15 septembre 1846 — Les Femmes du Caire, Le Harem, dans la Revue des Deux Mondes, t. XV, p. 905-936, signé Gérard de Nerval.
Ce troisième article sur le séjour au Caire sera repris en 1848 dans les Scènes de la vie orientale. Les Femmes du Caire, « Le Harem » ; en 1849 dans Al Kahira. Souvenirs d’Orient, La Silhouette, 13, 20 mai, 3, 10, 17, 24 juin, et enfin en 1851 dans le Voyage en Orient, « Les Femmes du Caire, III. — Le Harem »
Ce troisième article sur le séjour au Caire se partage entre l’évocation pittoresque de la vie domestique, ses heurs et malheurs désormais dominés par les surprises que réserve l’esclave à son naïf et bienveillant « propriétaire », les découvertes archéologiques des mosquées abandonnées d’Amrou et de Hakem, l’enchantement de l’île de Roddah, et surtout des jardins de Choubrah (visites que confirme le Carnet du Caire au folio 8 r°), et aussi la réflexion, mystique à propos des révélations sur les pyramides faites par le lettré arabe Abou-Khaled, et sociologique sur la condition des femmes en Orient.
Voir la notice LE VOYAGE EN ORIENT, TROIS MOIS AU CAIRE
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LES FEMMES DU CAIRE.
SCÈNES DE LA VIE ÉGYPTIENNE.
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LE HAREM.
I. — LE PASSÉ ET L’AVENIR.
Je ne regrettais pas de m’être fixé pour quelque temps au Caire et de m’être fait sous tous les rapports un citoyen de cette ville, ce qui est le seul moyen sans nul doute de la comprendre et de l’aimer ; — les voyageurs ne se donnent pas le temps, d’ordinaire, d’en saisir la vie intime et d’en pénétrer les beautés pittoresques, les contrastes, les souvenirs. C’est pourtant la seule ville orientale où l’on puisse retrouver les couches bien distinctes de plusieurs âges historiques. Ni Bagdad, ni Damas, ni Constantinople n’ont gardé de tels sujets d’études et de réflexions. Dans les deux premières, l’étranger ne rencontre que des constructions fragiles de briques et de terre sèche ; les intérieurs offrent seuls une décoration splendide, mais qui ne fut jamais établie dans des conditions d’art sérieux et de durée ; Constantinople, avec ses maisons de bois peintes, se renouvelle tous les vingt ans et ne conserve que la physionomie assez uniforme de ses dômes bleuâtres et de ses minarets blancs. Le Caire doit à ses inépuisables carrières du Mokattam, ainsi qu’à la sérénité constante de son climat, l’existence de monumens innombrables ; l’époque des califes, celle des soudans et celle des sultans mamelouks se rapportent naturellement à des systèmes variés d’architecture dont l’Espagne et la Sicile ne possèdent qu’en partie les contre-épreuves ou les modèles. Les merveilles moresques de Grenade et de Cordoue se retracent à chaque pas au souvenir, dans les rues du Caire, par une porte de mosquée, une fenêtre, un minaret, une arabesque, dont la coupe ou le style précisent la date éloignée. Les mosquées, à elles seules, raconteraient l’histoire entière de l’Égypte musulmane, — car chaque prince en a fait bâtir au moins une, voulant transmettre à jamais le souvenir de son époque et de sa gloire ; c’est Amrou, c’est Hakem, c’est Touloun, Saladin, Bibars ou Barkouk, dont les noms se conservent ainsi dans la mémoire de ce peuple ; — cependant les plus anciens de ces monumens n’offrent plus que des murs croulans et des enceintes dévastées.
La mosquée d’Amrou, construite la première après la conquête de l’Égypte, occupe un emplacement aujourd’hui désert entre la ville nouvelle et la ville vieille. Rien ne défend plus contre la profanation ce lieu si révéré jadis ; j’ai parcouru la forêt de colonnes qui soutient encore la voûte antique ; j’ai pu monter dans la chaire sculptée de l’iman, élevée l’an 94 de l’hégire, et dont on disait qu’il n’y en avait pas une plus belle ni plus noble après celle du prophète ; — j’ai parcouru les galeries et reconnu, au centre de la cour, la place où se trouvait dressée la tente du lieutenant d’Omar, alors qu’il eut l’idée de fonder le vieux Caire.
