1er juillet 1846 – Les Femmes du Caire. Les Esclaves, dans la Revue des Deux Mondes, t. XV, p. 5-38, signé Gérard de Nerval.

Ce deuxième article sur le séjour au Caire fut repris en 1848 dans Scènes de la vie orientale. Les Femmes du Caire, « Les esclaves », en 1849 dans Al-Kahira. Souvenirs d’Orient, La Silhouette, 15, 22, 29 avril, 6, 13 mai, et enfin en 1851 dans le Voyage en Orient, « Les Femmes du Caire, II. — Les Esclaves »

Au fil des jours, Nerval va de surprises en surprises, et pour tout dire, de déceptions en déceptions : dans les rues du Caire, il voit de malheureux fellahs, femmes et enfants contraints au travail forcé, dans le plus beau café du Mousky, les danseuses (almées) ne sont pas des femmes, mais des hommes, et chez lui, les soucis domestiques s’accroissent en même temps que le nombre de serviteurs que son drogman Abdallah juge nécessaire à la tenue de la maison. Le Carnet du Caire témoigne d’ailleurs, par les pages consacrées aux dépenses journalières, de cette charge nouvelle. En désespoir de cause, Nerval se résout à aller demander conseil au consul de France (Gauttier d’Arc) qui trouve lui aussi assez naturelle la solution de l’achat d’une esclave. Métamorphosé en véritable oriental par les soins du barbier et l’achat de nouveaux vêtements, Nerval va donc se rendre au bazar des esclaves. Spectacle pénible, presque surréaliste, sur lequel son regard hésite entre dérision et compassion. Il trouvera finalement chez le marchand Abdel-Kérim la « Javanaise » qui constituera une nouvelle source d’ennuis.

Voir la notice LE VOYAGE EN ORIENT, TROIS MOIS AU CAIRE

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LES FEMMES DU CAIRE.

SCÈNES DE LA VIE ÉGYPTIENNE.

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LES ESCLAVES.

 

I. — UN LEVER DE SOLEIL.

Que notre vie est quelque chose d’étrange ! Chaque matin, — dans ce demi sommeil où la raison triomphe peu à peu des folles images du rêve, je sens qu’il est naturel, logique et conforme à mon origine parisienne de m’éveiller aux clartés d’un ciel gris, au bruit des roues broyant les pavés, dans quelque chambre d’un aspect triste, garnie de meubles anguleux, où l’imagination se heurte aux vitres comme un insecte emprisonné, — et c’est avec un étonnement toujours plus vif que je me retrouve à mille lieues de ma patrie, et que j’ouvre mes sens peu à peu aux vagues impressions d’un monde qui est la parfaite antithèse du nôtre. La voix du Turc qui chante au minaret voisin, la clochette et le trot lourd du chameau qui passe, et quelquefois son hurlement bizarre, les bruissemens et les sifflemens indistincts qui font vivre l’air, le bois et la muraille, l’aube hâtive dessinant au plafond les mille découpures des fenêtres, une brise matinale chargée de senteurs pénétrantes, qui soulève le rideau de ma porte et me fait apercevoir au-dessus des murs de la cour les têtes flottantes des palmiers ; tout cela me surprend, me ravit... ou m’attriste, selon les jours ; car je ne veux pas dire qu’un éternel été fasse une vie toujours joyeuse. — Le soleil noir de la mélancolie qui verse des rayons obscurs sur le front de l’ange rêveur d’Albert Dürer, se lève aussi parfois aux plaines lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans un froid paysage d’Allemagne. J’avouerai même qu’à défaut de brouillard, la poussière est un triste voile aux clartés du jour d’Orient.

Je monte quelquefois sur la terrasse de la maison que j’habite dans le quartier cophte, pour voir les premiers rayons qui embrasent au loin la plaine d’Héliopolis et les versans du Mokattam, où s’étend la Ville des Morts, entre le Caire et Matarée. C’est d’ordinaire un beau spectacle, quand l’aube colore peu à peu les coupoles et les arceaux grêles des tombeaux consacrés aux trois dynasties de califes, de soudans et de sultans qui, depuis l’an 1000, ont gouverné l’Égypte. L’un des obélisques de l’ancien temple du soleil est resté seul debout, dans cette plaine, comme une sentinelle oubliée ; il se dresse au milieu d’un bouquet touffu de palmiers et de sycomores, et reçoit toujours le premier regard du dieu que l’on adorait jadis à ses pieds.

L’aurore, en Égypte, n’a pas ces belles teintes vermeilles qu’on admire dans les Cyclades ou sur les côtes de Candie ; le soleil éclate tout à coup au bord du ciel, précédé seulement d’une vague lueur blanche ; quelquefois il semble avoir peine à soulever les longs plis d’un linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons, comme l’Osiris souterrain ; son empreinte décolorée attriste encore le ciel aride, qui ressemble alors, à s’y méprendre, au ciel couvert de notre Europe, mais qui, loin d’amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette poudre épaisse qui charge l’horizon ne se découpe jamais en frais nuages comme nos brouillards : à peine le soleil, au plus haut point de sa force, parvient-il à percer l’atmosphère cendreuse sous la forme d’un disque rouge, qu’on croirait sorti des forges libyques du dieu Phta. On comprend alors cette mélancolie profonde de la vieille Égypte, cette préoccupation fréquente de la souffrance et des tombeaux que les monumens nous transmettent. C’est Typhon qui triomphe pour un temps des divinités bienfaisantes ; il irrite les yeux, dessèche les poumons, et jette des nuées d’insectes sur les champs et sur les vergers.

Je les ai vus passer comme des messagers de mort et de famine, l’atmosphère en était chargée, et, regardant au-dessus de ma tête, faute de point de comparaison, je les prenais d’abord pour des nuées d’oiseaux. — Abdallah, qui était monté en même temps que moi sur la terrasse, fit un cercle dans l’air avec le long tuyau de son chibouque, et il en tomba deux ou trois sur le plancher. Il secoua la tête en regardant ces énormes cigales vertes et roses, et me dit : — Vous n’en avez jamais mangé ? 

Je ne pus m’empêcher de faire un geste d’éloignement pour un telle nourriture, et cependant, si on leur ôte les ailes et les pattes, elles doivent ressembler beaucoup aux crevettes de l’Océan.

— C’est une grande ressource dans le désert, me dit Abdallah ; on les fume, on les sale, et elles ont, à peu de choses près, le goût du hareng saur ; avec de la pâte de dourah, cela forme un mets excellent.

— Mais à ce propos, dis-je, ne serait-il pas possible de me faire ici un peu de cuisine égyptienne ? Je trouve ennuyeux d’aller deux fois par jour prendre mes repas à l’hôtel.

— Vous avez raison, dit Abdallah ; il faudra prendre à votre service un cuisinier.

— Eh bien ! Est-ce que le barbarin ne sait rien faire ?

— Oh ! rien. Il est ici pour ouvrir la porte et tenir propre la maison, voilà tout.

— Et vous-même, ne seriez-vous pas capable de mettre au feu un morceau de viande, de préparer quelque chose enfin ?

— C’est de moi que vous parlez ? s’écria Abdallah d’un ton profondément blessé ; non, monsieur, je ne sais rien de semblable.

— C’est fâcheux, repris-je en ayant l’air de continuer une plaisanterie, nous aurions pu en outre déjeuner avec des sauterelles ce matin ; mais, sérieusement, je voudrais prendre mes repas ici. Il y a des bouchers dans la ville, des marchands de fruits et de poisson... Je ne vois pas que ma prétention soit si extraordinaire.

— Rien n’est plus simple, en effet : prenez un cuisinier. Seulement, un cuisinier européen vous coûtera un talari par jour. Encore les beys, les pachas et les hôteliers eux-mêmes ont-ils de la peine à s’en procurer.

— J’en veux un qui soit de ce pays-ci, et qui me prépare les mets que tout le monde mange.

— Fort bien, nous pourrons trouver cela chez M. Jean. C’est un de vos compatriotes qui tient un cabaret dans le quartier cophte, et chez lequel se réunissent les gens sans place. 

 

II. — M. JEAN.

M. Jean est un débris glorieux de notre armée d’Égypte. Il a été l’un des trente-trois Français qui prirent du service dans les Mamelouks après la retraite de l’expédition. Pendant quelques années, il a eu comme les autres un palais, des femmes, des chevaux, des esclaves : à l’époque de la destruction de cette puissante milice, il fut épargné comme Français ; mais, rentré dans la vie civile, ses richesses se fondirent en peu de temps. Il imagina de vendre publiquement du vin, chose alors nouvelle en Égypte, où les chrétiens et les Juifs ne s’enivraient que d’eau-de-vie, d’arak, et d’une certaine bière nommée bouza. Depuis lors, les vins de Malte, de Syrie et de l’Archipel firent concurrence aux spiritueux, et les musulmans du Caire ne parurent pas s’offenser de cette innovation.

M. Jean admira la résolution que j’avais prise d’échapper à la vie des hôtels ; mais, me dit-il, vous aurez de la peine à vous monter une maison. Il faut, au Caire, prendre autant de serviteurs qu’on a de besoins différens. Chacun d’eux met son amour-propre à ne faire qu’une seule chose, et d’ailleurs ils sont si paresseux, qu’on peut douter que ce soit un calcul. Tout détail compliqué les fatigue ou leur échappe, et ils vous abandonnent même, pour la plupart, dès qu’ils ont gagné de quoi passer quelques jours sans rien faire.

— Mais comment font les gens du pays ?

— Oh ! ils les laissent s’en donner à leur aise, et prennent deux ou trois personnes pour chaque emploi. Dans tous les cas, un effendi a toujours avec lui son secrétaire (quatibessir), son trésorier (khazindar), son porte-pipe (tchiboukji), le selikdar pour porter ses armes, le seradj-bachi pour tenir son cheval, le kahwedji-bachi pour faire son café partout où il s’arrête, sans compter les yamaks pour aider tout ce monde. A l’intérieur, il en faut bien d’autres ; car le portier ne consentirait pas à prendre soin des appartemens, ni le cuisinier à faire le café ; il faut avoir jusqu’à un certain porteur d’eau à ses gages. Il est vrai qu’en leur distribuant une piastre ou une piastre et demie, c’est-à-dire de vingt-cinq à trente centimes par jour, on est regardé par chacun de ces fainéans comme un patron très magnifique.

— Eh bien ! dis-je, tout ceci est encore loin des soixante piastres qu’il faut payer journellement dans les hôtels. — Mais c’est un tracas auquel nul Européen ne peut résister. — J’essayerai, cela m’instruira. — Ils vous feront une nourriture abominable. — Je ferai connaissance avec les mets du pays. — Il faudra tenir un livre de comptes et discuter les prix de tout. — Cela m’apprendra la langue. — Vous pouvez essayer, du reste ; je vous enverrai les plus honnêtes, vous choisirez. — Est-ce qu’ils sont très voleurs ? — Carotteurs tout au plus, me dit le vieux soldat, par un ressouvenir du langage militaire : voleurs ! des Égyptiens... ils n’ont pas assez de courage. 

Je trouve qu’en général ce pauvre peuple d’Égypte est trop méprisé par les Européens. Le Franc du Caire, qui partage aujourd’hui les privilèges de la race turque, en prend aussi les préjugés. Ces gens sont pauvres, ignorans sans nul doute, et la longue habitude de l’esclavage les maintient dans une sorte d’abjection. Ils sont plus rêveurs qu’actifs, et plus intelligens qu’industrieux ; mais je les crois bons et d’un caractère analogue à celui des Hindous, ce qui peut-être tient aussi à leur nourriture presque exclusivement végétale. Nous autres carnassiers, nous respectons fort le Tartare et le Bédouin, nos pareils, et nous sommes portés à abuser de notre énergie à l’égard des populations moutonnières.

