17 septembre 1831 — Les Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre, Conte inédit d’Hoffman, dans Le Mercure de France au XIXe siècle, 1re livraison, t. XXXIV, p. 546-553, non signé.

Le récit est annoncé comme un inédit. En fait, il figurait déjà au t. VI des Œuvres complètes d’Hoffmann, traduites par Théodore Toussenel, parues en 1830. Nerval n’en a traduit, ou au moins publié, que les chapitres I et II.

Invité un soir de Saint-Sylvestre chez le conseiller de justice, le narrateur y retrouve sa bien-aimée. Mais des événements étranges vont le contraindre à quitter précipitamment le salon. Errant dans les rues, il se réfugie finalement dans une taverne où il se trouve nez à nez avec l’homme qui a perdu son reflet, et Pierre Schlemihl, l’homme qui a perdu son ombre. Ce canevas narratif hoffmannien inspirera en 1853 le récit onirique de la réception à l’ambassade de France à Vienne, un soir de Saint-Sylvestre, dans Les Amours de Vienne. Pandora.

Voir la notice LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE

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LES AVENTURES DE LA NUIT DE SAINT-SYLVESTRE.

CONTE INÉDIT D’HOFFMANN.

 

AVANT-PROPOS.

Le voyageur enthousiaste, dont l’album nous fournit cette fantaisie à la manière de Callot, sépare visiblement si peu sa vie intérieure de sa vie extérieure, qu’on aurait peine à indiquer d’une manière distincte les limites de chacune ; mais comme il est vrai que toi-même, bienveillant lecteur, tu n’as point de ces limites une idée bien précise, notre visionnaire te les fera peut-être franchir à ton insu, et ainsi tu te trouveras lancé tout à coup dans une région étrange et merveilleuse, dont les mystérieux habitans s’introduiront peu à peu dans ta vie extérieure et positive ; de sorte que vous serez bientôt ensemble à tu et à toi, comme de vieux compagnons.

Accepte-les pour tels, et accommode-toi à leurs singulières allures, de manière à supporter sans peine les légers saisissemens que leur commerce immédiat pourra quelquefois te causer : je t’en prie de toutes mes forces, bienveillant lecteur. Que puis-je faire de plus pour le voyageur enthousiaste, à qui sont arrivés déjà, en divers lieux, et particulièrement à Berlin, dans la soirée de saint Sylvestre, tant de singulières et folles aventures ?

 

I.

LA BIEN-AIMÉE.

J’avais la mort dans l’âme, la froide mort, et je croyais sentir comme des glaçons aigus s’élancer de mon cœur dans mes veines ardentes. Égaré, je me précipitai, sans manteau, sans chapeau, au sein de la nuit épaisse, orageuse. Les girouettes grinçaient, il semblait que l’on entendît se mouvoir les rouages éternels et formidables du temps, comme si la vieille année allait, telle qu’un poids énorme, se détacher et rouler sourdement dans l’abîme. Tu sais bien que cette époque, Noël et le nouvel an, que vous accueillez, vous, avec une satisfaction calme et pure, vient toujours me précipiter, hors de ma paisible demeure, dans les flots d’une mer écumante et furieuse.

Noël !... ce sont des jours de fête dont l’éclat aimable me séduit long-temps d’avance ; à peine puis-je les attendre. Je suis meilleur, plus enfant que tout le reste de l’année ; mon cœur, ouvert à toutes les joies du ciel ne peut nourrir aucune pensée noire ou haineuse ; je redeviens un jeune garçon, avec sa joie vive et bruyante. Parmi les étalages bigarrés, éclatans, des boutiques de Noël, je vois des figures d’anges me sourire, et, à travers le tumulte des rues, les soupirs de l’orgue saint m’arrivent comme de bien loin ; car un enfant nous est né ! Mais, la fête achevée, tout ce bruit s’abat, tout cet éclat se perd dans une sourde obscurité. A chaque année, toujours des fleurs qui se flétrissent, et dont le germe se dessèche, sans espoir qu’un soleil de printemps ranime jamais leurs rameaux ! Certes, je sais fort bien cela ; mais une puissance ennemie, chaque fois que l’an touche à sa fin, ne manque jamais de me le rappeler avec une satisfaction cruelle : « Vois, murmure-t-elle à mon oreille, vois combien de plaisirs, cette année, t’ont abandonné pour toujours ! Mais aussi tu es devenu plus sage, tu n’attaches plus désormais aucun prix à ces divertissemens frivoles ; te voilà de plus en plus un homme grave, un homme sans plaisirs. »

