé : ses vases transparens, sa pourpre éclatante, ses bois précieux étaient jadis renommés par toute la terre. Ces riches exportations ont fait place à un petit commerce de grains récoltés par les Métualis, et vendus par les Grecs, très nombreux dans la ville.

La nuit tombait lorsque nous entrâmes dans le port de Saint-Jean-d’Acre. Il était trop tard pour débarquer ; mais, à la clarté si nette des étoiles, tous les détails du golfe, gracieusement arrondi entre Acre et Kaïffa, se dessinaient à l’aide du contraste de la terre et des eaux. Au-delà d’un horizon de quelques lieues se découpent les cimes de l’Anti-Liban qui s’abaissent à gauche, tandis qu’à droite s’élève et s’étage en croupes hardies la chaîne du Carmel, qui s’étend vers la Galilée. La ville endormie ne se révélait encore que par ses murs à créneaux, ses tours carrées et les dômes d’étain de sa mosquée, indiquée de loin par un seul minaret. A part ce détail musulman, on peut rêver encore la cité féodale des templiers, le derniers rempart des croisades.

Le jour vint dissiper cette illusion en trahissant l’amas de ruines informes qui résultent de tant de sièges et de bombardemens accomplis jusqu’à ces dernières années. Au point du jour, le Marseillais m’avait réveillé pour me montrer l’étoile du matin levée sur le village de Nazareth, distant seulement de huit lieues. On ne peut échapper à l’émotion d’un tel souvenir. Je proposai au Marseillais de faire ce petit voyage.

— C’est dommage, dit-il, qu’il ne s’y trouve plus la maison de la Vierge ; mais vous savez que les anges l’ont transportée en une nuit à Lorette, près de Venise. Ici on en montre la place, voilà tout. Ce n’est pas la peine d’y aller pour voir qu’il n’y a plus rien ! 

Au reste, je songeai surtout pour le moment à faire ma visite au pacha. Le Marseillais, par son expérience des mœurs turques, pouvait me donner des conseils quant à la manière de me présenter, et je lui appris comment j’avais fait à Paris la connaissance de Méhmet-Pacha.

— Pensez-vous qu’il me reconnaîtra ? lui dis-je

— Eh ! sans doute, répondit-il ; seulement il faut reprendre le costume européen, sans cela vous seriez obligé de prendre votre tour d’audience, et il ne serait peut-être pas pour aujourd’hui. 

Je suivis ce conseil, gardant toutefois le tarbouch, à cause de mes cheveux rasés à l’orientale.

— Je connais bien votre pacha, disait le Marseillais pendant que je changeais de costume. On l’appelle à Constantinople Guezluk, ce qui veut dire l’homme aux lunettes.

— C’est juste, lui dis-je, il portait des lunettes quand je l’ai connu.

— Eh bien ! voyez ce que c’est chez les Turcs : ce sobriquet est devenu son nom, et cela restera dans sa famille ; on appellera son fils Guezluk-Oglou, ainsi de tous ses descendans. La plupart des noms turcs ont des origines semblables. Cela indique d’ordinaire que, l’homme s’étant élevé par son mérite, ses enfans acceptent l’héritage d’un surnom souvent ironique, car il rappelle ou un ridicule, ou un défaut corporel, ou l’idée d’un métier que le personnage exerçait avant son élévation.

— C’est encore, dis-je, un des principes de l’égalité musulmane. On s’honore par l’humilité. N’est-ce pas aussi un principe chrétien ?

— Écoutez, dit le Marseillais, puisque le pacha est votre ami, il faut que vous fassiez quelque chose pour moi. Dites-lui que j’ai à lui vendre une pendule à musique qui exécute tous les opéras italiens. Il y a dessus des oiseaux qui battent des ailes et qui chantent. C’est une petite merveille. Ils aiment cela, les Turcs ! 

Nous ne tardâmes pas à être mis à terre, et j’en eus bientôt assez de parcourir des rues étroites et poudreuses en attendant l’heure convenable pour me présenter au pacha. A part le bazar voûté en ogive et la mosquée de Djezzar-Pacha, fraîchement restaurée, il reste peu de choses à voir dans la ville ; il faudrait une vocation d’architecte pour relever les plans des églises et des couvens de l’époque des croisades. l’emplacement est encore marqué par les fondations ; une galerie qui longe le port est seule restée debout, comme débris du palais des grands maîtres de Saint-Jean de Jérusalem.

Le pacha demeurait hors de la ville, dans un kiosque d’été situé près des jardins d’Abdallah, au bout d’un aqueduc qui traverse la plaine. — En voyant dans la cour les chevaux et les esclaves des visiteurs, je reconnus que le Marseillais avait eu raison de me faire changer de costume. Avec l’habit levantin, je devais paraître un mince personnage ; avec l’habit noir tous les regards se fixaient sur moi.

Sous le péristyle, au bas de l’escalier, était un amas immense de babouches, laissées à mesure par les entrans. Le tchiboutji qui me reçut voulait me faire ôter mes bottes ; mais je m’y refusai, ce qui donna une haute opinion de mon importance. Aussi ne restai-je qu’un instant dans la salle d’attente. On avait, du reste, remis au pacha la lettre dont j’étais chargé, et il donna ordre de me faire entrer, bien que ce ne fût pas mon tour.

Ici l’accueil devint plus cérémonieux. Je m’attendais déjà à une réception européenne ; mais le pacha se borna à me faire asseoir près de lui sur un divan qui entourait une partie de la salle. Il affecta de ne parler qu’italien, bien que je l’eusse entendu parler français à Paris, et m’ayant adressé la phrase obligée : « Ton kef est-il bon ? » c’est-à-dire te trouves-tu bien ? il me fit apporter le chibouk et le café. Notre conversation s’alimenta encore de lieux communs. Puis le pacha me répéta : « Ton kef est-il bon ? » et fit servir une autre tasse de café. J’avais couru les rues d’Acre toute la matinée et traversé la plaine sans rencontrer la moindre trattoria ; j’avais refusé même un morceau de pain et de saucisson d’Arles offerts par le Marseillais, comptant un peu sur l’hospitalité musulmane ; mais le moyen de faire fond sur l’amitié des grands ! La conversation se prolongeait sans que le pacha m’offrît autre chose que du café sans sucre et de la fumée de tabac. Il répéta une troisième fois : « Ton kef est-il bon ? » Je me levai pour prendre congé. En ce moment-là, midi sonna à une pendule placée au-dessus de ma tête, elle commença un air ; une seconde sonna presque aussitôt et commença un air différent ; une troisième et une quatrième débutèrent à leur tour, et il en résulta le charivari que l’on peut penser. Si habitué que je fusse aux singularités des Turcs, je ne pouvais comprendre que l’on réunît tant de pendules dans la même salle. Le pacha paraissait enchanté de cette harmonie et fier sans doute de montrer à un Européen son amour du progrès. Je songeais en moi-même à la commission dont le Marseillais m’avait chargé. La négociation me paraissait d’autant plus difficile, que les quatre pendules occupaient chacune symétriquement une des faces de la salle. Où placer la cinquième ? Je n’en parlai pas.