Une colombe avait fait son nid au-dessus du pavillon ; Amrou, vainqueur de l’Égypte grecque, et qui venait de saccager Alexandrie, ne voulut pas qu’on dérangeât le pauvre oiseau ; — cette place lui parut consacrée par la volonté du ciel, et il fit construire d’abord une mosquée autour de sa tente, puis autour de la mosquée une ville qui prit le nom de Fostat, c’est-à-dire la tente. Aujourd’hui, cet emplacement n’est plus même contenu dans la ville, et se trouve de nouveau, cmme les chroniques le peignaient autrefois, au milieu des vignes, des jardinages et des palmeraies.
J’ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une autre extrémité du Caire et dans l’enceinte des murs, près de Bab-el-Nasr, la mosquée du calife Hakem, fondée trois siècles plus tard, mais qui se rattache au souvenir de l’un des héros les plus étranges du moyen-âge musulman. Hakem, que nos vieux orientalistes appellent le Chacamberille, ne se contenta pas d’être le troisième des califes africains, l’héritier par la conquête des trésors d’Haroun-al-Reschid, le maître absolu de l’Égypte et de la Syrie, — le vertige des grandeurs et des richesses en fit une sorte de Néron ou plutôt d’Héliogabale. Comme le premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de caprice ; comme le second, il se proclama dieu et traça les règles d’une religion qui fut adoptée par une partie de son peuple et qui est devenue celle des Druses. Hakem est le dernier révélateur, ou, si l’on veut, le dernier dieu qui se soit produit au monde et qui conserve encore des fidèles plus ou moins nombreux. Les chanteurs et les narrateurs des cafés du Caire racontent sur lui mille aventures, et l’on m’a montré sur une des cimes du Mokattam l’observatoire où il allait consulter les astres, — car ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du moins comme un puissant magicien.
Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d’Amrou. Les murs extérieurs et deux des tours ou minarets situés aux angles offrent seuls des formes d’architecture qu’on peut reconnaître ; c’est de l’époque qui correspond aux plus anciens monumens d’Espagne. Aujourd’hui, l’enceinte de la mosquée, toute poudreuse et semée de débris, est occupée par des cordiers qui tordent leur chanvre dans ce vaste espace, et dont le rouet monotone a succédé au bourdonnement des prières. Mais l’édifice du fidèle Amrou est-il moins abandonné que celui de Hakem l’hérétique, abhorré des vrais musulmans ? La vieille Égypte, oublieuse autant que crédule, a enseveli sous sa poussière bien d’autres prophètes et bien d’autres dieux.
Aussi l’étranger n’a-t-il à redouter dans ce pays ni le fanatisme de religion, ni l’intolérance de race des autres parties de l’Orient ; la conquête arabe n’a jamais pu transformer à ce point le caractère des habitans ; — n’est-ce pas toujours d’ailleurs la terre antique et maternelle où notre Europe, à travers le monde grec et romain, sent remonter ses origines ? Religion, morale, industrie, tout partait de ce centre à la fois mystérieux et accessible, où les génies des premiers temps ont puisé pour nous la sagesse. Ils pénétraient avec terreur dans ces sanctuaires étranges où s’élaborait l’avenir des hommes, et ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines, pour révéler à leurs peuples des traditions antérieures au déluge et remontant aux premiers jours du monde. Ainsi Orphée, ainsi Moïse, ainsi ce législateur moins connu de nous, que les Indiens appellent Rama, emportaient un même fonds d’enseignement et de croyances, qui devait se modifier selon les lieux et les races, mais qui partout constituait des civilisations durables. Ce qui fait le caractère de l’Antiquité égyptienne, c’est justement cette pensée d’universalité et même de prosélytisme que Rome n’a imitée depuis que dans l’intérêt de sa puissance et de sa gloire. Un peuple qui fondait des monumens indestructibles pour y graver tous les procédés des arts et de l’industrie, et qui parlait à la postérité dans une langue — qu’elle comprendra peut-être un jour, — mérite certainement la reconnaissance de tous les hommes.
Quand cette grande Alexandrie fut tombée, et sous les Sarrasins eux-mêmes, c’était encore l’Égypte principalement qui conservait et perfectionnait les sciences où puisa le monde chrétien, — la domination des mamelouks a éteint ces dernières clartés, et il faut remarquer que cette sorte d’obscurantisme où l’Orient est tombé depuis trois siècles n’est pas le résultat du principe mahométan, mais spécialement de l’influence turque. Le génie arabe, qui avait couvert le monde de merveilles, a été étouffé sous ces dominateurs stupides ; les anges de l’Islam ont perdu leurs ailes, les génies des Mille et Une Nuits ont vu briser leurs talismans ; une sorte de protestantisme aride et sombre s’est étendu sur tous les peuples du Levant. Le Coran, est devenu, par l’interprétation turque, ce qu’était la Bible pour les puritains d’Angleterre, un moyen de tout niveler. Les arts, les lettres et les sciences ont disparu depuis ce temps ; la poésie des mœurs et des croyances primitives n’a laissé çà et là que de légères traces, et c’est l’Égypte encore qui a conservé les plus profondes.