Le diable me réserve toujours pour le soir de saint Sylvestre un singulier régal de fête : il prend bien son temps, puis s’en vient, avec un rire odieux, déchirer mon sein de ses griffes aiguës et se repaître du plus pur sang de mon cœur. Il se sert à cet effet, de tout ce qui se présente, témoin hier encore le conseiller de justice, qui se trouva être l’instrument qu’il lui fallait. Il y a toujours chez lui (chez le conseiller) grande réunion le soir de saint Sylvestre ; il a la fureur alors de vouloir ménager à chacun une surprise agréable pour la nouvelle année, et s’y prend d’une manière si gauche et si stupide, que tous les plaisirs qu’il avait imaginés à grand’peine aboutissent d’ordinaire à un désappointement ridicule et pénible. Dès que j’entrai dans l’antichambre, le conseiller de justice se hâta de venir à ma rencontre, m’arrêtant à la porte du sanctuaire, d’où partaient les vapeurs du thé accompagnées de parfums exquis ; il sourit d’une façon singulière et me dit, avec tout l’air de finesse bienveillante qu’il pu se donner : « Mon bon ami, mon bon ami, quelque chose de délicieux vous attend au salon.... une surprise admirable ! digne de la belle soirée de saint Sylvestre. N’allez pas vous effrayer ! »

Ces mots me tombèrent lourdement sur le cœur ; de sombres pressentimens s’en élevèrent, et je me sentis cruellement oppressé. Les portes s’ouvrirent, je me précipitai rapidement dans le salon, et sur le sopha, au milieu des dames, son image radieuse s’offrit à moi. C’était elle.... elle-même, que je n’avais point vue depuis tant d’années ! Tous les heureux momens de ma vie repassèrent soudain dans mon âme comme un éclair rapide et puissant. Plus d’éloignement funeste ! bien loin même l’idée d’une séparation nouvelle !

Par quel hasard merveilleux se trouvait-elle de retour ? quel rapport existait-il entre elle et la société du conseiller, qui ne m’avait jamais appris qu’il la connût ? Je ne m’arrêtai point un instant à ces pensers... je la retrouvais enfin ! Immobile, tel qu’un homme frappé de la foudre, voilà comme j’étais sans doute ; le conseiller me poussa doucement : « Allons, mon ami, mon ami ! » Machinalement, je m’avançai ; mais je ne voyais qu’elle, et de mon sein oppressé ces mots purent s’échapper à peine : « Mon Dieu ! mon Dieu ! Julie ici ! » J’étais auprès de la table à thé ; ce fut alors seulement que Julie m’aperçut. Elle se leva et me dit, du ton qu’on parlerait à un étranger : « Je me réjouis beaucoup de vous rencontrer ici. Votre santé paraît bonne ! » Puis elle se rassit, et, s’adressant à une dame auprès d’elle : « Aurons-nous au théâtre quelque chose d’intéressant la semaine qui vient ? »

Tu t’approches d’une fleur charmante qui éclatait à tes yeux au milieu de parfums suaves et voluptueux, mais, au moment où tu te penches pour en admirer les vives couleurs, voilà qu’un froid et venimeux basilic s’élance de sa corolle enflammée pour te lancer la mort avec ses yeux perfides.... c’est ce qui venait de m’arriver. Je saluai gauchement les dames, et, pour ajouter encore le ridicule à ma profonde douleur, je coudoyai, en me retournant rapidement, le conseiller de justice, qui se trouvait derrière moi, et lui jetai hors des mains une tasse de thé fumant sur son jabot admirablement bien plissé ; on rit de l’infortune du conseiller et plus encore de ma maladresse. Ainsi tout, ce soir-là, tendait à me rendre excessivement bouffon, et je me résignai, en homme, à ma destinée. Julie n’avait point ri ; mes regards égarés rencontrèrent les siens, et ce fut comme si un rayon du bonheur d’autrefois, de cette vie toute d’amour et de poésie, revenait me sourire encore.

Quelqu’un qui commença à improviser sur le piano, dans la chambre voisine, mit alors en mouvement toute la société. C’était, disait-on, un virtuose étranger, nommé Berger, qui jouait divinement, et à qui l’on devait toute son attention. « Ne fais donc pas sonner ainsi ta cuiller à thé, Mimi ! » s’écria le conseiller ; et, inclinant légèrement la main du côté de la porte, il invita les dames avec un agréable « eh bien ? » à s’approcher du virtuose. Julie aussi s’était levée et se dirigeait lentement vers la salle voisine. Tout en elle avait pris je ne sais quel caractère étrange ; il me sembla qu’elle était plus grande qu’autrefois et que ses formes étaient développées de manière à ajouter merveilleusement à sa beauté. La coupe singulière de sa robe blanche et surchargée de plis, qui ne couvrait qu’à moitié sa gorge, son dos et ses épaules ; ses vastes manches, qui se rétrécissaient aux coudes, sa chevelure séparée sur le front et répandue derrière sa tête en tresses multipliées, lui donnaient quelque chose d’antique ; elle rappelait les Vierges des peintures de Miéris ;... et pourtant il me semblait avoir vu quelque part, de mes yeux bien ouverts, cet être en qui Julie s’était transformée. Elle avait ôté ses gants, et rien ne lui manquait, pas même les bracelets d’un merveilleux travail, attachés au-dessus de la main, pour ressembler complètement à cette image d’autrefois, qui m’assaillait toujours plus vivante et plus colorée.