Ce n’était pas le moment non plus de parler de l’affaire du cheik druse prisonnier à Beyrouth. Je gardai ce point délicat pour une autre visite, où le pacha m’accueillerait peut-être moins froidement. Je me retirai en prétextant des affaires à la ville. Lorsque je fus dans la cour, un officier vint me prévenir que le pacha avait ordonné à deux cavas de m’accompagner partout où je voudrais aller. Je ne m’exagérai pas la portée de cette attention, qui se résout d’ordinaire en un fort bakchis à donner auxdits estafiers.

Lorsque nous fûmes entrés dans la ville, je demandai à l’un d’eux où l’on pouvait aller déjeuner. Ils se regardèrent avec des yeux très étonnés en se disant que ce n’était pas l’heure. Comme j’insistais, ils me demandèrent une colonnate (piastre d’Espagne) pour acheter des poules et du riz. Où auraient-ils fait cuire cela ? Dans un corps de garde ? Cela me parut une œuvre chère et compliquée. Enfin ils eurent l’idée de me mener au consulat français ; mais j’appris là que notre agent résidait de l’autre côté du golfe, sur le revers du mont Carmel. A Saint-Jean-d’Acre, comme dans les villes du Liban, les Européens ont des habitations dans les montagnes à des hauteurs où cessent l’impression des grandes chaleurs et l’effet des vents brûlans de la plaine. Je ne me sentis pas le courage d’aller demander à déjeuner si au-dessus du niveau de la mer. Quant à me présenter au couvent, je savais qu’on ne m’y aurait pas reçu sans lettre de recommandation. Je ne comptais donc plus que sur la rencontre du Marseillais, lequel probablement devait se trouver au bazar.

En effet, il était en train de vendre à un marchand grec un assortiment de ces anciennes montres de nos pères, en forme d’oignons, que les Turcs préfèrent aux montres plates. Les plus grosses sont les plus chères ; — les œufs de Nuremberg sont hors de prix. Nos vieux fusils d’Europe trouvent aussi leur placement dans tout l’Orient, car on n’y veut que des fusils à pierre. — Voilà mon commerce, me dit le Marseillais ; j’achète en France toutes ces anciennes choses à bon marché, et je les revends ici le plus cher possible. Les vieilles parures de pierres fines, les vieux cachemires, voilà ce qui se vend aussi fort bien. Cela est venu de l’Orient, et cela y retourne. En France, on ne sent pas le prix des belles choses ; tout dépend de la mode. Tenez, la meilleure spéculation, c’est d’acheter en France les armes turques, les chibouks, les bouquins d’ambre et toutes les curiosités orientales rapportées en divers temps par les voyageurs, et puis de venir les revendre dans ces pays-ci. Quand je vois des Européens acheter ici des étoffes, des costumes, des armes, je dis en moi-même : Pauvre dupe ! cela te coûterait moins à Paris chez un marchand de bric-à-brac !

— Mon cher, lui dis-je, il ne s’agit pas de tout cela ; avez-vous encore un morceau de votre saucisson d’Arles ?

— Hé ! je crois bien ! cela dure long-temps. Je comprends votre affaire ; vous n’avez pas déjeuné ; c’est bon. Nous allons entrer chez un cafédji ; on ira vous chercher du pain. 

Le plus triste, c’est qu’il n’y avait dans la ville que de ce pain sans levain, cuit sur des plaques de tôle, qui ressemble à de la galette ou à des crêpes de carnaval. Je n’ai jamais supporté cette indigeste nourriture qu’à condition d’en manger fort peu et de me rattraper sur les autres comestibles. Avec le saucisson, cela était plus difficile ; je fis donc un pauvre déjeuner.

Nous offrîmes du saucisson aux cavas, mais ces derniers le refusèrent par un scrupule de religion. — Les malheureux ! dit le Marseillais, ils s’imaginent que c’est du porc ; ils ne savent pas que le saucisson d’Arles se fait avec de la chair de mulet… 

IV. — AVENTURE D’UN MARSEILLAIS.

L’heure de la sieste était arrivée depuis long-temps ; tout le monde dormait, et les deux cavas, pensant que nous allions en faire autant, s’étaient étendus sur les bancs du café. J’avais bien envie de laisser là ce cortège incommode et d’aller faire mon kef hors de la ville sous des ombrages ; mais le Marseillais me dit que ce ne serait pas convenable, et que nous ne rencontrerions pas plus d’ombre et plus de fraîcheur au-dehors qu’entre les gros murs du bazar où nous nous trouvions. Nous nous mîmes donc à causer pour passer le temps. Je lui racontai ma position, mes projets ; l’idée que j’avais conçue de me fixer en Syrie, d’y épouser une femme du pays, et, ne pouvant pas choisir une musulmane, à moins de changer de religion, comment j’avais été conduit à me préoccuper d’une jeune fille druse qui me convenait sous tous les rapports. — Il y a des momens où l’on sent le besoin, comme le barbier du roi Midas, de déposer ses secrets n’importe où. Le Marseillais, homme léger, ne méritait peut-être pas tant de confiance ; mais, au fond, c’était un bon diable, et il m’en donna la preuve par l’intérêt que ma situation lui inspira.

— Je vous avouerai, lui dis-je, qu’ayant connu le pacha à l’époque de son séjour à Paris, j’avais espéré de sa part une réception moins cérémonieuse ; je fondais même quelque espérance sur des services que cette circonstance m’aurait permis de rendre au cheik druse, père de la jolie fille dont je vous ai parlé.... Et maintenant je ne sais trop ce que j’en puis attendre.

— Plaisantez-vous ? me dit le Marseillais, vous allez vous donner tant de peine pour une petite fille des montagnes ? Eh ! quelle idée vous faites-vous de ces Druses ? Un cheik druse, eh bien ! qu’est-ce que c’est près d’un Européen, d’un Français qui est du beau monde ? Voilà dernièrement le fils d’un consul anglais, M. Parker, qui a épousé une de ces femmes-là, une Ansarienne du pays de Tripoli ; personne de sa famille ne veut plus le voir ! C’était aussi la fille d’un cheik pourtant.