Après avoir quitté M. Jean, je traversai la place de l’Esbekieh, pour me rendre à l’hôtel Domergue. C’est, comme on sait, un vaste champ situé entre l’enceinte de la ville et la première ligne des maisons du quartier cophte et du quartier franc. Il y a là beaucoup de palais et d’hôtels splendides. On distingue surtout la maison où fut assassiné Kléber, et celle où se tenaient les séances de l’Institut d’Égypte. Un petit bois de sycomores et de figuiers de Pharaon se rattache au souvenir de Bonaparte, qui les fit planter. A l’époque de l’inondation, toute cette place est couverte d’eau et sillonnée par des canges et des djermes peintes et dorées appartenant aux propriétaires des maisons voisines. Cette transformation annuelle d’une place publique en lac d’agrément n’empêche pas qu’on y trace des jardins et qu’on y creuse des canaux dans les temps ordinaires. Je vis là un grand nombre de fellahs qui travaillaient à une tranchée ; les hommes piochaient la terre, et les femmes en emportaient de lourdes charges dans des couffes de paille de riz. Parmi ces dernières, il y avait plusieurs jeunes filles, les une en chemises bleues, et celles de moins de huit ans entièrement nues, comme on les voit du reste dans les villages aux bords du Nil. Des inspecteurs armés de bâtons surveillaient le travail, et frappaient de temps en temps les moins actifs. le tout était sous la direction d’unE sorte de militaire coiffé d’un tarbouch rouge, chaussé de bottes fortes à éperons, traînant un sabre de cavalerie, et tenant à la main un fouet en peau d’hippopotame roulée. Cela s’adressait aux nobles épaules des inspecteurs, comme le bâton de ces derniers à l’omoplate des fellahs.

Le surveillant, me voyant arrêté à regarder les pauvres jeunes filles qui pliaient sous les sacs de terre, m’adressa la parole en français. C’était encore un compatriote. Je n’eus pas trop l’idée de m’attendrir sur les coups de bâton distribués aux hommes, assez mollement du reste ; l’Afrique a d’autres idées que nous sur ce point. —  Mais pourquoi, dis-je, faire travailler ces femmes et ces enfans ? — Ils ne sont pas forcés à cela, me dit l’inspecteur français ; ce sont leurs pères ou leurs maris qui aiment mieux les faire travailler sous leurs yeux que de les laisser dans la ville. On les paye depuis vingt paras jusqu’à une piastre, selon leur force. Une piastre (25 centimes) est généralement le prix de la journée d’un homme.

— Mais pourquoi y en a-t-il quelques-uns qui sont enchaînés ? Sont-ce des forçats ? — Ce sont des fainéans ; ils aiment mieux passer leur temps à dormir ou à écouter des histoires dans les cafés que de se rendre utiles. — Comment vivent-ils dans ce cas-là ? — On vit de si peu de choses ici ! Au besoin, ne trouvent-ils pas toujours des fruits ou des légumes à voler dans les champs ? Le gouvernement a bien de la peine à faire exécuter les travaux les plus nécessaires ; mais, quand il le faut absolument, on fait cerner un quartier ou barrer une rue par des troupes, on arrête les gens qui passent, on les attache et on nous les amène ; voilà tout. — Quoi ! tout le monde sans exception ? — Oh ! tout le monde ; cependant, une fois arrêtés, chacun s’explique. Les Turcs et les Francs se font reconnaître. Parmi les autres, ceux qui ont de l’argent se rachètent de la corvée ; plusieurs se recommandent de leurs maîtres ou patrons. Le reste est embrigadé et travaille pendant quelques semaines ou quelques mois, selon l’importance des choses à exécuter. 

Que dire de tout cela ? L’Égypte en est encore au moyen-âge. Ces corvées se faisaient jadis au profit des beys mamelouks. Le pacha est aujourd’hui le seul suzerain ; la chute des mamelouks a supprimé le servage individuel, voilà tout.

 

III. — LES KHOWALS.

Après avoir déjeuné à l’hôtel, je suis allé m’asseoir dans le plus beau café du Mousky. J’y ai vu pour la première fois danser des almées en public. Je voudrais bien mettre un peu la chose en scène ; mais véritablement la décoration ne comporte ni trèfles, ni colonnettes, ni lambris de porcelaine, ni œufs d’autruche suspendus. Ce n’est qu’à Paris que l’on rencontre des cafés si orientaux. Il faut plutôt imaginer une humble boutique carrée, blanchie à la chaux, où pour toute arabesque se répète plusieurs fois l’image peinte d’une pendule posée au milieu d’une prairie entre deux cyprès. Le reste de l’ornementation se compose de miroirs également peints, et qui sont censés se renvoyer l’éclat d’un bâton de palmier chargé de flacons d’huile où nagent des veilleuses, ce qui est le soir d’un assez bon effet.

Des divans d’un bois assez dur, qui règnent partout autour de la pièce, sont bordés de cages en palmier, servant de tabourets pour les pieds des fumeurs, auxquels on distribue de temps en temps les élégantes petites tasses (fines-janes) dont j’ai déjà parlé. C’est là que le fellah en blouse bleue, le Cophte au turban noir, ou le Bédouin au manteau rayé, prennent place le long du mur, et voient sans surprise et sans ombrage le Franc s’asseoir à leurs côtés. Pour ce dernier, le kahwedji sait bien qu’il faut sucrer la tasse, et la compagnie sourit de cette bizarre préparation. Le fourneau occupe un des coins de la boutique et en est d’ordinaire l’ornement le plus précieux. L’encoignure qui le surmonte, garnie de faïence peinte, se découpe en festons et en rocailles, et a quelque chose des poêles allemands. Le foyer est toujours garni d’une multitude de petites cafetières de cuivre rouge, car il faut faire bouillir une cafetière pour chacune de ces fines-janes grandes comme des coquetiers.

Et maintenant voici les almées qui nous apparaissent dans un nuage de poussière et de fumée de tabac. — Elles me frappèrent au premier abord par l’éclat des calottes d’or qui surmontaient leur chevelure tressée. Leurs talons qui frappaient le sol, pendant que les bras levés en répétaient la rude secousse, faisaient résonner des clochettes et des anneaux ; les hanches frémissaient d’un mouvement voluptueux ; la taille apparaissait nue sous la mousseline dans l’intervalle de la veste et de la riche ceinture relâchée et tombant très bas comme le ceston de Vénus. A peine, au milieu du tournoiement rapide, pouvait-on distinguer les traits de ces séduisantes personnes, dont les doigts agitaient de petites cymbales, grandes comme des castagnettes, et qui se démenaient vaillamment aux sons primitifs de la flûte et du tambourin. — Il y en avait deux fort belles, à la mine fière, aux yeux arabes avivés par le cohel, aux joues pleines et délicates légèrement fardées ; mais la troisième, — il faut bien le dire, — trahissait un sexe moins tendre avec une barbe de huit jours : de sorte qu’à bien examiner les choses, et quand, la danse étant finie, il me fut possible de distinguer mieux les traits des deux autres, je ne tardai pas à me convaincre que nous n’avions affaire là qu’à des almées — mâles.

O vie orientale, voilà de tes surprises ! et moi, j’allais m’enflammer imprudemment pour ces êtres douteux, je me disposais à leur coller sur le front quelques pièces d’or, selon les traditions les plus pures du Levant... On va me croire prodigue ; — je me hâte de faire remarquer qu’il y a des pièces d’or nommées ghazis, depuis cinquante centimes jusqu’à cinq francs. C’est naturellement avec les plus petites que l’on fait des masques d’or aux danseuses, quand après un pas gracieux elles viennent incliner leur front humide devant chacun des spectateurs ; mais, pour de simples danseurs vêtus en femmes, on peut bien se priver de cette cérémonie en leur jetant quelques paras.

Sérieusement, la morale égyptienne est quelque chose de bien particulier. Il y a peu d’années, les danseuses parcouraient librement la ville, animaient les fêtes publiques et faisaient les délices des casinos et des cafés. Aujourd’hui elles ne peuvent plus se montrer que dans les maisons et aux fêtes particulières, et les gens scrupuleux trouvent beaucoup plus convenables ces danses d’hommes aux traits efféminés, aux longs cheveux, dont les bras, la taille et le col nu parodient si déplorablement les attraits demi-voilés des danseuses égyptiennes.

J’ai parlé de ces dernières sous le nom d’almées en cédant, pour être plus clair, au préjugé européen. Les danseuses s’appellent ghawasies ; les almées sont des chanteuses ; — le pluriel de ce mot se prononce oualems, ce qui peut bien avoir fourni le terme connu de goualeuses à cette vieille langue argotique puisée aux sources de l’Égypte et de la Bohême. Quant aux danseurs autorisés par la morale musulmane, ils s’appellent khowals.

En sortant du café, je traversai de nouveau l’étroite rue qui conduit au bazar franc pour entrer dans l’impasse Waghorn et gagner le jardin de Rosette. Des marchands d’habits m’entourèrent, étalant sous mes yeux les plus riches costumes brodés, des ceintures de drap d’or, des armes incrustées d’argent, des tarbouchs garnis d’un flot soyeux à la mode de Constantinople, choses fort séduisantes qui excitent chez l’homme un sentiment de coquetterie tout féminin. Si j’avais pu me regarder dans les miroirs du café, qui n’existaient, hélas, qu’en peinture, j’aurais pris plaisir à essayer quelques-uns de ces costumes ; — mais assurément je ne veux pas tarder à prendre l’habit oriental. Avant tout, il faut songer encore à constituer mon intérieur.

 

IV. — LA KHANOUN.

Je rentrais chez moi plein de ces réflexions, ayant depuis long-temps renvoyé le drogman pour qu’il m’y attendît, car je commence à ne plus me perdre dans les rues ; je trouvai la maison pleine de monde. Il y avait d’abord des cuisiniers envoyés par M. Jean, qui fumaient tranquillement sous le vestibule, où ils s’étaient fait servir du café ; puis le Juif Yousef, au premier étage, se livrant aux délices du narghilé, et d’autres gens encore menant grand bruit sur la terrasse. Je réveillai le drogman qui faisait son kief (sa sieste) dans la chambre du fond. Il s’écria comme un homme au désespoir : — Je vous l’avais bien dit ce matin ! — Mais quoi ? — Que vous aviez tort de rester sur votre terrasse. — Vous m’avez dit qu’il était bon de n’y monter que la nuit pour ne pas inquiéter les voisins. — Et vous y êtes resté jusqu’après le soleil levé. — Eh bien ? — Eh bien ! il y a là-haut des ouvriers qui travaillent à vos frais et que le cheik du quartier a envoyé depuis une heure. 

Je trouvai en effet des treillageurs qui travaillaient à boucher la vue de tout un côté de la terrasse. — De ce côté, me dit Abdallah, est le jardin d’une khanoun (dame principale d’une maison) qui s’est plainte de ce que vous avez regardé chez elle. — Mais je ne l’ai pas vue... malheureusement. — Elle vous a vu, cela suffit. — Et quel âge a-t-elle, cette dame ? — Oh ! c’est une veuve ; elle a bien cinquante ans. 

Cela me parut si ridicule, que j’enlevai et jetai au dehors les claies dont on commençait à entourer la terrasse ; les ouvriers surpris se retirèrent sans rien dire, car personne au Caire, à moins d’être de race turque, n’oserait résister à un Franc. Le drogman et le Juif secouèrent la tête sans trop se prononcer. — Je fis monter les cuisiniers et je retins celui d’entre eux qui me parut le plus intelligent. C’était un Arabe à l’œil noir, qui s’appelait Mustafa ; il parut très satisfait d’une piastre et demie par journée que je lui fis promettre. Un des autres s’offrit à l’aider pour une piastre seulement ; je ne jugeai pas à propos d’augmenter à ce point mon train de maison.

Je commençai à causer avec le Juif, qui me développait ses idées sur la culture des mûriers et l’élève des vers à soie, lorsqu’on frappa à la porte. C’était le vieux cheik qui ramenait ses ouvriers. Il me fis dire que je le compromettais dans sa place, que je reconnaissais mal sa complaisance de m’avoir loué sa maison. Il ajouta que la khanoun était furieuse surtout de ce que j’avais jeté dans son jardin les claies posées sur ma terrasse, et qu’elle pourrait bien se plaindre au cadi.