Julie se tourna vers moi avant d’entrer dans le salon voisin, et je crus m’apercevoir que cette figure angélique, jeune et pleine de grâce, se contractait dans une amère ironie : quelque chose d’horrible, de délirant, s’empara de moi et fit frémir convulsivement tous mes nerfs. « Oh ! il joue divinement bien ! » murmura une demoiselle, animée par une tasse de thé bien sucré ; et je ne sais comment il se fit que son bras se trouva passé dans le mien et je la conduisis, ou plutôt elle m’entraîna dans la salle voisine. Berger faisait alors mugir le plus furieux ouragan ; ses accords puissans s’élançaient et retombaient comme les vagues d’une mer en furie : cela me fit du bien. Julie se trouvait à mon côté et me disait de sa voix d’autrefois, la plus douce et la plus tendre : « Je voudrais te voir au piano, chantant l’espérance et le bonheur qui sont passés ! » L’ennemi s’était retiré de moi, et dans ce seul mot : Julie ! j’aurais voulu exprimer toute la félicité du ciel qui me revenait. D’autres personnes, en passant entre nous, m’éloignèrent d’elle. Il était clair qu’elle m’évitait maintenant ; mais je parvins, tantôt à respirer sa douce haleine, tantôt à effleurer son vêtement, et l’aimable printemps, que j’avais cru à jamais passé, ressuscitait paré de couleurs éclatantes. Berger avait laissé s’abattre la tempête ; le ciel s’était éclairci, et, semblables aux petits nuages dorés du matin, de vaporeuses mélodies nageaient mollement dans le pianissimo. Le virtuose reçut, en terminant, des applaudissemens unanimes et bien mérités ; puis l’assemblée se mêla confusément, de sorte que je me retrouvai auprès de Julie. J’avais l’esprit animé, je voulais la saisir, l’embrasser, dans le transport de ma douloureuse passion ; mais la maudite figure d’un valet importun surgit tout à coup entre nous deux. « Peut-on vous offrir ?... » nous dit-il d’une voix désagréable, en présentant un vaste plateau. Au milieu des verres, remplis d’un punch fumant, s’élevait une coupe artistement ciselée, remplie de la même liqueur à ce qu’il paraissait. Comment cette coupe se trouva parmi ces verres, c’est ce que sait mieux que moi celui que j’apprends de plus en plus à connaître ; celui qui, en marchant, décrit toujours avec son pied, comme Clément dans Octavien, des crochets fort bizarres, et qui aime par dessus tout les manteaux rouges et les plumes rouges. Julie prit cette coupe ciselée, qui brillait d’un éclat singulier, et me l’offrit en disant : « Recevras-tu encore ce breuvage de ma main aussi volontiers qu’autrefois ? — Julie ! oh ! Julie ! m’écriai-je en soupirant. En saisissant la coupe, j’effleurais ses doigts délicats, des étincelles électriques pétillèrent en parcourant mes artères et mes veines. Je buvais et je buvais toujours : il me semblait que de petites langues de feu bleuâtres voltigeaient à la surface du verre et autour de mes lèvres. La coupe était vidée, et j’ignore moi-même comment il se fit que je me trouvai dans un cabinet éclairé par une lampe d’albâtre, assis sur une ottomane, et Julie ! Julie à mes côtés, qui me souriait avec son regard d’enfant... comme autrefois !...

Berger s’était remis au piano : il jouait l’andante de la sublime symphonie en mi-bémol de Mozart, et, enlevée sur les ailes puissantes de l’harmonie, mon âme retrouvait ses plus beaux jours d’amour et de bonheur. Oui, c’était Julie ! Julie elle-même, belle et douce comme les anges ! Notre entretien, complainte d’amour passionné, avait plus de regards que de parole ; sa main était dans la mienne : « Désormais je ne te quitte plus ; ton amour est l’étincelle qui va rallumer en moi une vie plus élevée dans l’art et dans la poésie : sans toi, sans ton amour, tout est froid, tout est mort ! Mais n’es-tu donc pas revenue afin de m’appartenir pour toujours ?... »

En ce moment, il entra, en se dandinant lourdement, une longue figure, aux jambes d’araignée, avec des yeux sortant de la tête comme ceux des grenouilles, qui, souriant d’un air coquet, criait de sa petite voix aigre : « Mais où diantre est donc restée ma femme ? » Julie se leva et me dit, d’un ton de voix qui n’était plus la sienne : « Retournons vers la compagnie ; mon mari me cherche. Vous avez été encore fort amusant, mon cher ami : c’est toujours la même humeur fantasque et capricieuse qu’autrefois ; seulement, ménagez-vous sous le rapport de la boisson. » Et le petit-maître aux jambes d’araignée lui prit la main ; elle le suivit, en riant, dans le salon.

« Perdue à jamais ! » m’écriai-je.

« Eh ! sans doute, Codille, mon cher ! » observa une bête qui jouait à l’hombre.

Je me précipitai dehors.... dehors, dans la nuit orageuse ....

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Les Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre, suite >>>

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