— Oh ! les Ansariens ne sont pas les Druses.

— Voyez-vous, ce sont là des caprices de jeune homme. Moi je suis resté long-temps à Tripoli ; je faisais des affaires avec un de mes compatriote qui avait établi une filature de soie dans la montagne ; il connaissait bien tous ces gens-là ; ce sont des peuples où les hommes, les femmes mènent une vie bien singulière. 

Je me mis à rire, sachant bien q’il ne s’agissait là que de sectes qui n’ont qu’un rapport d’origine avec les Druses, et je priai le Marseillais de me conter ce qu’il savait.

— Ce sont des drôles, me dit-il à l’oreille avec cette expression comique des méridionaux qui entendent par ce terme quelque chose de particulièrement égrillard.

— C’est possible, dis-je, mais la jeune fille dont je vous parle n’appartient pas à des sectes pareilles, où peuvent exister quelques pratiques dégénérées du culte primitif des Druses. C’est ce qu’on appelle une savante, une akkalé.

— Eh oui ! c’est bien cela ; ceux que j’ai vus nomment leurs prêtresses akklats ; c’est le même mot varié par la prononciation locale. Eh bien ! ces prêtresses, savez-vous à quoi elles s’emploient ? On les fait monter sur la sainte table pour représenter la Kadra (la Vierge). Bien entendu qu’elles sont là dans la tenue la plus simple, sans robes ni rien sur elles, et le prêtre fait la prière en disant qu’il faut adorer l’image de la maternité. C’est comme une messe ; seulement il y a sur l’autel un grand vase de vin dont il boit, et qu’il fait passer ensuite à tous les assistans.

— Croyez-vous, dis-je, à ces bourdes inventées par les gens des autres cultes ?

— Si j’y crois ? J’y crois si bien que j’ai vu, moi, dans le district de Kadmous, le jour de la fête de la Nativité, tous les hommes qui rencontraient des femmes sur les chemins se prosterner devant elles et embrasser leurs genoux.

— Eh bien, ce sont des restes de l’ancienne idolâtrie d’Astarté, qui se sont mélangés avec les idées chrétiennes.

— Et que dites-vous de leur manière de célébrer l’Épiphanie ?

— La fête des Rois ?

— Oui ; mais pour eux cette fête est aussi le commencement de l’année. Ce jour-là, les akkals (initiés), hommes et femmes, se réunissent dans leurs khaloués, ce qu’ils appellent leurs temples : il y a un moment de l’office où l’on éteint toutes les lumières, et je vous laisse à penser ce qu’il peut arriver de beau.

— Je ne crois à rien de tout cela ; on en a dit autant d’ailleurs des agapes des premiers chrétiens. Et quel est l’Européen qui a pu voir de pareilles cérémonies, puisque les initiés seuls peuvent entrer dans ces temples ?

— Qui ? Eh ! tenez, simplement mon compatriote de Tripoli, le filateur de soie, qui faisait des affaires avec un de ces akkals. Celui-ci lui devait de l’argent, mon ami lui dit : — Je te tiens quitte, si tu veux t’arranger pour me conduire à une de ces assemblées. — L’autre fit bien des difficultés, disant que, s’ils étaient découverts, on les poignarderait tous les deux. N’importe ; quand un Marseillais a mis une chose dans sa tête, il faut qu’elle aboutisse. Ils prennent rendez-vous le jour de la fête ; l’akkal avait expliqué d’avance à mon ami toutes les momeries qu’il fallait faire, et, avec le costume, sachant bien la langue, il ne risquait pas grand’chose. Les voilà qui arrivent devant un de ces khaloués ; c’est comme un tombeau de santon, une chapelle carrée avec un petit dôme, entourée d’arbres et adossée aux rochers. Vous en avez pu voir dans la montagne.

— J’en ai vu.

— Mais il y a toujours aux environs des gens armés pour empêcher les curieux d’approcher aux heures des prières.

— Et ensuite ?

— Ensuite, ils ont attendu le lever d’une étoile qu’ils appellent Sochra ; c’est l’étoile de Vénus. Ils lui font une prière.

— C’est encore un reste, sans doute, de l’adoration d’Astarté.

— Attendez. Ils se sont mis ensuite à compter les étoiles filantes. Quand cela est arrivé à un certain nombre, ils en ont tiré les augures, et puis, les trouvant favorables, ils sont entrés tous dans le temple et ont commencé la cérémonie. Pendant les prières, les femmes entraient une à une, et au moment du sacrifice les lumières se sont éteintes.

— Et qu’est devenu le Marseillais ?

— On lui avait dit ce qu’il fallait faire, parce qu’il n’y a pas là à choisir ; c’est comme un mariage qui se ferait les yeux fermés...

— Eh bien ! c’est leur manière de se marier, voilà tout ; et, du moment qu’il y a consécration, l’énormité du fait me semble beaucoup diminuée ; c’est même une coutume très favorable aux femmes laides.

— Vous ne comprenez pas ! Ils sont mariés en outre, et chacun est tenu d’amener sa femme. Le grand cheik lui-même, qu’ils appellent mékkadam, ne peut se refuser à cette pratique égalitaire.

— Je commence à être inquiet du sort de votre ami.

— Mon ami se trouvait dans le ravissement du lot qui lui était échu... Il se dit : — Quel dommage de ne pas savoir qui l’on a aimé un instant ! Les idées de ces gens-là sont absurdes...

— Ils veulent sans doute que personne ne sache au juste quel est son père ; c’est pousser un peu loin la doctrine de l’égalité. L’Orient est plus avancé que nous dans le communisme.

— Mon ami, reprit le Marseillais, eut une idée bien ingénieuse ; il coupa un morceau de la robe de la femme qui était près de lui, se disant : Demain matin, au grand jour, je saurai à qui j’ai eu affaire.

— Oh ! oh !

— Monsieur, continua le Marseillais, quand ce fut au point du jour, chacun sortit sans rien dire, après que les officians eurent appelé la bénédiction du bon Dieu... ou, qui sait, peut-être du diable, sur la postérité de tous ces mariages. Voilà mon ami qui se met à guetter les femmes, dont chacune avait pris son voile. Il reconnaît bientôt celle à qui il manquait un morceau de sa robe. Il la suit jusqu’à sa maison sans avoir l’air de rien, et puis il entre un peu plus tard chez elle comme quelqu’un qui passe... Il demande à boire : cela ne se refuse jamais dans la montagne, et voilà qu’il se trouve entouré d’enfans et de petits enfans... Cette femme était une vieille !

— Une vieille !