J’entrevis un série de désagrémens, et je tâchai de m’excuser sur mon ignorance des usages, l’assurant que je n’avais rien vu ni pu voir chez cette dame, ayant la vue très basse... — Vous comprenez, me dit-il encore, combien l’on craint ici qu’un œil indiscret ne pénètre dans l’intérieur des jardins et des cours, puisque l’on choisit toujours des vieillards aveugles pour annoncer la prière du haut des minarets. — Je savais cela, lui dis-je. — Il conviendrait, ajouta-t-il, que votre femme fît une visite à la khanoun, et lui portât quelque présent, un mouchoir, une bagatelle. — Mais vous savez, repris-je embarrassé, que jusqu’ici...

Machallah ! s’écria-t-il en se frappant la tête, je n’y songeais plus ! Ah ! quelle fatalité d’avoir des frenguis dans ce quartier ! Je vous avais donné huit jours pour suivre la loi. Fussiez-vous musulman, un homme qui n’a pas de femme ne peut habiter qu’à l’okel (khan ou caravansérail) ; vous ne pouvez pas rester ici. 

Je le calmai de mon mieux ; je lui représentai que j’avais encore deux jours sur ceux qu’il m’avait accordés ; au fond, je voulais gagner du temps et m’assurer s’il n’y avait pas dans tout cela quelque supercherie tendant à obtenir une somme en sus de mon loyer payé d’avance. Aussi pris-je, après le départ du cheik, la résolution d’aller trouver le consul de France.

 

V. — VISITE AU CONSUL DE FRANCE.

Je me prive, autant que je puis, en voyage, de lettres de recommandation. Du jour où l’on est connu dans une ville, il n’est plus possible de rien voir. Nos gens du monde, même en Orient, ne consentiraient pas à se montrer hors de certains endroits reconnus convenables, ni à causer publiquement avec des personnes d’une classe inférieure, ni à se promener en négligé à certaines heures du jour. Je plains beaucoup ces gentlemen toujours coiffés, bridés, gantés, qui n’osent se mêler au peuple pour voir un détail curieux, une danse, une cérémonie, qui craindraient d’être vus dans un café, dans une taverne, de suivre une femme, de fraterniser même avec un Arabe expansif qui vous offre cordialement le bouquin de sa longue pipe, ou vous fait servir du café sur sa porte, pour peu qu’il vous voie arrêté par la curiosité ou par la fatigue. — Les Anglais surtout sont parfaits, et je n’en vois jamais passer sans m’amuser de tout mon cœur. Imaginez un monsieur monté sur un âne, avec ses longues jambes qui traînent presque à terre. Son chapeau rond est garni d’un épais revêtement de coton blanc piqué. C’est une invention contre l’ardeur des rayons du soleil, qui s’absorbent, dit-on, dans cette coiffure moitié matelas, moitié feutre. Le gentleman a sur les yeux deux espèces de coques de noix en treillis d’acier bleu, pour briser la réverbération lumineuse du sol et des murailles ; il porte par-dessus tout cela un voile de femme vert contre la poussière. Son paletot de caoutchouc est recouvert encore d’un surtout de toile cirée pour le garantir de la peste et du contact fortuit des passans. Ses mains gantées tiennent un long bâton qui écarte de lui tout Arabe suspect, et généralement il ne sort que flanqué à droite et à gauche de son groom et de son drogman.

On est rarement exposé à faire connaissance avec de pareilles caricatures, l’Anglais ne parlant jamais à qui ne lui a pas été présenté ; mais nous avons bien des compatriotes qui vivent jusqu’à un certain point à la manière anglaise, et, du moment que l’on a rencontré un de ces aimables voyageurs, on est perdu, la société vous envahit.

Quoi qu’il en soit, j’ai fini par me décider à retrouver au fond de ma malle une lettre de recommandation pour notre consul général, qui habitait momentanément le Caire. Le soir même, je dînai chez lui sans accompagnement de gentleman anglais ou autres. Il y avait là seulement le docteur Clot-Bey, dont la maison était voisine du consulat, et M. Lubbert, l’ancien directeur de l’Opéra, aujourd’hui historiographe du pacha d’Égypte.

Ces deux messieurs, ou, si vous voulez, ces deux effendis, c’est le titre de tout personnage distingué dans la science, dans les lettres ou dans les fonctions civiles, — portaient avec aisance le costume oriental. La plaque étincelante du nichan décorait leurs poitrines, et il eût été difficile de les distinguer des musulmans ordinaires. Les cheveux rasés, la barbe et ce hâle léger de la peau qu’on acquiert dans les pays chauds, transforment bien vite l’Européen en un Turc très passable.

L’Égypte ne possède encore que deux journaux à elle, une sorte de Moniteur arabe, qui s’imprime à Boulac, et le Phare d’Alexandrie. A l’époque de sa lutte contre la Porte, le pacha fit venir à grands frais un rédacteur français, qui lutta pendant quelques mois contre les journaux de Constantinople et de Smyrne. Le journal était une machine de guerre comme une autre ; — sur ce point-là aussi, l’Égypte a désarmé, ce qui ne l’empêche pas de recevoir encore souvent les bordées des feuilles publiques du Bosphore.

On s’entretint pendant le dîner d’une affaire qui était jugée très grave et faisait grand bruit dans la société franque. Un pauvre diable de Français, un domestique, avait résolu de se faire musulman, et ce qu’il y avait de plus singulier, c’est que sa femme aussi voulait embrasser l’islamisme. On s’occupait des moyens d’empêcher ce scandale : le clergé franc avait pris à cœur la chose, mais le clergé musulman mettait de l’amour-propre à triompher de son côté. Les uns offraient au couple infidèle de l’argent, une bonne place et autres avantages ; les autres disaient au mari : — Tu auras beau faire, en restant chrétien, tu seras toujours ce que tu es : ta vie est clouée là ; on n’a jamais vu chez vous autres un domestique devenir seigneur. Chez nous, le dernier des valets, un esclave, un marmiton, devient émir, pacha, ministre ; il épouse la fille du sultan : l’âge n’y fait rien, l’étude est inutile, l’espérance du premier rang ne nous quitte qu’à la mort. — Le pauvre diable, qui peut-être avait de l’ambition, se laissait aller à ces espérances. Pour sa femme aussi, la perspective offerte n’était pas moins brillante ; elle devenait tout de suite une cadine, l’égale des grandes dames, avec le droit de mépriser toute femme chrétienne ou juive, de porter le habbarah noir et les babouches jaunes ; elle pouvait divorcer, chose peut-être plus séduisante encore, — épouser un grand personnage, hériter, posséder la terre, ce qui est défendu aux yavours, sans compter les chances de devenir favorite d’une princesse ou d’une sultane-mère gouvernant l’empire du fond d’un sérail.

Voilà la double perspective qu’on ouvrait à ces pauvres gens, et il faut avouer que cette possibilité pour des personnes de bas étage d’arriver, grâce au hasard ou à leur intelligence naturelle, aux plus hautes positions, sans que leur passé, leur éducation ou leur condition première y puissent faire obstacle, réalise assez bien ce principe d’égalité qui, chez nous, n’est écrit que dans les codes. En Orient, le criminel lui-même, s’il a payé sa dette à la loi, ne trouve aucune carrière fermée : le préjugé moral disparaît devant lui.

Eh bien ! il faut le dire, malgré toutes ces séductions de la loi turque, les apostasies sont très rares. L’importance qu’on attachait à l’affaire dont je parle en est une preuve. Le consul avait l’idée de faire enlever l’homme et la femme pendant la nuit, et de les faire embarquer sur un vaisseau français ; mais le moyen de les transporter du Caire à Alexandrie ? Il faut six jours pour descendre le Nil. En les mettant dans une barque fermée, on risquait que leurs cris fussent entendus sur la route. En pays turc, le changement de religion est la seule circonstance où cesse le pouvoir des consuls sur les nationaux.

— Mais pourquoi faire enlever ces pauvres gens ? dis-je au consul ; en auriez-vous le droit du point de vue de la loi française ? — Parfaitement ; dans un port de mer, je n’y verrais aucune difficulté. — Mais si l’on suppose chez eux une conviction religieuse ? — Allons donc, est-ce qu’on se fait Turc ? — Vous avez ici quelques Européens qui le sont devenus. — Sans doute ; de hauts employés du pacha, qui autrement n’auraient pas pu parvenir aux grades qu’on leur a conférés, ou qui n’auraient pu se faire obéir des musulmans. — J’aime à croire que chez la plupart, il y a eu un changement sincère ; autrement, je ne verrais là que des motifs d’intérêt. — Je pense comme vous ; mais voici pourquoi, dans les cas ordinaires, nous nous opposons de tout notre pouvoir à ce qu’un sujet français quitte sa religion. Chez nous, la religion est isolée de la loi civile ; chez les musulmans, ces deux principes sont confondus. Celui qui embrasse le mahométisme devient sujet turc en tout point, et perd sa nationalité européenne. Nous ne pouvons plus agir sur lui en aucune manière ; il appartient au bâton et au sabre ; et s’il retourne au christianisme, la loi turque le condamne à mort. En se faisant musulman, on ne perd pas seulement sa foi, on perd son nom, sa famille, sa patrie ; on n’est plus le même homme, on est un Turc ; c’est fort grave, comme vous voyez. 

Cependant le consul nous faisait goûter un assez bel assortiment de vins de Grèce et de Chypre dont je n’appréciais que difficilement les diverses nuances, à cause d’une saveur prononcée de goudron, qui, selon lui, en prouvait l’authenticité. Il faut quelque temps pour se faire à ce raffinement hellénique, nécessaire sans doute à la conservation du véritable malvoisie, du vin de Commanderie ou du vin de Ténédos.

Je trouvai dans le cours de l’entretien un moment pour exposer ma situation domestique ; je racontai l’histoire de mes mariages manqués, de mes aventures modestes. Je n’ai aucunement l’idée, ajoutai-je, de faire ici le Casanova. Je viens au Caire pour travailler, pour étudier la ville, pour en interroger les souvenirs, et voilà qu’il est impossible d’y vivre à moins de soixante piastres par jour, ce qui, je l’avoue, dérange mes prévisions. — Vous comprenez, me dit le consul, que dans une ville où les étrangers ne passent qu’à de certains mois de l’année, sur la route des Indes, où se croisent les lords et les nababs, les trois ou quatre hôtels qui existent s’entendent facilement pour élever les prix et éteindre toute concurrence. — Sans doute ; aussi ai-je loué une maison pour quelques mois. — C’est le plus sage. — Eh bien ! maintenant on veut me mettre dehors, sous prétexte que je n’ai pas de femme. — On en a le droit ; M. Clot-Bey a enregistré ce détail dans son livre. M. William Lane, le consul anglais, raconte dans le sien qu’il a été soumis lui-même à cette nécessité. Bien plus, lisez l’ouvrage de Maillet, le consul général de Louis XIV, vous verrez qu’il en était de même de son temps ; il faut vous marier. — J’y ai renoncé. La dernière femme qu’on m’a proposée m’a gâté les autres, et, malheureusement, je n’avais pas assez en mariage pour elle. — C’est différent. — Mais les esclaves sont beaucoup moins coûteuses : mon drogman m’a conseillé d’en acheter une, et de l’établir dans mon domicile. — C’est une bonne idée. — Serai-je ainsi dans les termes de la loi ? — Parfaitement. 

La conversation se prolongea sur ce sujet. Je m’étonnais un peu de cette facilité donnée aux chrétiens d’acquérir des esclaves en pays turc : on m’expliqua que cela ne concernait que les femmes plus ou moins colorées ; mais on peut avoir des Abyssiniennes presque blanches. La plupart des négocians établis au Caire en possèdent. M. Clot-Bey en élève plusieurs pour l’emploi de sages-femmes. Une preuve encore qu’on me donna que ce droit n’était pas contesté, c’est qu’une esclave noire, s’étant échappée récemment de la maison de M. Lubbert, lui avait été ramenée par la police.

J’étais encore tout rempli des préjuges de l’Europe, et je n’apprenais pas ces détails sans quelque surprise. Il faut vivre un peu en Orient pour s’apercevoir que l’esclavage n’est là en principe qu’une sorte d’adoption. La condition de l’esclave y est certainement meilleure que celle du fellah ou du rayah libres. Je comprenais déjà en outre, d’après ce que j’avais appris sur les mariages, qu’il n’y avait pas grande différence entre l’Égyptienne vendue par ses parens et l’Abyssinienne exposée au bazar.