— Oui monsieur ! et vous jugez si mon ami fut content de son expédition...

— Pourquoi vouloir tout approfondir ? Ne valait-il pas mieux conserver l’illusion ? Les mystères antiques ont eu une légende plus gracieuse, celle de Psyché.

— Vous croyez que c’est une fable que je vous conte ; mais tout le monde sait cette histoire à Tripoli. Maintenant, que dites-vous de ces paroissiens-là et de leurs cérémonies ?

— Votre imagination va trop loin, dis-je au Marseillais ; la coutume dont vous parlez n’a lieu que dans une secte repoussée de toutes les autres. Il serait aussi injuste d’attribuer de pareilles mœurs aux Ansariens et aux Druses que de faire rentrer dans le christianisme certaines folies analogues attribuées aux anabaptistes ou aux vaudois. 

Notre discussion continua quelque temps ainsi. L’erreur de mon compagnon me contrariait dans les sympathies que je m’étais formées à l’égard des populations du Liban, et je ne négligeai rien pour le détromper, tout en accueillant les renseignemens précieux que m’apportaient ses propres observations.

La plupart des voyageurs saisissent les détails bizarres de la vie et des coutumes de certains peuples. Le sens général leur échappe et ne peut s’acquérir en effet que par des études profondes. Combien je m’applaudissais d’avoir pris d’avance une connaissance exacte de l’histoire et des doctrines religieuses de tant de populations du Liban, dont le caractère m’inspirait de l’estime ! Dans le désir que j’avais de me fixer au milieu d’elles, de pareilles données ne m’étaient pas indifférentes, et j’en avais besoin pour résister à la plupart des préjugés européens.

En général, nous ne nous intéressons en Syrie qu’aux Maronites, catholiques comme nous, et tout au plus encore aux Grecs, aux Arméniens et aux Juifs, dont les idées s’éloignent moins des nôtres que celles des musulmans ; nous ne songeons pas qu’il existe une série de croyances intermédiaires capables de se rattacher aux principes de civilisation du nord, que l’islamisme repoussera toujours.

La Syrie est certainement le seul point d’Orient où l’Europe puisse poser solidement le pied pour établir des colonies florissantes ainsi que le fit l’ancienne Grèce. Partout ailleurs il faudrait refouler les populations arabes ou craindre constamment leur rébellion, comme il arrive en Algérie. Une moitié au moins des populations syriennes se compose soit de chrétiens, soit de races hostiles à la domination musulmane. Il faudrait même ajouter à ce nombre une grande partie des Arabes du désert, qui, comme les Persans, appartiennent à la secte d’Ali.

V. — LE DÎNER DU PACHA.

La journée était avancée, et la fraîcheur amenée par la brise maritime mettait fin au sommeil des gens de la ville. Nous sortîmes du café et je commençai à m’inquiéter du dîner ; mais les cavas, dont je ne comprenais qu’imparfaitement le baragouin plus turc qu’arabe, me répétaient toujours ti sabir, comme des Levantins de Molière.

— Demandez-leur donc ce que je dois savoir, dis-je enfin au Marseillais.

— Ils disent qu’il est temps de retourner chez le pacha.

— Pour quoi faire ?

— Pour dîner avec lui.

— Ma foi, dis-je, je n’y comptais plus ; le pacha ne m’avait pas invité.

— Du moment qu’il vous faisait accompagner, cela allait de soi-même.

— Mais, dans ces pays-ci, le dîner a lieu ordinairement vers midi.

— Non pas chez les Turcs, dont le repas principal se fait au coucher du soleil, après la prière. 

Je pris congé du Marseillais et je retournai au kiosque du pacha. En traversant la plaine couverte d’herbes sauvages brûlées par le soleil, j’admirais l’emplacement de l’ancienne ville, si puissante et si magnifique, aujourd’hui réduite à cette langue de terre informe qui s’avance dans les flots et où se sont accumulés les débris de trois bombardemens terribles depuis cinquante ans. On heurte à tout moment du pied dans la plaine des débris de bombes et des boulets dont le sol est criblé.

En rentrant au pavillon où j’avais été reçu le matin, je ne vis plus d’amas de chaussures au bas de l’escalier, plus de visiteurs encombrant le mabahim (pièce d’entrée) ; on me fit seulement traverser la salle aux pendules, et je trouvai dans la pièce suivante le pacha, qui fumait assis sur l’appui de la fenêtre, et qui, se levant sans façon, me donna une poignée de main à la française.  « Comment cela va-t-il ? Vous êtes-vous bien promené dans notre belle ville ? me dit-il en français ; avez-vous tout vu ? » Son accueil était si différent de celui du matin, que je ne pus m’empêcher d’en faire paraître quelque surprise.

— Ah ! pardon, me dit-il, si je vous ai reçu ce matin en pacha. Ces braves gens qui se trouvaient dans la salle d’audience ne m’auraient point pardonné de manquer à l’étiquette en faveur d’un Frangi. A Constantinople, tout le monde comprendrait cela ; mais ici nous sommes en province

Après avoir appuyé sur ce dernier mot, Méhmet-Pacha voulut bien m’apprendre qu’il avait habité long-temps Metz en Lorraine comme élève de l’école préparatoire d’artillerie. Ce détail me mit tout-à-fait à mon aise en me fournissant l’occasion de lui parler de quelques-uns de mes amis qui avaient été ses camarades. Pendant cet entretien, le coup de canon du port annonçant le coucher du soleil retentit du côté de la ville. Un grand bruit de tambours et de fifres annonça l’heure de la prière aux Albanais répandus dans les cours. Le pacha me quitta un instant, sans doute pour aller remplir ses devoirs religieux ; ensuite, il revint et me dit : — Nous allons dîner à l’européenne. 

En effet, on apporta des chaises et une table haute, au lieu de retourner un tabouret et de poser dessus un plateau de métal et des coussins autour, comme cela se fait d’ordinaire. Je sentis tout ce qu’il y avait d’obligeant dans le procédé du pacha, et toutefois, je l’avouerai, je n’aime pas ces coutumes de l’Europe envahissant peu à peu l’Orient ; je me plaignis au pacha d’être traité par lui en touriste vulgaire.

— Vous venez bien me voir en habit noir !... me dit-il.