Les consuls du Levant diffèrent d’opinion touchant le droit des Européens sur les esclaves. Le code diplomatique ne contient rien de formel là-dessus. Du reste, la France, qui a des colonies à esclaves, ne peut empêcher ses nationaux de jouir des droits que leur concède la législation orientale. Notre consul m’affirma, du reste, qu’il tenait beaucoup à ce que la situation actuelle ne changeât pas à cet égard, et voici pourquoi. Les Européens ne peuvent pas être propriétaires fonciers en Égypte ; mais, à l’aide de fictions légales, ils exploitent cependant des propriétés, des fabriques ; — outre la difficulté de faire travailler les gens du pays, qui, dès qu’ils ont gagné la moindre somme, s’en vont vivre au soleil jusqu’à ce qu’elle soit épuisée, ils ont souvent contre eux le mauvais vouloir des cheiks ou de personnages puissans, leurs rivaux en industrie, qui peuvent tout d’un coup leur enlever tous leurs travailleurs, sous prétexte d’utilité publique. Avec des esclaves, du moins, ils peuvent obtenir un travail régulier et suivi, si toutefois ces derniers y consentent, car l’esclave mécontent d’un maître peut toujours le contraindre à le faire revendre au bazar. Ce détail est un de ceux qui expliquent le mieux la douceur de l’esclavage en Orient.

 

VI. — LES DERVICHES.

Quand je sortis de chez le consul, la nuit était déjà avancée ; le barbarin m’attendait à la porte, envoyé par Abdallah, qui avait jugé à propos de se coucher ; il n’y avait rien à dire : quand on a beaucoup de valets, ils se partagent la besogne, c’est naturel... Au reste, Abdallah ne se fût pas laissé ranger dans cette dernière catégorie !... Un drogman est à ses propres yeux un homme instruit, un philologue, qui consent à mettre sa science au service du voyageur ; il veut bien encore remplir le rôle de cicerone, il ne repousserait pas même au besoin les aimables attributions du seigneur Pandarus de Troie ; mais là s’arrête sa spécialité ; vous en avez pour vos vingt piastres par jour !

Au moins faudrait-il qu’il fût toujours là pour vous expliquer toute chose obscure. Ainsi j’aurais voulu savoir le motif d’un certain mouvement dans les rues, qui m’étonnait à cette heure de la nuit. Les cafés étaient ouverts et remplis de monde ; les mosquées, illuminées, retentissaient de chants solennels, et leurs minarets élancés portaient des bagues de lumière ; des tentes étaient dressées sur la place de l’Esbekieh, et l’on entendait partout les sons du tambour et de la flûte de roseau. Après avoir quitté la place et nous être engagés dans les rues, nous eûmes peine à fendre la foule qui se pressait le long des boutiques, ouvertes comme en plein jour, éclairées chacune par des centaines de bougies, et parées de festons et de guirlandes en papier d’or et de couleur. Devant une petite mosquée située au milieu de la rue, il y avait un immense candélabre portant une multitude de petites lampes de verre en pyramide, et, à l’entour, des grappes suspendues de lanternes. Une trentaine de chanteurs, assis en ovale autour du candélabre, semblaient former le chœur d’un chant dont quatre autres, debout au milieu d’eux, entonnaient successivement les strophes ; il y avait de la douceur et une sorte d’expression amoureuse dans cet hymne nocturne qui s’élevait au ciel avec ce sentiment de mélancolie consacré chez les Orientaux à la joie comme à la tristesse.

Je m’arrêtais à l’écouter, malgré les instances du barbarin, qui voulait m’entraîner hors de la foule, et d’ailleurs je remarquais que la majorité des auditeurs se composait de Cophtes, reconnaissables à leur turban noir ; il était donc clair que les Turcs admettaient volontiers la présence des chrétiens à cette solennité.

Je songeai fort heureusement que la boutique de M. Jean n’était pas loin de cette rue, et je parvins à faire comprendre au barbarin que je voulais y être conduit. Nous trouvâmes l’ancien mamelouk fort éveillé et dans le plein exercice de son commerce de liquides. Une tonnelle, au fond de l’arrière-cour, réunissait des Cophtes et des Grecs, qui venaient se rafraîchir et se reposer de temps en temps des émotions de la fête.

M. Jean m’apprit que je venais d’assister à une cérémonie de chant, ou zikr, en l’honneur d’un saint derviche enterré dans la mosquée voisine. Cette mosquée étant située dans le quartier cophte, c’étaient des personnes riches de cette religion qui faisaient chaque année les frais de la solennité ; ainsi s’expliquait le mélange des turbans noirs avec ceux des autres couleurs. D’ailleurs, le bas peuple chrétien fête volontiers certains derviches, ou santons, sorte de religieux dont les pratiques bizarres n’appartiennent souvent à aucun culte déterminé, et remontent peut-être aux superstitions de l’antiquité.

En effet, lorsque je revins au lieu de la cérémonie, où M. Jean voulut bien m’accompagner, je trouvai que la scène avait pris un caractère plus extraordinaire encore. Les trente derviches se tenaient par la main avec une sorte de mouvement de tangage, tandis que les quatre coryphées ou zikkers entraient peu à peu dans une frénésie poétique moitié tendre, moitié sauvage ; leur chevelure aux longues boucles, conservée contre l’usage arabe, flottait au balancement de leurs têtes, coiffées non du tarbouch, mais d’un bonnet de forme antique, pareil au pétase romain ; leur psalmodie bourdonnante prenait par instants un accent dramatique ; les vers se répondaient évidemment, et la pantomime s’adressait avec tendresse et plainte à je ne sais quel objet d’amour inconnu. Peut-être était-ce ainsi que les anciens prêtres de l’Égypte célébraient les mystères d’Osiris retrouvé ou perdu ; telles sans doute étaient les plaintes des corybantes ou des cabires, et ce chœur étrange de derviches hurlant et frappant la terre en cadence obéissait peut-être encore à cette vieille tradition de ravissemens et d’extases qui jadis résonnait sur tout ce rivage oriental, depuis les oasis d’Ammon jusqu’à la froide Samothrace. A les entendre seulement, je sentais mes yeux pleins de larmes, et l’enthousiasme gagnait peu à peu tous les assistans.

M. Jean, vieux sceptique de l’armée républicaine, ne partageait pas cette émotion ; il trouvait cela fort ridicule, et m’assura que les musulmans eux-mêmes prenaient ces derviches en pitié. C’est le bas peuple qui les encourage, me disait-il ; autrement, rien n’est moins conforme au mahométisme véritable, et même, dans toute supposition, ce qu’ils chantent n’a pas de sens. Je le priai néanmoins de m’en donner l’explication. — Ce n’est rien, me dit-il ; ce sont des chansons amoureuses qu’ils débitent on ne sait à quel propos ; j’en connais plusieurs ; en voici une qu’ils ont chantée :

« Mon cœur est troublé par l’amour ; — ma paupière ne se ferme plus ! — Mes yeux reverront-ils le Bien-aimé ?

Dans l’épuisement des tristes nuits, — l’absence fait mourir l’espoir ; — mes larmes roulent comme des perles, — et mon cœur est embrasé !

O colombe, dis-moi — pourquoi tu te lamentes ainsi ; — l’absence te fait-elle aussi gémir — ou tes ailes manquent-elles d’espace ?

Elle répond : Nos chagrins sont pareils ; — je suis consumé par l’amour ; — hélas ! c’est ce mal aussi, — l’absence de mon Bien-aimé, qui me fait gémir. »

Et le refrain dont les trente derviches accompagnent ces couplets est toujours le même : « Il n’y a de dieu que Dieu ! » —  Il me semble, dis-je, que cette chanson peut bien s’adresser en effet à la Divinité ; c’est de l’amour divin qu’il est question sans doute.

— Nullement ; on les entend, dans d’autres couplets, comparer leur bien-aimée à la gazelle de l’Yémen, lui dire qu’elle a la peau fraîche et qu’elle a passé à peine le temps de boire le lait... C’est, ajouta-t-il, ce que nous appellerions des chansons grivoises.

Je n’étais pas convaincu ; je trouvais bien plutôt aux autres vers qu’il me cita une certaine ressemblance avec le Cantique des cantiques. — Du reste, me dit encore M. Jean, vous les verrez encore faire bien d’autres folies après-demain, pendant la fête de Mahomet ; seulement je vous conseille alors de prendre un costume arabe, car la fête coïncide cette année avec le retour des pèlerins de La Mecque, et parmi ces derniers il y a beaucoup de Moghrebins (musulmans de l’ouest) qui n’aiment pas les habits francs, — surtout depuis la conquête d’Alger. 

Je me promis de suivre ce conseil et je repris en compagnie du barbarin le chemin de mon domicile. — La fête devait encore se continuer toute la nuit.

 

VII. — CONTRARIÉTÉS DOMESTIQUES.

Le lendemain au matin j’appelai Abdallah pour commander mon déjeuner au cuisinier Mustafa. Ce dernier répondit qu’il fallait d’abord acquérir les ustensiles nécessaires. Rien n’était plus juste, et je dois dire encore que l’assortiment n’en fut pas compliqué. Quant aux provisions, les femmes fellahs stationnent partout dans les rues avec des cages pleines de poules, de pigeons et de canards ; on vend même au boisseau les poulets éclos dans les fours à œufs si célèbres du pays ; des Bédouins apportent le matin des coqs de bruyère et des cailles, dont ils tiennent les pattes serrées entre leurs doigts, ce qui forme une couronne autour de la main. Tout cela sans compter les poissons du Nil, les légumes et les fruits énormes de cette vieille terre d’Égypte, se vend à des prix fabuleusement modérés.

En comptant, par exemple, les poules à vingt centimes et les pigeons à moitié moins, je pouvais me flatter d’échapper long-temps au régime des hôtels ; malheureusement il était impossible d’avoir des volailles grasses : c’étaient de petits squelettes emplumés. Les fellahs trouvent plus d’avantage à les vendre ainsi qu’à les nourrir long-temps de maïs. Abdallah me conseilla d’en acheter un certain nombre de cages, afin de pouvoir les engraisser. Cela fait, on mit en liberté les poules dans la cour et les pigeons dans une chambre, et Mustafa ayant remarqué un petit coq moins osseux que les autres, se disposa, sur ma demande, à préparer un couscoussou.

Je n’oublierai jamais le spectacle qu’offrit cet Arabe farouche, tirant de sa ceinture son yataghan — destiné au meurtre d’un malheureux coq. Le pauvre oiseau payait de bonne mine, et il y avait peu de chose sous son plumage éclatant comme celui d’un faisan doré. En sentant le couteau, il poussa des cris enroués qui me fendirent l’âme. Mustafa lui coupa entièrement la tête et le laissa ensuite se traîner encore en voletant sur la terrasse, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât, raidît ses pattes, et tombât dans un coin. Ces détails sanglans suffirent pour m’ôter l’appétit. J’aime beaucoup la cuisine que je ne vois pas faire, et je me regardais comme infiniment plus coupable de la mort du petit coq que s’il avait péri dans les mains d’un hôtelier. Vous trouverez ce raisonnement lâche ; mais que voulez-vous ? je ne pouvais réussir à m’arracher aux souvenirs classiques de l’Égypte, et dans certains momens je me serais fait scrupule de plonger moi-même le couteau dans le corps d’un légume, de crainte d’offenser un ancien dieu.

Je ne voudrais pas plus abuser pourtant de la pitié qui peut s’attacher au meurtre d’un coq maigre que de l’intérêt qu’inspire légitimement l’homme forcé de s’en nourrir : — il y a beaucoup d’autres provisions dans la grande ville du Caire, et les dattes fraîches, les bananes suffiraient toujours pour un déjeuner convenable ; mais je n’ai pas été long-temps sans reconnaître la justesse des observations de M. Jean. Les bouchers de la ville ne vendent que du mouton, et ceux des faubourgs y ajoutent, comme variété, de la viande de chameau, dont les immenses quartiers apparaissent suspendus au fond des boutiques. Pour le chameau, l’on ne doute jamais de son identité : mais, quant au mouton, la plaisanterie la moins faible de mon drogman était de prétendre que c’était très souvent du chien. Je déclare que je ne m’y serais pas laissé tromper. Seulement je n’ai jamais pu comprendre le système de pesage et de préparation qui faisait que chaque plat me revenait environ à dix piastres ; il faut y joindre, il est vrai, l’assaisonnement obligé de meloukia ou de bamie, légumes savoureux dont l’un remplace à peu près l’épinard, et dont l’autre n’a point d’analogie avec nos végétaux d’Europe.

Revenons à des idées générales. Il m’a semblé qu’en Orient, les hôteliers, les drogmans, les valets et les cuisiniers s’entendaient de tout point contre le voyageur. Je comprends déjà qu’à moins de beaucoup de résolution et d’imagination même, il faut une fortune énorme pour pouvoir y faire quelque séjour. M. de Chateaubriand avoue qu’il s’y est ruiné ; M. de Lamartine y a fait des dépenses folles ; parmi les autres voyageurs, la plupart n’ont pas quitté les ports de mer, ou n’ont fait que traverser rapidement le pays. Moi, je veux tenter un projet que je crois meilleur. J’achèterai une esclave, puisqu’aussi bien il me faut une femme, et j’arriverai peu à peu à remplacer par elle le drogman, le barbarin peut-être, et à faire mes comptes clairement avec le cuisinier. En calculant les frais d’un long séjour au Caire et de celui que je puis faire encore dans d’autres villes, il est clair que j’atteins un but d’économie. En me mariant, j’eusse fait le contraire. — Décidé par ces réflexions, je dis à Abdallah de me conduire au bazar des esclaves.

 

VIII. — L’OKEL DES JELLAB.

Nous traversâmes toute la ville jusqu’au quartier des grands bazars, et là, après avoir suivi une rue obscure qui faisait angle avec la principale, nous fîmes notre entrée dans une cour irrégulière sans être obligés de descendre de nos ânes. Il y avait au milieu un puits ombragé d’un sycomore. A droite, le long du mur, une douzaine de noirs étaient rangés debout, ayant l’air plutôt inquiet que triste, vêtus pour la plupart du sayon bleu des gens du peuple, et offrant toutes les nuances possibles de couleur et de forme. Nous tournâmes vers la gauche, où régnait une série de petites salles dont le parquet s’avançait sur la cour comme une estrade, à environ deux pieds de terre. Plusieurs marchands basanés nous entouraient déjà en nous disant : « Essouad ? Abesch ? — Des noires ou des Abyssiniennes ? » Nous nous avançâmes vers la première petite salle.

Là, cinq ou six négresses, assises en rond sur des nattes, fumaient pour la plupart, et nous accueillirent en riant aux éclats. Elles n’étaient guère vêtues que de haillons bleus, et l’on ne pouvait reprocher aux vendeurs de parer la marchandise. Leurs cheveux, partagés en des centaines de petites tresses serrées, étaient généralement maintenus par un ruban rouge qui les partageaient en deux touffes volumineuses ; elles portaient des anneaux d’étain aux bras et aux jambes, des colliers de verroterie, et, chez quelques-unes, des cercles de cuivre passés au nez ou aux oreilles complétaient une sorte d’ajustement barbare dont certains tatouages et coloriages de la peau rehaussaient encore le caractère. C’étaient des négresses du Sennaar, l’espèce la plus éloignée, certes, du type de la beauté convenue parmi nous. La proéminence de la mâchoire, le front déprimé, la lèvre épaisse, classent ces pauvres créatures dans une catégorie presque bestiale, et cependant, à part ce masque étrange dont la nature les a dotées, le corps est d’une perfection rare, des formes virginales et pures se dessinent sous leurs tuniques, et leur voix sort douce et vibrante d’une bouche éclatante de fraîcheur.

Eh bien ! je ne m’enflammerai pas pour ces jolis monstres ; mais sans doute les belles dames du Caire doivent aimer à s’entourer de chambrières pareilles. Il peut y avoir ainsi des oppositions charmantes de couleur et de forme ; ces Nubiennes ne sont point laides dans le sens absolu du mot, mais forment un contraste parfait à la beauté telle que nous la comprenons. Une femme blanche doit ressortir admirablement au milieu de ces filles de la nuit, que leurs formes élancées semblent destiner à tresser les cheveux, tendre les étoffes, porter les flacons et les vases, — comme dans les fresques antiques.

Si j’étais en état de mener largement la vie orientale, je ne me priverais pas de ces pittoresques créatures ; mais, ne voulant acquérir qu’une seule esclave, j’ai demandé à en voir d’autres chez lesquelles l’angle facial fût plus ouvert et la teinte noire moins prononcée. — Cela dépend du prix que vous voulez mettre, me dit Abdallah ; celles que vous voyez ne coûtent guère que deux bourses (250 francs) ; on les garantit pour huit jours : vous pouvez les rendre au bout de ce temps, si elles ont quelque défaut ou quelque infirmité.

— Mais, observai-je, je mettrai volontiers quelque chose de plus ; une femme un peu jolie ne coûte pas plus à nourrir qu’une autre. 

Abdallah ne paraissait pas partager mon opinion.

Nous passâmes aux autres chambres ; c’étaient encore des filles du Sennaar. Il y en avait de plus jeunes et de plus belles, mais le type facial dominait avec une singulière uniformité.

Les marchands offraient de les faire déshabiller, ils leur ouvrait les lèvres pour faire voir les dents, ils les faisaient marcher, et faisaient valoir surtout l’élasticité de leur poitrine. Ces pauvres filles se laissaient faire avec assez d’insouciance ; la plupart éclataient de rire presque continuellement, ce qui rendait la scène moins pénible. On comprenait d’ailleurs que toute condition étaient pour elles préférable au séjour de l’okel, et peut-être même à leur existence précédente dans leur pays.

Ne trouvant là que des négresses pures, je demandai au drogman si l’on n’y voyait pas d’Abyssiniennes. — Oh ! me dit-il, on ne les fait pas voir publiquement ; il faut monter dans la maison, et que le marchand soit bien convaincu que vous ne venez pas ici par simple curiosité, comme la plupart des voyageurs. Du reste, elles sont beaucoup plus chères, et vous pourriez peut-être trouver quelque femme qui vous conviendrait parmi les esclaves de Dongola. Il y a d’autres okels que nous pouvons voir encore. Outre celui des Jellab, où nous sommes, il y a encore l’okel Kouchouk et le khan Ghafar. 

Un marchand s’approcha de nous et me fit dire qu’il venait d’arriver des Éthiopiennes qu’on avait installées hors de la ville, afin de ne pas payer les droits. Elles étaient dans la campagne, au-delà de la porte Bab-el-Madbah. Je voulus d’abord voir celles-là.

Nous nous engageâmes dans un quartier assez désert, et, après beaucoup de détours, nous nous trouvâmes dans la plaine, c’est-à-dire au milieu des tombeaux, car ils entourent tout ce côté de la ville. Les monumens des califes étaient restés à notre gauche ; nous nous engageâmes entre des collines poudreuses, couvertes de moulins et formées de débris d’anciens édifices. On arrêta les ânes à la porte d’une petite enceinte de murs, restes probablement d’une mosquée en ruine. Trois ou quatre Arabes, vêtus d’un costume étranger au Caire, nous firent entrer, et je me vis au milieu d’une sorte de tribu dont les tentes étaient dressées dans ce clos, fermé de toutes parts. Les éclats de rire d’une vingtaine de négresses m’accueillirent comme à l’okel ; ces natures naïves manifestent clairement toutes leurs impressions, et je ne sais pourquoi l’habit européen leur paraît si ridicule. Toutes ces filles s’occupaient à divers travaux de ménage, et il y en avait une très grande et très belle dans le milieu qui surveillait avec attention le contenu d’un vaste chaudron placé sur le feu. Rien ne pouvant l’arracher à cette préoccupation, je me fis montrer les autres, qui se hâtaient de quitter leur besogne, et détaillaient elles-mêmes leurs beautés. Ce n’était pas la moindre de leurs coquetteries qu’une chevelure toute en nattes d’un volume extraordinaire, comme j’en avais vu déjà, mais entièrement imprégnée de beurre ruisselant de là sur leurs épaules et leur poitrine. Je pensais que c’était pour rendre moins vive l’action du soleil sur leur tête ; mais Abdallah m’assura que c’était une affaire de mode, afin de rendre leurs cheveux lustrés et leur figure luisante. Seulement, me dit-il, une fois qu’on les a achetées, on se hâte de les envoyer au bain et de leur faire démêler cette chevelure en cordelettes, qui n’est de mise que du côté des montagnes de la Lune.

L’examen ne fut pas long ; ces pauvres créatures avaient des airs sauvages fort curieux sans doute, mais peu séduisans du point de vue de la cohabitation. La plupart étaient défigurées par une foule de tatouages, d’incisions grotesques, d’étoiles et de soleils bleus qui tranchaient sur le noir un peu grisâtre de leur épiderme. A voir ces formes malheureuses, qu’il faut bien s’avouer humaines, on se reproche philanthropiquement d’avoir pu quelquefois manquer d’égards pour le singe, ce parent méconnu que notre orgueil de race s’obstine à repousser. Les gestes et les attitudes ajoutaient encore à ce rapprochement, et je remarquai même que leur pied, allongé et développé sans doute par l’habitude de monter aux arbres, se rattachait sensiblement à la famille des quadrumanes.

Elles me criaient de tous côtés : batchis ! batchis ! et je tirais de ma poche quelques piastres avec hésitation, craignant que les maîtres n’en profitassent exclusivement ; mais ces derniers, pour me rassurer, s’offrirent à leur distribuer des dattes, des pastèques, du tabac, et même de l’eau-de-vie : alors ce furent partout des transports de joie, et plusieurs se mirent à danser au son du tarabouk et de la zommarah, ce tambour et ce fifre mélancoliques des peuplades africaines.

La grande belle fille chargée de la cuisine se détournait à peine, et remuait toujours dans la chaudière une épaisse bouillie de dourah. Je m’approchai ; elle me regarda d’un air dédaigneux, et son attention ne fut attirée que par mes gants noirs. Alors elle croisa les bras et poussa des cris d’admiration. Comment pouvais-je avoir des mains noires et la figure blanche ? Voilà ce qui dépassait sa compréhension. J’augmentai cette surprise en ôtant un de mes gants, et alors elle se mit à crier : « Bismillah ! enté effrit ? enté Sheytan ? — Dieu me préserve ! es-tu un esprit ? es-tu le diable ? »

Les autres ne témoignaient pas moins d’étonnement, et l’on ne peut imaginer combien tous les détails de ma toilette frappaient ces âmes ingénues. Il est clair que dans leur pays j’aurais pu gagner ma vie à me faire voir. Quant à la principale de ces beautés nubiennes, elle ne tarda pas à reprendre son occupation première, avec cette inconstance des singes que tout distrait, mais dont rien ne fixe les idées plus d’un instant.

J’eus la fantaisie de demander ce qu’elle coûtait, mais le drogman m’apprit que c’était justement la favorite du marchand d’esclaves, — et qu’il ne voulait pas la vendre, espérant qu’elle le rendrait père, — ou bien qu’alors ce serait bien plus cher.

Je n’insistai point sur ce détail.

— Décidément, dis-je au drogman, je trouve toutes ces teintes trop foncées ; passons à d’autres nuances. L’Abyssinienne est donc bien rare sur le marché ?

— Elle manque un peu pour le moment, me dit Abdallah, mais voici la grande caravane de La Mecque qui arrive. Elle s’est arrêtée à Birket-el-Hadji, pour faire son entrée demain au point du jour, et nous aurons alors de quoi choisir ; car beaucoup de pèlerins, manquant d’argent pour finir leur voyage, se défont de quelqu’une de leurs femmes, et il y a toujours aussi des marchands qui en ramènent de l’Hedjaz. 

Nous sortîmes de cet okel sans qu’on s’étonnât de ne m’avoir vu rien acheter. Un habitant du Caire avait cependant conclu une affaire pendant ma visite et reprenait le chemin de Bab-el-Madbah avec deux jeunes négresses fort bien découplées. Elles marchaient devant lui, rêvant l’inconnu, se demandant sans doute si elles allaient devenir favorites ou servantes, et le beurre, plus que les larmes, ruisselait sur leur sein découvert aux rayons d’un soleil ardent.