La réplique était juste ; pourtant je sentais bien que j’avais eu raison. Quoi que l’on fasse, et si loin que l’on puisse aller dans la bienveillance d’un Turc, il ne faut pas croire qu’il puisse y avoir tout de suite fusion entre notre façon de vivre et la sienne. Les coutumes européennes qu’il adopte dans certains cas deviennent une sorte de terrain neutre où il nous accueille sans se livrer lui-même ; il consent à imiter nos mœurs comme il use de notre langue, mais à l’égard de nous seulement. Il ressemble à ce personnage de ballet qui est moitié paysan et moitié seigneur ; il montre à l’Europe le côté gentleman, il est toujours un pur Osmanli pour l’Asie. Les préjugés des populations font d’ailleurs de cette politique une nécessité.

Au demeurant, je retrouvai dans Méhmet-Pacha un très excellent homme, plein de politesse et d’affabilité, attristé vivement de la situation que les puissances font à la Turquie, en ne lui permettant ni de vivre ni de mourir. Il me racontait qu’il venait de quitter la haute position de pacha de Topana à Constantinople, par ennui des tracasseries consulaires. — Imaginez, me disait-il, une grande ville où cent mille individus échappent à l’action de la justice locale : il n’y a pas là un voleur, un assassin, un débauché qui ne parvienne à se mettre sous la protection d’un consulat quelconque. Ce sont vingt polices qui s’annulent l’une par l’autre, et c’est le pacha qui est responsable pourtant !... Ici nous ne sommes guère plus heureux, au milieu de sept à huit peuples différens, qui ont leurs cheiks, leurs cadis et leurs émirs. Nous consentons à les laisser tranquilles dans leurs montagnes, pourvu qu’ils payent le tribut.... Eh bien ! il y a trois ans que nous n’en avons pas reçu un para ! 

Je vis que ce n’était pas encore l’instant de parler en faveur du cheik druse prisonnier à Beyrouth, et je portai la conversation sur un autre sujet. Après le dîner, j’espérais que Méhmet suivrait au moins l’ancienne coutume en me régalant d’une danse d’almées, car je savais bien qu’il ne pousserait pas la courtoisie française jusqu’à me présenter ses femmes ; mais je devais subir l’Europe jusqu’au bout. Nous descendîmes à une salle de billard où il fallut faire des carambolages jusqu’à une heure du matin. Je me laissai gagner tant que je pus, — aux grands éclats de rire du pacha, qui se rappelait avec joie ses amusemens de l’école de Metz.

— Un Français, un Français qui se laisse battre ! s’écriait-il.

— Je conviens, disais-je, que Saint-Jean-d’Acre n’est pas favorable à nos armes ; mais ici vous combattez seul, et l’ancien pacha d’Acre avait les canons de l’Angleterre. 

Nous nous séparâmes enfin. On me conduisit dans une salle très grande, éclairée par un cierge, placé à terre au milieu, dans un chandelier énorme. Ceci rentrait dans les coutumes locales. Les esclaves me firent un lit avec des coussins disposés à terre, sur lesquels on étendit des draps cousus d’un seul côté avec les couvertures ; je fus en outre gratifié d’un grand bonnet de nuit en soie jaune matelassée, qui avait des côtes comme un melon.

VI. — CONCLUSION. — (A TIMOTHEE O’NEIL).

J’interromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour, heure par heure, d’impressions locales, qui n’ont de mérite qu’une minutieuse réalité. Il y a des momens où la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une horloge folle dont la chaîne est brisée ; d’autres où tout se traîne en sensations inappréciables ou peu dignes d’être notées. Te parlerai-je de mes pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui n’offriraient qu’une topographie aride, au milieu d’hommes dont la physionomie ne peut être saisie qu’à la longue, et dont l’attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées des villes ? Il me semble, depuis quelque temps, que je vis dans un siècle d’autrefois ressuscité par magie ; l’âge féodal m’entoure avec ses institutions immobiles comme la pierre du donjon qui les a gardées. — Apres montagnes, noirs abîmes, où les feux de midi découpent des cercles de brume, fleuves et torrens, illustres comme des ruines, qui roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées des dieux ; neiges éternelles qui couronnez des monts dont le pied s’allonge dans les champs de braise du désert ; horizons lointains des vallées que la mer emplit à moitié de ses flots bleus ; forêts odorantes de cèdre et de cinnamone ; rochers sublimes où retentit la cloche des ermitages ; fontaines célébrées par la muse biblique, où les jeunes filles se pressent le soir, portant sur le front leurs urnes élancées ; oui, vous êtes pour l’Européen la terre paternelle et sainte, vous êtes encore la patrie ! Laissons Damas, la ville arabe, s’épanouir au bord du désert et saluer le soleil levant du haut de ses minarets ; mais le Liban et le Carmel sont l’héritage des croisades : il faut qu’ils appartiennent, sinon à la croix seule, du moins à ce que la croix symbolise, — à la liberté.

Je résume pour toi les changemens qui se sont accumulés depuis quelques mois dans mes destinées errantes. — Tu sais avec quelle bonté le pacha d’Acre m’avait accueilli à mon passage. Je lui ai fait enfin la confidence entière du projet que j’avais formé d’épouser la fille du cheik Eschérazy, et de l’aide que j’attendais de lui en cette occasion. Il s’est mis à rire d’abord avec l’entraînement naïf des Orientaux en me disant : — Ah çà ! vous y tenez décidément ? — Absolument, répondis-je. Voyez-vous, on peut bien dire cela à un musulman ; il y a dans cette affaire un enchaînement de fatalités. C’est en Égypte qu’on m’a donné l’idée du mariage : la chose y paraît si simple, si douce, si facile, si dégagée de toutes les entraves qui nuisent en Europe à cette institution, que j’en ai accepté et couvé amoureusement l’idée ; mais je suis difficile, je l’avoue, et puis, sans doute, beaucoup d’Européens ne se font là-dessus aucun scrupule... cependant cet achat de filles à leurs parens m’a toujours semblé quelque chose de révoltant. Les Cophtes, les Grecs qui font de tels marchés avec les Européens, savent bien que ces mariages n’ont rien de sérieux, malgré une prétendue consécration religieuse... J’ai hésité, j’ai réfléchi, j’ai fini par acheter une esclave avec le prix que j’aurais mis à une épouse. Mais on ne touche guère impunément aux mœurs d’un monde dont on n’est pas ; cette femme, je ne puis ni la renvoyer, ni la vendre, ni l’abandonner sans scrupule, ni même l’épouser sans folie. Pourtant c’est une chaîne à mon pied, c’est moi qui suis l’esclave ; c’est la fatalité qui me retient ici, vous le voyez bien !

— N’est-ce que cela ? dit le pacha ; donnez-la-moi... pour un cheval, pour ce que vous voudrez, sinon pour de l’argent ; nous n’avons pas les mêmes idées que vous, nous autres.

— Pour la liberté du cheik Eschérazy, lui dis-je : au moins, ce serait un noble prix.