 

IX. — LE THÉÂTRE DU CAIRE.

Nous rentrâmes en suivant la rue Hazanieh, qui nous conduisit à celle qui sépare le quartier franc du quartier juif, et qui longe le Calish, traversé de loin en loin de ponts vénitiens d’une seule arche. Il existe là un fort beau café dont l’arrière-salle donne sur le canal, et où l’on prend des sorbets et des limonades. — Ce ne sont pas, au reste, les rafraîchissemens qui manquent au Caire, où des boutiques coquettes étalent çà et là des coupes de limonades et de boissons mélangées de fruits sucrés aux prix les plus accessibles à tous. En détournant la rue turque pour traverser le passage qui conduit au Mousky, je vis sur les murs des affiches lithographiées qui annonçaient un spectacle pour le soir même au théâtre du Caire. Je ne fus pas fâché de retrouver ce souvenir de la civilisation ; je congédiai Abdallah et j’allai dîner chez Domergue, où l’on m’apprit que c’étaient des amateurs de la ville qui donnaient la représentation au profit des aveugles pauvres, — fort nombreux au Caire malheureusement. Quant à la saison musicale italienne, elle ne devait pas tarder à s’ouvrir, mais on n’allait assister pour le moment qu’à une simple soirée de vaudeville.

Vers sept heures, la rue étroite dans laquelle s’ouvre l’impasse Waghorn était encombrée de monde, et les Arabes s’émerveillaient de voir entrer toute cette foule dans une seule maison. C’était grande fête pour les mendians et pour les âniers, qui s’époumonaient à crier batchis ! de tous côtés. — L’entrée, fort obscure, donne dans un passage couvert qui s’ouvre au fond sur le jardin de Rosette, et l’intérieur rappelle nos plus petites salles populaires. Le parterre était rempli d’Italiens et de Grecs en tarbouch rouge qui faisaient grand bruit ; quelques officiers du pacha se montraient à l’orchestre, et les loges étaient garnies de femmes, la plupart en costume levantin.

On distinguait les Grecques au tahtikos de drap rouge festonné d’or qu’elles portent incliné sur l’oreille ; les Arméniennes aux châles et aux gazillons qu’elles entremêlent pour se faire d’énormes coiffures. Les Juives mariées, ne pouvant laisser voir leur chevelure, ont à la place des plumes de coq roulées qui garnissent les tempes et figurent des touffes de cheveux. C’est la coiffure seule qui distingue les races ; le costume est à peu près le même pour toutes dans les autres parties. Elles ont toujours le gilet échancré sur la poitrine, la robe fendue et collant sur les reins, la ceinture, le pantalon (chetyan), qui donne à toute femme débarrassée du voile la démarche d’un jeune garçon ; les bras sont toujours couverts, mais laissent pendre à partir du coude les manches variées des gilets, dont les poètes arabes comparent les boutons serrés à des fleurs de camomille. Ajoutez à cela des aigrettes, des fleurs et des papillons de diamans relevant le costume des plus riches, et vous comprendrez que l’humble Teatro del Cairo doit encore un certain éclat à ces toilettes levantines. Pour moi, j’étais ravi, après tant de figures noires que j’avais vues dans la journée, de reposer mes yeux sur des beautés simplement jaunâtres. Avec moins de bienveillance, j’eusse reproché à leurs paupières d’abuser des ressources de la teinture, à leurs joues d’en être encore au fard et aux mouches du siècle passé, à leurs mains d’emprunter sans trop d’avantage la teinte orange du henné ; mais il fallait, dans tous les cas, admirer sans réserve les contrastes charmans de tant de beautés diverses, la variété des étoffes, l’éclat des diamans, dont les femmes de ce pays sont si fières, qu’elles portent volontiers sur elles la fortune de leurs maris ; — enfin je me refaisais un peu dans cette soirée d’un long jeûne de frais visages qui commençait à me peser. Du reste, pas une femme n’était voilée, — et pas une réellement musulmane n’assistait par conséquent à la représentation. On leva le rideau ; je reconnus les premières scènes de la Mansarde des Artistes.

O gloire du vaudeville, où t’arrêteras-tu ? — Des jeunes gens marseillais jouaient les principaux rôles, et la jeune première était représentée par Mme Bonhomme, la maîtresse du cabinet de lecture français. J’arrêtai mes regards avec surprise et ravissement sur une tête parfaitement blanche et blonde ; il y avait deux jours que je rêvais les nuages de ma patrie et les beautés pâles du Nord ; je devais cette préoccupation au premier souffle du khamsin et à l’abus des visages de négresses, lesquels décidément prêtent fort peu à l’idéal.

A la sortie du théâtre, toutes ces femmes si richement parées avaient revêtu l’uniforme habbarah de taffetas noir, couvert leurs traits du borghot blanc, et remontaient sur des ânes, comme de bonnes musulmanes, aux lueurs des flambeaux tenus par les saïs.

 

X. — LA BOUTIQUE DU BARBIER.

Le lendemain, songeant aux fêtes qui se préparaient pour l’arrivée des pèlerins, je me décidai, pour les voir à mon aise, à prendre le costume du pays.

Je possédais déjà la pièce la plus importante du vêtement arabe, le machlah, manteau patriarcal, qui peut indifféremment se porter sur les épaules, ou se draper sur la tête, sans cesser d’envelopper tout le corps. Dans ce dernier cas seulement, on a les jambes découvertes, et l’on est coiffé comme un sphinx, ce qui ne manque pas de caractère. Je me bornai pour le moment à gagner le quartier franc, où je voulais opérer ma transformation complète, d’après les conseils du peintre de l’hôtel Domergue.

L’impasse qui aboutit à l’hôtel se prolonge en croisant la rue principale du quartier franc, et décrit plusieurs zigzags jusqu’à ce qu’elle aille se perdre sous les voûtes de longs passages qui correspondent au quartier juif. C’est dans cette rue capricieuse, tantôt étroite et tantôt garnie de boutiques d’Arméniens et de Grecs, tantôt plus large, bordée de longs murs et de hautes maisons, que réside l’aristocratie commerciale de la nation franque ; là sont les banquiers, les courtiers, les entrepositaires des produits de l’Égypte et des Indes. A gauche, dans la partie la plus large, un vaste bâtiment, dont rien au-dehors n’annonce la destination, contient à la fois la principale église catholique et le couvent des dominicains. Le couvent se compose d’une foule de petites cellules donnant dans une longue galerie ; l’église est une vaste salle au premier étage, décorée de colonnes de marbre et d’un goût italien assez élégant. Les femmes sont à part dans des tribunes grillées, et ne quittent pas leurs mantilles noires, taillées selon les modes turque ou maltaise. Ce ne fut pas à l’église que nous nous arrêtâmes, du reste, puisqu’il s’agissait de perdre tout au moins l’apparence chrétienne, afin de pouvoir assister à des fêtes mahométanes. Le peintre me conduisit plus loin encore, à un point où la rue se resserre et s’obscurcit, dans une boutique de barbier, qui est une merveille d’ornementation. On peut admirer en elle l’un des derniers monumens du style arabe ancien, qui cède partout la place, en décoration comme en architecture, au goût turc de Constantinople, triste et froid pastiche à demi tartare, à demi européen.

C’est dans cette charmante boutique, dont les fenêtres gracieusement découpées donnent sur le Calish, ou canal du Caire, que je perdis ma chevelure européenne. Le barbier y promena le rasoir avec beaucoup de dextérité, et, sur ma demande expresse, me laissa une seule mèche au sommet de la tête comme celle que portent les Chinois et les musulmans. On est partagé sur les motifs de cette coutume : les uns prétendent que c’est pour offrir de la prise aux mains de l’ange de la mort ; les autres y croient voir une cause plus matérielle. Le Turc prévoit toujours le cas où l’on pourrait lui trancher la tête, et, comme alors il est d’usage de la montrer au peuple, il ne veut pas qu’elle soit soulevée par le nez ou par la bouche, ce qui serait très ignominieux. Les barbiers turcs font aux chrétiens la malice de tout raser ; quant à moi, je suis suffisamment sceptique pour ne repousser aucune superstition.

La chose faite, le barbier me fit tenir sous le menton une cuvette d’étain, et je sentis bientôt une colonne d’eau ruisseler sur mon cou et sur mes oreilles. Il était monté sur le banc près de moi, et vidait un grand coquemar d’eau froide dans une poche de cuir suspendue au-dessus de mon front. Quand la surprise fut passée, il fallut encore soutenir un lessivage à fond d’eau savonneuse, après quoi l’on me tailla la barbe selon la dernière mode de Stamboul.

Ensuite on s’occupa de me coiffer, ce qui n’était pas difficile ; la rue était pleine de marchands de tarbouchs et de femmes fellahs dont l’industrie est de confectionner les petits bonnets blancs dits takieh, que l’on pose immédiatement sur la peau ; on en voit de très délicatement piqués en fil ou en soie ; quelques-uns même sont bordés d’une dentelure faite pour dépasser le bord du bonnet rouge. Quant à ces derniers, ils sont généralement de fabrication française ; c’est, je crois, notre ville de Tours qui a le privilège de coiffer tout l’Orient.

Avec les deux bonnets superposés, le cou découvert et la barbe taillée, j’eus peine à me reconnaître dans l’élégant miroir incrusté d’écaille que me présentait le barbier. Je complétai la transformation en achetant aux revendeurs une vaste culotte de coton bleu et un gilet rouge garni d’une broderie d’argent assez propre : sur quoi le peintre voulut bien me dire que je pouvais passer ainsi pour un montagnard syrien venu de Saïde ou de Taraboulous. Les assistans m’accordèrent le titre de tchéléby, qui est le nom des élégans dans le pays.

 

XI. — LA CARAVANE DE LA MECQUE.

Je sortis enfin de chez le barbier, transfiguré, ravi, fier de ne plus souiller une ville pittoresque de l’aspect d’un paletot-sac et d’un chapeau rond. Ce dernier ajustement paraît si ridicule aux Orientaux que dans les écoles on conserve toujours un chapeau de Franc pour en coiffer les enfans ignorans ou indociles : c’est le bonnet d’âne de l’écolier turc.

Il s’agissait de ce moment d’aller voir l’entrée des pèlerins, qui s’opérait déjà depuis le commencement du jour, mais qui devait durer jusqu’au soir. Ce n’est pas peu de choses que trente mille personnes environ venant tout à coup enfler la population du Caire ; aussi les rues des quartiers musulmans étaient-elles encombrées. Nous parvîmes à gagner Bab-el-Fotouh, c’est-à-dire la porte de la Victoire. Toute la longue rue qui y mène était garnie de spectateurs que les troupes faisaient ranger. — Le son des trompettes, des cymbales et des tambours, réglait la marche du cortège, où les diverses nations et sectes se distinguaient par des trophées et des drapeaux. Pour moi, j’étais en proie à la préoccupation d’un vieil opéra bien célèbre au temps de l’empire ; je fredonnais La Marche des chameaux, et je m’attendais toujours à voir paraître le brillant Saint-Phar. Les longues files de dromadaires attachés l’un derrière l’autre, et montés par des Bédouins aux longs fusils, se suivaient cependant avec quelque monotonie, et ce ne fut que dans la campagne que nous pûmes saisir l’ensemble d’un spectacle unique au monde.

C’était comme une nation en marche qui venait se fondre dans un peuple immense, garnissant à droite les mamelons voisins du Mokattam, à gauche des milliers d’édifices ordinairement déserts de la Ville des Morts ; le faîte crénelé des murs et des tours de Saladin, rayés de bandes jaunes et rouges, fourmillait aussi de spectateurs ; il n’y avait plus là de quoi penser à l’Opéra — ni à la fameuse caravane que Bonaparte vint recevoir et fêter à cette même porte de la Victoire. Il me semblait que les siècles remontaient encore en arrière, et que j’assistais à une scène du temps des croisades. — Des escadrons de la garde de Méhémet-Ali espacés dans la foule, avec leurs cuirasses étincelantes et leurs casques chevaleresques, complétaient cette illusion. Plus loin encore, dans la plaine où serpente le Calish, on voyait des milliers de tentes bariolées, où les pèlerins s’arrêtaient pour se rafraîchir ; les danseurs et les chanteuses ne manquaient pas non plus à la fête, et tous les musiciens du Caire rivalisaient de bruit avec les sonneurs de trompe et les timbaliers du cortège, orchestre monstrueux juché sur des chameaux.

On ne pouvait rien voir de plus barbu, de plus hérissé et de plus farouche que l’immense cohue des Moghrebins, composée des gens de Tunis, de Tripoli, de Maroc et aussi de nos compatriotes d’Alger. — L’entrée des Cosaques à Paris en 1814 n’en donnerait qu’une faible idée. C’est aussi parmi eux que se distinguaient les plus nombreuses confréries de santons et de derviches, qui hurlaient toujours avec enthousiasme leurs cantiques d’amour entremêlés du nom d’Allah. — Les drapeaux de mille couleurs, les hampes chargées d’attributs et d’armures, et çà et là les émirs et les cheiks en habits somptueux, aux chevaux caparaçonnés, ruisselans d’or et de pierreries, ajoutaient à cette marche un peu désordonnée tout l’éclat que l’on peut imaginer. C’était aussi une chose fort pittoresque que les nombreux palanquins des femmes, appareils singuliers, figurant un lit surmonté d’une tente et posé en travers sur le dos d’un chameau. Des ménages entiers semblaient groupés à l’aise avec enfans et mobilier dans ces pavillons, garnis de tentures brillantes pour la plupart.

Vers les deux tiers de la journée, le bruit des canons de la citadelle, les acclamations et les trompettes annoncèrent que le Mahmil, espèce d’arche sainte qui renferme la robe de drap d’or de Mahomet, était arrivé en vue de la ville. La plus belle partie de la caravane, les cavaliers les plus magnifiques, les santons les plus enthousiastes, l’aristocratie du turban, signalée par la couleur verte, entouraient ce palladium de l’Islam. Sept ou huit dromadaires venaient à la file, ayant la tête si richement ornée et empanachée, couverts de harnais et de tapis si éclatants, que, sous ses ajustemens qui déguisaient leurs formes, ils avaient l’air des salamandres ou des dragons qui servent de montures aux fées. Les premiers portaient de jeunes timbaliers aux bras nus, qui levaient et laissaient tomber leurs baguettes d’or du milieu d’une gerbe de drapeaux flottans disposés autour de la selle. Ensuite venait un vieillard symbolique à longue barbe blanche, couronné de feuillages, assis sur une espèce de char doré, toujours à dos de chameau, — puis le Mahmil, se composant d’un riche pavillon en forme de tente carrée, couvert d’inscriptions brodées, surmonté au sommet et à ses quatre angles d’énormes boules d’argent.

De temps en temps le Mahmil s’arrêtait, et toute la foule se prosternait dans la poussière en courbant le front sur les mains. Une escorte de cavasses avait grand’ peine à repousser les nègres, qui, plus fanatiques que les autres musulmans, aspiraient à se faire écraser par les chameaux ; de larges volées de coups de bâton leur conféraient du moins une certaine portion de martyre. Quant aux santons, espèce de saints plus enthousiastes encore que les derviches et d’une orthodoxie moins reconnue, on en voyait plusieurs qui se perçaient les joues avec de longues pointes et marchaient ainsi couverts de sang ; d’autres dévoraient des serpens vivans, et d’autres encore se remplissaient la bouche de charbons allumés. Les femmes ne prenaient que peu de part à ces pratiques, et l’on distinguait seulement, dans la foule des pèlerins, des troupes d’almées attachées à la caravane qui chantaient à l’unisson leurs longues complaintes gutturales, et ne craignaient pas de montrer sans voile leur visage tatoué de bleu et de rouge et leur nez percé de lourds anneaux.

Nous nous mêlâmes, le peintre et moi, à la foule bigarrée qui suivait le Mahmil, criant Allah comme les autres aux diverses stations des chameaux sacrés, lesquels, balançant majestueusement leurs têtes parées, semblaient ainsi bénir la foule avec leurs longs cols recourbés et leurs hennissemens étranges. A l’entrée de la ville, des salves de canon recommencèrent, et l’on prit le chemin de la citadelle à travers les rues, pendant que la caravane continuait d’emplir le Caire de ses trente mille fidèles, qui avaient le droit désormais de prendre le titre d’hadjis.

On ne tarda pas à gagner les grands bazars et cette immense rue Salahieh, où les mosquées d’El-Hazar, El-Moyed et le Moristan étalent leurs merveilles d’architecture et lancent au ciel des gerbes de minarets entremêlés de coupoles. A mesure que l’on passait devant chaque mosquée, le cortège s’amoindrissait d’une partie des pèlerins, et des montagnes de babouches se formaient aux portes, chacun n’entrant que les pieds nus. Cependant le Mahmil ne s’arrêtait pas ; il s’engagea dans les rues étroites qui montent à la citadelle, et y entra par la porte du nord, au milieu des troupes rassemblées et aux acclamations du peuple réuni sur la place de Roumelieh. — Ne pouvant pénétrer dans l’enceinte du palais de Méhémet-Ali, palais neuf, bâti à la turque et d’un assez médiocre effet, je me rendis sur la terrasse d’où l’on domine tout Le Caire. On ne peut rendre que faiblement l’effet de cette perspective, l’une des plus belles du monde ; ce qui surtout saisit l’œil sur le premier plan, c’est l’immense développement de la mosquée du sultan Hassan, rayée et bariolée de rouge, et qui conserve encore les traces de la mitraille française depuis la fameuse révolte du Caire. La ville occupe devant vous tout l’horizon, qui se termine aux verts ombrages de Choubrah ; à droite, c’est toujours la longue cité des tombeaux musulmans, la campagne d’Héliopolis et la vaste plaine du désert arabique interrompue par la chaîne du Mokattam ; à gauche, le cours du Nil aux eaux rougeâtres, avec sa maigre bordure de dattiers et de sycomores. Boulac, au bord du fleuve, servant de port au Caire qui en est éloigné d’une demi-lieue ; — l’île de Roddah, verte et fleurie, cultivée en jardin anglais et terminée par le bâtiment du Nilomètre, en face des riantes maisons de campagne de Giseh ; au-delà enfin, les pyramides, posées sur les derniers versans de la chaîne lybique, et vers le sud encore, à Saccarah, d’autres pyramides entremêlées d’hypogées ; plus loin, la forêt de palmiers qui couvre les ruines de Memphis, et sur la rive opposée du fleuve, en revenant vers la ville, le vieux Caire, bâti par Amrou à la place de l’ancienne Babylone d’Égypte, à moitié caché par les arches d’un immense aqueduc au pied duquel s’ouvre le Calish, qui côtoie la plaine des tombeaux de Karafeh.

Voilà l’immense panorama qu’animait l’aspect d’un peuple en fête fourmillant sur les places et parmi les campagnes voisines. Mais déjà la nuit était proche, et le soleil avait plongé son front dans les sables de ce long ravin du désert d’Ammon que les Arabes appellent mer sans eau ; on ne distinguait plus au loin que le cours du Nil, où des milliers de canges traçaient des réseaux argentés comme aux fêtes des Ptolémées. — Il faut redescendre, il faut détourner ses regards de cette Antiquité muette dont un sphinx, à demi disparu dans les sables, garde les secrets éternels ; voyons si les splendeurs et les croyances de l’islam repeupleront suffisamment la double solitude du désert et des tombes, ou s’il faut pleurer encore sur un poétique passé qui s’en va. Ce moyen-âge arabe, en retard de trois siècle, est-il prêt à crouler à son tour, comme a fait l’antiquité grecque, au pied insoucieux des monumens de Pharaon ?

Hélas ! en me retournant, j’apercevais au-dessus de ma tête les dernières colonnes rouges du vieux palais de Saladin. Sur les débris de cette architecture éblouissante de hardiesse et de grâce, mais frêle et passagère, comme celle des génies, on a bâti récemment une construction carrée, toute de marbre et d’albâtre, du reste sans élégance et sans caractère, qui a l’air d’un marché aux grains, et qu’on prétend devoir être une mosquée. Ce sera une mosquée en effet, comme la Madeleine est une église ; — les architectes modernes ont toujours la précaution de bâtir à Dieu des demeures qui puissent servir à autre chose quand on ne croira plus en lui.

Cependant le gouvernement paraissait avoir célébré l’arrivée du Mahmil à la satisfaction générale ; le pacha et sa famille avaient reçu respectueusement la robe du prophète rapportée de La Mecque, l’eau sacrée du puits de Zemzem et autres ingrédiens du pèlerinage ; on avait montré la robe au peuple à l’entrée d’une petite mosquée située derrière le palais, et déjà l’illumination de la ville produisait un effet magnifique du haut de la plate-forme. Les grands édifices ravivaient au loin, par des illuminations, leurs lignes d’architecture perdues dans l’ombre ; des chapelets de lumières ceignaient les dômes des mosquées, et les minarets revêtaient de nouveau ces colliers lumineux que j’avais remarqués déjà ; des versets du Coran brillaient sur le front des édifices, tracés partout en verres de couleur. — Je me hâtai, après avoir admiré ce spectacle, de gagner la place de l’Esbekieh, où se passait la plus belle partie de la fête.

Les quartiers voisins resplendissaient de l’éclat des boutiques ; les pâtissiers, les frituriers et les marchands confiseurs étalaient des merveilles de sucrerie sous forme d’édifices, d’animaux et autres fantaisies. Les pyramides et les girandoles de lumières éclairaient tout comme en plein jour ; de plus, on promenait sur des cordes tendues de distance en distance de petits vaisseaux illuminés, souvenir peut-être des fêtes isiaques, conservé comme tant d’autres par le bon peuple égyptien. Les pèlerins, vêtus de blanc pour la plupart et plus hâlés que les gens du Caire, recevaient partout une hospitalité fraternelle. C’est au midi de la place, dans la partie qui touche au quartier franc, qu’avaient lieu les principales réjouissances ; des tentes étaient élevées partout, non seulement pour les cafés, mais pour les zicr, ou réunions de chanteurs dévots ; de grands mâts pavoisés et supportant des lustres servaient aux exercices des derviches tourneurs, qu’il ne faut pas confondre avec les hurleurs, chacun ayant sa manière d’arriver à cet état d’enthousiasme qui leur procure des visions et des extases : c’est autour des mâts que les premiers tournaient sur eux-mêmes en criant seulement d’un ton étouffé : Allah zheyt ! c’est-à-dire « Dieu vivant ! » Ces mâts, dressés au nombre de quatre sur la même ligne, s’appellent sârys. — Ailleurs, la foule se pressait pour voir des jongleurs, des danseurs de corde, ou pour écouter les rapsodes (shayërs) qui récitent des portions du roman d’Abou-Zeyd. Ces narrations se poursuivent chaque soir dans les cafés de la ville, et sont toujours, comme nos feuilletons de journaux, interrompues à l’endroit le plus saillant, afin de ramener le lendemain au même café des habitués avides de péripéties nouvelles.

Les balançoires, les jeux d’adresses, les caragheuses les plus variés sous forme de marionnettes ou d’ombres chinoises, achevaient d’animer cette fête foraine, qui devait se renouveler deux jours encore pour l’anniversaire de la naissance de Mahomet que l’on appelle El-Mouled-en-nebée.

Le lendemain, dès le point du jour, je partais avec Abdallah pour le bazar des esclaves situé dans le quartier Soukel-ezzi. J’avais choisi un fort bel âne rayé comme un zèbre, et arrangé mon nouveau costume avec quelque coquetterie. Parce qu’on va acheter des femmes, ce n’est point une raison pour leur faire peur. Les rires dédaigneux des négresses m’avaient donné cette leçon.

 

XII. — ABDEL-KERIM.

Nous arrivâmes à une maison fort belle, ancienne demeure sans doute d’un kachef ou d’un bey mamelouk, et dont le vestibule se prolongeait en galerie avec colonnade sur un des côtés de la cour. Il y avait au fond un divan de bois garni de coussins, où siégeait un musulman de bonne mine, vêtu avec quelque recherche, qui égrenait nonchalamment son chapelet de bois d’aloès. Un négrillon était en train de rallumer le charbon du narghilé, et un écrivain cophte, assis à ses pieds, servait sans doute de secrétaire.