— Non, dit-il, une grâce ne se vend pas.

— Eh bien ! vous voyez, je retombe dans mes incertitudes. Je ne suis pas le premier Franc qui ait acheté une esclave ; ordinairement on laisse la pauvre fille dans un couvent ; elle fait une conversion éclatante dont l’honneur rejaillit sur son maître et sur les pères qui l’ont instruite ; puis elle se fait religieuse ou devient ce qu’elle peut, c’est-à-dire souvent très malheureuse. Ce serait pour moi un remords épouvantable.

— Et que voulez-vous faire ?

— Épouser la jeune fille dont je vous ai parlé, et à qui je donnerai l’esclave comme présent de noces, comme douaire ; elles sont amies, elles vivront ensemble. Je vous dirai de plus que c’est elle-même qui m’a donné cette idée. La réalisation dépend de vous. 

Je t’expose sans ordre les raisonnemens que je fis pour exciter et mettre à profit la bienveillance du pacha. — Je ne puis presque rien, me dit-il enfin ; le pachalik d’Acre n’est plus ce qu’il était jadis ; on l’a partagé en trois gouvernemens, et je n’ai sur celui de Beyrouth qu’une autorité nominale. Supposons de plus que je parvienne à faire mettre en liberté le cheik, il acceptera ce bienfait sans reconnaissance... Vous ne connaissez pas ces gens-là ! J’avouerai que ce cheik mérite quelques égards. A l’époque des derniers troubles, sa femme a été tuée par les Albanais. Le ressentiment l’a conduit à des imprudences et le rend dangereux encore. S’il veut promettre de rester tranquille à l’avenir, on verra.

J’appuyai de tout mon pouvoir sur cette bonne disposition, et j’obtins une lettre pour le gouverneur de Beyrouth, Essad-Pacha. Ce dernier, auprès duquel l’Arménien, mon ancien compagnon de route, m’a été de quelque utilité, a consenti à envoyer son prisonnier au kaïmadan druse, en réduisant son affaire, compliquée précédemment de rébellion, à un simple refus d’impôts pour lequel il deviendra facile de prendre des arrangemens.

Tu vois que les pachas eux-mêmes ne peuvent pas tout dans ce pays, sans quoi l’extrême bonté de Méhmet pour moi eût aplani tous les obstacles. Peut-être aussi a-t-il voulu m’obliger plus délicatement en déguisant son intervention près des fonctionnaires inférieurs. Le fait est que je n’ai eu qu’à me présenter de sa part au kaïmakan pour en être admirablement accueilli ; le cheik avait été déjà transféré à Deir-Khamar, résidence actuelle de ce personnage, héritier pour une part de l’ancienne autorité de l’émir Béchir. Il y a, comme tu sais, aujourd’hui un kaïmakan (gouverneur) pour les Druses et un autre pour les Maronites ; c’est un pouvoir mixte qui dépend au fond de l’autorité turque, mais dont l’institution ménage l’amour-propre national de ces peuples et leur prétention à se gouverner par eux-mêmes.

 

Tout le monde a décrit Deïr-Khamar et son amas de maisons à toits plats s’échelonnant sur un mont abrupt comme l’escalier d’une Babel ruinée. Beit-Eddin, l’antique résidence des émirs de la montagne, occupe un autre pic qui semble toucher celui-là, mais qu’une vallée profonde en sépare. Si de Deïr-Khamar vous regardez Beit-Eddin, vous croyez voir un château de fées ; ses arcades ogivales, ses terrasses hardies, ses colonnades, ses pavillons et ses tourelles offrent un mélange de tous les styles plus éblouissant comme masse que satisfaisant dans les détails. Ce palais est bien le symbole de la politique des émirs qui l’habitaient. Il est païen par ses colonnes et ses peintures, chrétien par ses tours et ses ogives, musulman par ses dômes et ses kiosques ; il contient le temple, l’église et la mosquée, enchevêtrés dans ses constructions. A la fois palais, donjon et sérail, il ne lui reste plus aujourd’hui qu’une portion habitée : la prison.

C’est là qu’on avait provisoirement logé le cheik Eschérazy, heureux du moins de n’être plus sous la main d’une justice étrangère. Dormir sous les voûtes du vieux palais de ses princes, c’était un adoucissement sans doute ; — on lui avait permis de garder près de lui sa fille, autre faveur qu’il n’avait pu obtenir à Beyrouth. Toutefois le kaïmakan, étant responsable du prisonnier ou de la dette, le faisait garder étroitement.

J’obtins la permission de visiter le cheik, comme je l’avais fait à Beyrouth ; ayant pris un logement à Deïr-Khamar, je n’avais à traverser que la vallée intermédiaire pour gagner l’immense terrasse du palais, d’où, parmi les cimes des montagnes, on voit de loin resplendir un pan bleu de la mer. Les galeries sonores, les salles désertes, naguère pleines de pages, d’esclaves et de soldats, me faisaient penser à ces châteaux de Walter Scott que la chute des Stuarts a dépouillés de leurs splendeurs royales. La majesté des scènes de la nature ne parlait pas moins hautement à mon esprit. — Je sentis qu’il fallait franchement m’expliquer avec le cheik et ne pas lui dissimuler les raisons que j’avais eues de chercher à lui être utile. Rien n’est pire que l’effusion d’une reconnaissance qui n’est pas méritée.

Aux premières ouvertures que j’en fis avec grand embarras, il se frappa le front du doigt.

— Enté medjnoun (es-tu fou ?) me dit-il.

Medjnoun, dis-je, c’est le surnom d’un amoureux célèbre, et je suis loin de le repousser.

— Aurais-tu vu ma fille ? s’écria-t-il.

L’expression de son regard était telle dans ce moment, que je songeai involontairement à un histoire que le pacha d’Acre m’avait contée en me parlant des Druses. Le souvenir n’en était pas gracieux assurément. Un kyaya lui avait raconté ceci : « J’étais endormi, lorsqu’à minuit j’entends heurter à la porte ; je vois entrer un Druse portant un sac sur ses épaules. — Qu’apportez-vous là ? lui dis-je. — Ma sœur avait une intrigue, et je l’ai tuée. Ce sac renferme son tantour (corne d’orfèvrerie que les femmes druses portent sur la tête). — Mais il y a deux tantours. — C’est que j’ai tué aussi la mère, qui avait connaissance du fait. Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu très haut. Le Druse avait apporté ces bijoux de ses victimes pour apaiser la justice turque. Le kyaya le fit arrêter et lui dit : — Va dormir, je te parlerai demain. Le lendemain, il lui dit : — Je suppose que tu n’as pas dormi ? — Au contraire, lui dit l’autre. Depuis un an que je soupçonnais ce déshonneur, j’avais perdu le sommeil ; je l’ai retrouvé cette nuit. »

Ce souvenir me revint comme un éclair ; il n’y avait pas à balancer. Je n’avais rien à craindre pour moi sans doute ; mais ce prisonnier avait sa fille près de lui : ne pouvait-il pas la soupçonner d’autre chose encore que d’avoir été vue sans voile ? Je lui expliquai mes visites chez Mme Carlès, bien justifiées, certes, par le séjour qu’y faisait mon esclave, l’amitié que cette dernière avait pour sa fille, le hasard qui me l’avait fait rencontrer ; je glissai sur la question du voile qui pouvait s’être dérangé par hasard... Je pense, dans tous les cas, qu’il ne put douter de ma sincérité. Chez tous les peuples du monde, ajoutai-je, on demande une fille en mariage à son père, et je ne vois pas la raison de votre surprise. Vous pouvez penser, par les relations que j’ai dans ce pays, que ma position n’est pas inférieure à la vôtre. Pour ce qui est de la religion, je n’accepterai pas d’en changer pour le plus beau mariage de la terre ; mais je connais la vôtre, je sais qu’elle est très tolérante et qu’elle admet toutes les formes possibles de cultes et toutes les révélations connues comme des manifestations diverses, mais également saintes, de la divinité. Je partage pleinement ces idées, et, sans cesser d’être chrétien, je crois pouvoir...

— Eh, malheureux ! s’écria le cheik, c’est impossible : la plume est brisée, l’encre est sèche, le livre est fermé !

— Que voulez-vous dire ?

— Ce sont les paroles mêmes de notre loi. Personne ne peut plus entrer dans notre communion.

— Je pensais que l’initiation était ouverte à tous.

— Aux djahels (ignorans) qui sont de notre peuple, et qui s’élèvent par l’étude et par la vertu, mais non pas aux étrangers, car notre peuple est seul élu de Dieu.

— Cependant vous ne condamnez pas les autres.

— Pas plus que l’oiseau ne condamne l’animal qui se traîne à terre. La parole vous a été prêchée et vous ne l’avez pas écoutée.

— En quel temps ?

— Du temps de Hamza, le prophète de notre seigneur Hakem.

— Mais avons-nous pu l’entendre ?

— Sans doute, car il a envoyé des missionnaires (days) dans toutes les îles (régions).

— Et quelle est notre faute ? nous n’étions pas nés.

— Vous existiez dans d’autres corps, mais vous aviez le même esprit. Cet esprit immortel comme le nôtre est resté fermé à la parole divine. Il a montré par là sa nature inférieure. Tout est dit pour l’éternité. 

 

On n’étonne pas facilement un garçon qui a fait sa philosophie en Allemagne, et qui a lu — dans le texte original — la Symbolique de Kreutzer. Je concédai volontiers au digne akkal sa doctrine de transmigration, et je lui dis, partant de ce point :

— Lorsque les days ont semé la parole dans le monde, vers l’an 1000 de l’ère chrétienne, ils ont fait des prosélytes, n’est-ce pas, ailleurs que dans ces montagnes ? Qui te prouve que je ne descends pas de ceux-là ? Veux-tu que je dise où croît la plante nommée aliledj (plante symbolique) ?

— L’a-t-on semée dans ton pays ?

— Elle ne croît que dans le cœur des fidèles unitaires pour qui Hakem est le vrai Dieu.

— C’est bien la phrase sacramentelle ; mais tu peux avoir appris ces paroles de quelque renégat.

— Veux-tu que je te récite le catéchisme druse tout entier ?

— Les Francs nous ont volé beaucoup de livres, et la science acquise par les infidèles ne peut provenir que des mauvais esprits. Si tu es l’un des Druses des autres îles, tu dois avoir ta pierre noire (horse). Montre-la, nous te reconnaîtrons.

— Tu la verras plus tard, lui dis-je..., mais au fond je ne savais de quoi il voulait parler. Je rompis l’entretien pour cette fois-là, et, lui promettant de le revenir voir, je retournai à Deïr-Khamar.

Je demandai le soir même au kaïmakan, comme par une simple curiosité d’étranger, ce que c’était que le horse ; il ne fit pas difficulté de me dire que c’était une pierre taillée en forme d’animal que tous les Druses portent sur eux comme signe de reconnaissance, et qui, trouvée sur quelques morts, avait donné l’opinion qu’ils adoraient un veau, chose aussi absurde que de croire les chrétiens adorateurs de l’agneau ou du pigeon symbolique. Ces pierres, qu’à l’époque de la propagande primitive on distribuait à tous les fidèles, se transmettaient de père en fils.

Il me suffisait donc d’en trouver une pour convaincre l’akkal que je descendais de quelque ancien fidèle ; mais ce mensonge me répugnait. Le kaïmakan, plus éclairé par sa position et plus ouvert aux idées de l’Europe que ses compatriotes, me donna des détails qui m’éclairèrent tout à coup. Mon ami, j’ai tout compris, tout deviné en un instant ; mon rêve absurde devient ma vie, l’impossible s’est réalisé !

Cherche bien, accumule les suppositions les plus baroques, ou plutôt jette ta langue aux chiens, comme dit Mme de Sévigné. Apprends maintenant une chose dont je n’avais moi-même qu’une vague idée : les akkals druses sont les francs-maçons de l’Orient.

Il ne faut pas d’autres raisons pour expliquer l’ancienne prétention des Druses de descendre de certains chevaliers des croisades. Ce que leur grand émir Fakardin déclarait à la cour des Médicis en invoquant l’appui de l’Europe contre les Turcs, ce qui se trouve si souvent rappelé dans les lettres patentes de Henri IV et de Louis XIV en faveur des peuples du Liban, est véritable au moins en partie. Pendant les deux siècles qu’a duré l’occupation du Liban par les chevaliers du temple, ces derniers y avaient jeté les bases d’une institution profonde. Dans leur besoin de dominer des nations de races et de religions différentes, il est évident que ce sont eux qui ont établi ce système d’affiliations maçonniques, tout empreint au reste des coutumes locales. — Les idées orientales qui, par suite, pénétrèrent dans leur ordre ont été cause en partie des accusations d’hérésie qu’ils subirent en Europe. La franc-maçonnerie a comme tu sais, hérité de la doctrine des templiers ; voilà le rapport établi, voilà pourquoi les Druses parlent de leurs coreligionnaires d’Europe, dispersés dans divers pays, et principalement dans les montagnes de l’Écosse (djebel-el-Scouzia). Ils entendent par là les compagnons et maîtres écossais, ainsi que les rose-croix dont le grade correspond à celui d’anciens templiers (1).