— Voici, me dit Abdallah, le seigneur Abdel-Kérim, le plus illustre des marchands d’esclaves : il peut vous procurer des femmes fort belles, s’il le veut ; mais il est riche et les garde souvent pour lui. 

Abdel-Kérim me fit un gracieux signe de tête en portant la main sur sa poitrine, et me dit saba-el-kher. Je répondis à ce salut par une formule arabe analogue, mais avec un accent qui lui apprit mon origine. Il m’invita toutefois à prendre place auprès de lui et fit apporter un narghilé et du café.

— Il vous voit avec moi, me dit Abdallah, et cela lui donne bonne opinion de vous. Je vais lui dire que vous venez vous fixer dans le pays, et que vous êtes disposé à monter richement votre maison. 

Les paroles d’Abdallah parurent faire une impression favorable sur Abd-el-Khérim, qui m’adressa quelques mots de politesse en mauvais italien.

La figure fine et distinguée, l’œil pénétrant et les manières gracieuses d’Abdel-Kérim faisaient trouver naturel qu’il fît les honneurs de son palais, où pourtant il se livrait à un si triste commerce. Il y avait chez lui un singulier mélange de l’affabilité d’un prince et de la résolution impitoyable d’un forban. Il devait dompter les esclaves par l’expression fixe de son œil mélancolique, et leur laisser, même les ayant fait souffrir, le regret de ne plus l’avoir pour maître. Il est bien évident, me disais-je, que la femme qui me sera vendue ici aura été éprise d’Abdel-Kérim. N’importe ; il y avait une fascination telle dans son regard que je compris qu’il n’était guère possible de ne pas faire affaire avec lui.

La cour carrée, où se promenaient un grand nombre de Nubiens et d’Abyssiniens, offrait partout des portiques et des galeries supérieures d’une architecture élégante ; de vastes moucharabys en menuiserie tournée surplombaient un vestibule d’escalier décoré d’arcades moresques, par lequel on montait à l’appartement des plus belles esclaves.

Beaucoup de Turcs étaient entrés déjà et examinaient les noirs plus ou moins foncés réunis dans la cour ; on les faisait marcher, on leur frappait le dos et la poitrine, on leur faisait tirer la langue. Un seul de ces jeunes gens, vêtu d’un machlah rayé de jaune et de bleu, avec les cheveux tressés et tombant à plat comme une coiffure du moyenâge, portait au bras une lourde chaîne qu’il faisait résonner en marchant d’un pas fier ; c’était un Abyssinien de la nation des Gallas, pris sans doute à la guerre.

Il y avait autour de la cour plusieurs salles basses, habitées par des négresses, comme j’en avais vu déjà, insoucieuses et folles la plupart, riant à tout propos ; une autre femme cependant, drapée dans une couverture jaune, pleurait en cachant son visage contre une colonne du vestibule. La morne sérénité du ciel et les lumineuses broderies que traçaient les rayons du soleil jetant de longs angles dans la cour protestaient en vain contre cet éloquent désespoir ; je m’en sentais le cœur navré.

Je passai derrière le pilier, et, bien que sa figure fût cachée, je vis que cette femme était presque blanche ; un petit enfant se pressait contre elle à demi enveloppé dans le manteau.

Quoi qu’on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent Français — et sensible dans de pareils momens. J’eus un instant l’idée de la racheter si je pouvais, et de lui donner la liberté.

— Ne faites pas attention à elle, me dit Abdallah ; cette femme est l’esclave favorite d’un effendi qui, pour la punir d’une faute, l’envoie au marché, où l’on fait semblant de vouloir la vendre avec son enfant. Quand elle aura passé ici quelques heures, son maître viendra la reprendre et lui pardonnera sans doute. 

Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pensée de perdre son maître ; les autres ne paraissaient s’inquiéter que de la crainte de rester trop long-temps sans en trouver. — Voilà qui parle, certes, en faveur du caractère des Turcs. Comparez à cela le sort de nos esclaves des colonies ! Il est vrai qu’en Égypte c’est le fellah seul qui travaille à la terre. On ménage les forces de l’esclave, qui coûte cher, et on ne l’occupe guère qu’à des services domestiques. Et d’ailleurs, qui empêcherait les esclaves trop mal traités de fuir dans le désert et de gagner la Syrie ? Au contraire, nos possessions à esclaves sont des îles ou des pays bien gardés aux frontières. — Quel droit avons-nous donc, au nom de nos idées religieuses ou philosophiques, de flétrir l’esclavage musulman ?

 

XIII. — LA JAVANAISE.

Abdel-Kérim nous avait quitté un instant pour répondre aux acheteurs turcs ; il revint à moi, et me dit qu’on était en train de faire habiller les Abyssiniennes qu’il voulait me montrer. — Elles sont, dit-il, dans mon harem et traitées tout-à-fait comme les personnes de ma famille ; mes femmes les font manger avec elles. En attendant, si vous voulez en voir de très jeunes, on va en amener. 

On ouvrit une porte, et une douzaine de petites filles cuivrées se précipitèrent dans la cour comme des enfans en récréation. On les laissa jouer sous la cage de l’escalier avec les canards et les pintades, qui se baignaient dans la vasque d’une fontaine sculptée, reste de la splendeur évanouie de l’okel.

Je contemplais ces pauvres filles aux yeux si grands et si noirs, vêtues comme de petites sultanes, sans doute arrachées à leurs mères pour satisfaire la débauche des riches habitans de la ville. Abdallah me dit que plusieurs d’entre elles n’appartenaient pas au marchand, et étaient mises en vente pour le compte de leurs parens, qui faisaient exprès le voyage du Caire, et croyaient préparer ainsi à leurs enfans la condition la plus heureuse.

— Sachez, du reste, ajouta-t-il, qu’elles sont plus chères que les femmes nubiles.

Queste fanciulle sono cucite ! dit Abdel-Kérim dans son italien corrompu.

— Oh ! l’on peut être tranquille et acheter avec confiance, observa Abdallah, d’un ton de connaisseur, les parens ont tout prévu. 

Eh bien ! me disais-je en moi-même, je laisserai ces enfans à d’autres ; le musulman, qui vit selon sa loi, peut en toute conscience répondre à Dieu du sort de ces pauvres petites âmes ; mais moi, si j’achète une esclave, c’est avec la pensée qu’elle sera libre, même de me quitter.

Abdel-Kérim vint me rejoindre, et me fit monter dans la maison. Abdallah resta discrètement au pied de l’escalier.

Dans une grande salle aux lambris sculptés qu’enrichissaient encore des restes d’arabesques peintes et dorées, je vis rangées contre le mur cinq femmes assez belles, dont le teint rappelait l’éclat du bronze de Florence ; leurs figures étaient régulières, leur nez droit, leur bouche petite ; l’ovale parfait de leur tête, l’emmanchement gracieux de leur cou et la douceur de leur physionomie leur donnaient l’air de ces madones peintes d’Italie dont la couleur a jauni par le temps. C’étaient des Abyssiniennes catholiques, — des descendantes peut-être du prêtre Jean ou de la reine Candace.

Le choix était difficile ; elles se ressemblaient toutes, comme il arrive dans ces races primitives. Abdel-Kérim, me voyant indécis et croyant qu’elles ne me plaisaient pas, en fit entrer une autre qui, d’un pas indolent, alla prendre place près du mur.

Je poussai un cri d’enthousiasme ; je venais de reconnaître l’œil en amande, la paupière oblique des Javanaises, dont j’ai vu des peintures en Hollande ; — comme carnation, cette femme appartenait évidemment à la race jaune. Je ne sais quel goût de l’étrange et de l’imprévu, dont je ne pus me défendre, me décida en sa faveur. Elle était fort belle du reste et d’une solidité de formes qu’on ne craignait pas de laisser admirer ; l’éclat métallique de ses yeux, la blancheur de ses dents, la distinction des mains et la longueur des cheveux d’un acajou sombre, qu’on me fit voir en ôtant son tarbouch, ne laissaient rien à objecter aux éloges qu’Abdel-Kérim exprimait en s’écriant : Bono ! bono ! 

Nous redescendîmes et nous causâmes avec l’aide d’Abdallah. Cette femme était arrivée la veille à la suite de la caravane, et n’était chez Abdel-Kérim que depuis ce temps. — Elle avait été prise toute jeune dans l’archipel indien par des corsaires de l’iman de Mascate.

— Mais, dis-je à Abdallah, si Abdel-Kérim l’a mise hier avec ses femmes...

— Eh bien ? répondit le drogman en ouvrant des yeux étonnés.

Je vis que mon observation paraissait médiocre.

— Croyez-vous, dit Abdallah, entrant enfin dans mon idée, que ses femmes légitimes le laisseraient faire la cour à d’autres ?... Et puis un marchand, songez-y donc ! Si cela se savait, il perdrait toute sa clientèle. 

C’était une bonne raison. Abdallah me jura de plus qu’Abdel-Kérim, comme bon musulman, avait dû passer la nuit en prières à la mosquée, vu la solennité de la fête de Mahomet.

Il ne restait plus qu’à parler du prix. On demanda cinq bourses (625 francs) ; j’eus l’idée d’offrir seulement quatre bourses ; mais, en songeant que c’était marchander une femme, ce sentiment me parut bas. De plus, Abdallah me fit observer qu’un marchand turc n’avait jamais deux prix.

Je demandai son nom — j’achetais le nom aussi, naturellement : —  Z’t’n’b ! dit Abdel-Kérim. — Z’t’n’b’, répéta Abdallah avec un grand effort de contraction nasale. Je ne pouvais pas comprendre que l’éternuement de quatre consonnes représentât un nom. Il me fallut quelque temps pour deviner que cela pouvait se prononcer Zetnëby.

Nous quittâmes Abdel-Kérim, après avoir donné des arrhes, pour aller chercher la somme qui reposait à mon compte chez un banquier du quartier franc.

En traversant la place de l’Esbekieh, nous assistâmes à un spectacle extraordinaire. Une grande foule était rassemblée pour voir la cérémonie de la Dohza. Le cheik ou l’émir de la caravane devait passer à cheval sur le corps des derviches tourneurs et hurleurs qui s’exerçaient depuis la veille autour des mâts et sous des tentes. Ces malheureux s’étaient étendus à plat ventre sur le chemin de la maison du cheick El-Bekry, chef de tous les derviches, située à l’extrémité sud de la place, et formaient une chaussée humaine d’une soixantaine de corps.

Cette cérémonie est regardée comme un miracle destiné à convaincre les infidèles : aussi laisse-t-on volontiers les Francs se mettre aux premières places. Un miracle public est devenu une chose assez rare, depuis que l’homme s’est avisé, comme dit Henri Heine, de jeter un coup d’œil sceptique dans les manches du bon Dieu — mais celui-là, si c’en est un, est incontestable. J’ai vu de mes yeux le vieux cheickk des derviches, couvert d’un benich blanc, avec un turban jaune, passer à cheval sur les reins de soixante croyans pressés sans le moindre intervalle, ayant les bras croisés sous leur tête. Le cheval était ferré. Ils se relevèrent tous sur une ligne en chantant Allah !

Les esprits forts du quartier franc prétendent que c’est un phénomène analogue à celui qui faisait jadis supporter aux convulsionnaires des coups de chenet dans l’estomac. L’exaltation où se mettent ces gens développe une puissance nerveuse qui supprime le sentiment de la douleur, et communique aux organes une force de résistance extraordinaire.

Les Turcs n’admettent pas cette explication, et disent qu’on a fait passer une fois le cheval sur des verres et des bouteilles sans rien casser.

Voilà ce que j’aurais voulu voir.

Il n’avait pas fallu moins qu’un tel spectacle pour me faire perdre de vue un instant mon acquisition. Le soir même, je ramenais triomphalement l’esclave voilée à ma maison du quartier cophte. Il était temps, car c’était le dernier jour du délai que m’avait accordé le cheick du quartier. Un domestique de l’okel la suivait avec un âne chargé d’une grande caisse verte.

Abdel-Kérim avait bien fait les choses. Il y avait dans le coffre deux costumes complets : — C’est à elle, me fit-il dire, cela lui vient d’un cheick de La Mecque auquel elle a appartenu, et maintenant c’est à vous. 

On ne peut pas voir assurément de procédé plus délicat.

 

GÉRARD DE NERVAL.

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