Mais tu sais que je suis moi-même l’un des enfans de la veuve, un louveteau (fils de maître), que j’ai été nourri dans l’horreur du meurtre d’Adoniram et dans l’admiration du saint Temple, dont les colonnes ont été des cèdres du Liban. Sérieusement, la maçonnerie est bien dégénérée parmi nous : — tu vois pourtant que cela peut servir en voyage. Bref, je ne suis plus pour les Druses un infidèle, je suis un muta-daressin, un étudiant. Dans la maçonnerie, cela correspond au grade d’apprenti ; il faut ensuite devenir compagnon (réfik), puis maître (day) ; l’akkal serait pour nous le rose-croix ou ce qu’on appelle chevalier kaddosch. Tout le reste a des rapports intimes avec nos loges, je t’en abrège les détails.

 

Tu vois maintenant ce qui a dû arriver. J’ai produit mes titres, ayant heureusement dans mes papiers un de ces beaux diplômes maçonniques pleins de signes cabalistiques familiers aux Orientaux. Quand le cheik m’a demandé de nouveau ma pierre noire, je lui ai dit que les templiers français, ayant été brûlés, n’avaient pu transmettre leurs pierres aux francs-maçons, qui sont devenus leurs successeurs spirituels. — Il faudrait s’assurer de ce fait, qui n’est que probable ; — cette pierre doit être le bahomet (petite idole) dont il est question dans le procès des templiers.

A ce point de vue, mon mariage devient de la haute politique. Il s’agit peut-être de renouer les liens qui attachaient autrefois les Druses à la France. Ces braves gens se plaignent de voir notre protection ne s’étendre que sur les catholiques, tandis qu’autrefois les rois de France les comprenaient dans leurs sympathies comme descendans des croisés et pour ainsi dire chrétiens (2). Les agens anglais profitent de cette situation pour faire valoir leur appui, et de là des luttes des deux peuples rivaux, druses et maronites, autrefois unis sous les mêmes princes.

Le kaïmakan a permis enfin au cheik Eschérazy de retourner dans son pays et ne lui a pas caché que c’était à mes sollicitations près du pacha d’Acre qu’il devait ce résultat. Le cheik m’a dit : Si tu as voulu te rendre utile, tu n’as fait que le devoir de chacun ; si tu y avais un intérêt, pourquoi te remercierais-je ? 

Sa doctrine m’étonne sur quelques points, cependant elle est noble et pure, quand on sait bien se l’expliquer. Les akkals ne reconnaissent ni vertus ni crimes. L’homme honnête n’a pas de mérite, seulement il s’élève dans l’échelle des êtres comme le vicieux s’abaisse. La transmigration amène le châtiment ou la récompense.

On ne dit pas d’un Druse qu’il est mort, mais qu’il s’est transmigré.

Les Druses ne font pas l’aumône, parce que l’aumône, selon eux, dégrade celui qui l’accepte. Ils exercent seulement l’hospitalité, à titre d’échange dans cette vie ou dans une autre.

Ils se font une loi de la vengeance ; toute injustice doit être punie ; le pardon dégrade celui qui le subit.

On s’élève chez eux non par l’humilité, mais par la science ; il faut se rendre le plus possible semblable à Dieu.

La prière n’est pas obligatoire ; elle n’est d’aucun secours pour racheter une faute.

C’est à l’homme de réparer le mal qu’il a fait, non qu’il ait mal agi peut-être, mais parce que le mal par la force des choses retomberait un jour sur lui.

L’institution des akkals a quelque chose de celle des lettrés de Chine. Les nobles (shérifs) sont obligés de subir les épreuves de l’initiation ; les paysans (salems) deviennent leurs égaux ou leurs supérieurs s’ils les atteignent ou les surpassent dans cette voie. Le cheik Eschérazy était un de ces derniers.

Je lui ai présenté l’esclave en lui disant : — Voici la servante de ta fille. Il l’a regardée avec intérêt, l’a trouvée belle, et depuis ce temps-là les deux femmes restent ensemble.

Nous sommes partis de Beit-Eddin tous quatre sur des mulets ; nous avons traversé la plaine de Bekaa, l’ancienne Syrie creuse, et, après avoir gagné Zaklé, nous sommes arrivés à Balbek, dans l’Anti-Liban. J’ai rêvé quelques heures au milieu de ces magnifiques ruines, qu’on ne peut plus dépeindre après Volney et Lamartine. Nous avons gagné bientôt la chaîne montagneuse qui avoisine le Hauran. C’est là que nous nous sommes arrêtés dans un village où se cultivent la vigne et le mûrier, à une journée de Damas. Le cheik m’a conduit à son humble maison, dont le toit plat est traversé et soutenu par un acacia (l’arbre d’Hiram). A de certaines heures, cette maison s’emplit d’enfans : c’est une école. Tel est le plus beau titre de la demeure d’un akkal.

Tu comprends que je n’ai pas à te décrire ce qui se passe entre moi et ma fiancée. En Orient, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, à moins de cas particuliers. Seulement cette aimable personne m’a donné une tulipe rouge et a planté dans le jardin un petit acacia qui doit croître avec nos amours. C’est un usage du pays.

Et maintenant j’étudie pour arriver à la dignité de réfik (compagnon), où j’espère atteindre dans peu. Le mariage est fixé pour cette époque.

Je fais de temps en temps une excursion à Balbek. J’y ai rencontré, chez l’évêque maronite, le père Planchet, qui se trouvait en tournée. Il n’a pas trop blâmé ma résolution, mais il m’a dit que mon mariage n’en serait pas un. — Élevé dans des idées philosophiques, je me préoccupe fort peu de cette opinion d’un jésuite. Pourtant n’y aurait-il pas moyen d’amener dans le Liban la mode des mariages mixtes ? J’y réfléchirai.

 

(1) Les missionnaires anglais appuient beaucoup sur cette circonstance pour établir parmi les Druses l’influence de leur pays. Ils leur font croire que le rite écossais est particulier à l’Angleterre. On peut s’assurer que la maçonnerie française a la première compris ces rapports, puisqu’elle fonda à l’époque de la révolution les loges des Druses réunis, des Commandeurs du Liban, etc.

(2) Si frivoles que soient ces pages, elles contiennent une donnée vraie. On peut se rappeler la pétition collective que les Druses et les Maronites ont adressée récemment à la chambre des députés

 

 

GERARD DE NERVAL.

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