Aujourd’hui, ce peuple opprimé si long-temps ne vit que d’idées étrangères ; il a besoin qu’on lui rapporte les lumières éparses dont il fut long-temps le foyer ; — mais avec quelle reconnaissance, avec quelle application studieuse il s’empreint déjà et se fortifie de tout ce qui vient de l’Europe ! Les chefs-d’œuvre de nos sciences et de nos littératures sont traduits en arabe et multipliés aussitôt par l’impression ; des milliers de jeunes gens élevés pour la guerre emploient à cette œuvre les loisirs de la paix. Faut-il désespérer de cette race forte avec laquelle Méhémet-Ali avait dans ces derniers temps reconquis et renouvelé l’ancien empire des califes, et qui, sans l’intervention européenne, aurait en quelques jours renversé le trône d’Othman ? On peut prévoir déjà qu’à défaut de cette gloire militaire, qui n’a laissé à l’Égypte que l’épuisement d’un grand effort trahi, la civilisation et l’industrie occuperont les forces et les intelligences sollicitées à l’action dans un but différent. A Constantinople, les institutions récentes sont stériles ; au Caire, elles donneront de grands résultats lorsque plusieurs années de paix auront développé la prospérité matérielle.
II. — LA VIE INTIME A L’ÉPOQUE DU KHAMSIN.
J’ai mis à profit, en étudiant et en lisant le plus possible, les longues journées d’inaction que m’imposait l’époque du khamsin. Depuis le matin, l’air était brûlant et chargé de poussière. Pendant cinquante jours, chaque fois que le vent du midi souffle, il est impossible de sortir avant trois heures du soir, moment où se lève la brise qui vient de la mer.
On se tient dans les chambres inférieures, revêtues de faïence ou de marbre et rafraîchies par des jets d’eau ; on peut encore passer sa journée dans les bains, au milieu de ce brouillard tiède qui remplit de vastes enceintes dont la coupole percée de trous ressemble à un ciel étoilé. Ces bains sont la plupart de véritables monumens qui serviraient très bien de mosquées ou d’églises ; l’architecture en est byzantine, et les bains grecs en ont probablement fourni les premiers modèles ; il y a entre les colonnes sur lesquelles s’appuie la voûte circulaire de petits cabinets de marbre, où une fontaine élégante est consacrée aux ablutions froides. Vous pouvez tour à tour vous isoler ou vous mêler à la foule, qui n’a rien de l’aspect maladif de nos réunions de baigneurs, et se compose généralement d’hommes sains et de belle race, drapés à la manière antique, d’une longue étoffe de lin. Les formes se dessinent vaguement à travers la brume laiteuse que traversent les blancs rayons de la voûte, et l’on peut se croire dans un paradis peuplé d’ombres heureuses. Seulement le purgatoire vous attend dans les salles voisines. Là sont les bassins d’eau bouillante où bien des voyageurs se sont exagéré le supplice de la cuisson ; là se précipitent sur vous ces terribles estafiers aux mains armées de gants de crin, qui détachent de votre peau de longs rouleaux moléculaires dont l’épaisseur vous effraie et vous fait craindre d’être usé graduellement comme une vaisselle trop écurée. On peut d’ailleurs se soustraire à ces cérémonies et se contenter du bien-être que procure l’atmosphère humide de la grande salle du bain. Par un effet singulier, cette chaleur artificielle délasse de l’autre ; le feu terrestre de Phta combat les ardeurs trop vives du céleste Horus. Faut-il parler encore des délices du massage et du repos charmant que l’on goûte sur ces lits disposés autour d’une haute galerie à balustres qui domine la salle d’entrée des bains ? Le café, les sorbets, le narghilé interrompent là ou préparent ce léger sommeil de la méridienne si cher aux peuples du Levant.
Du reste, le vent du midi ne souffle pas continuellement pendant l’époque du khamsin, il s’interrompt souvent des semaines entières, et nous laisse littéralement respirer. Alors la ville reprend son aspect animé, la foule se répand sur les places et dans les jardins ; l’allée de Choubrah se remplit de promeneurs ; les musulmanes voilées vont s’asseoir dans les kiosques, au bord des fontaines et sur les tombes entremêlées d’ombrages, où elles rêvent tout le jour entourées d’enfans joyeux, et se font apporter leurs repas. — Les femmes d’Orient ont deux grands moyens d’échapper à la solitude des harems, c’est le cimetière, où elles ont toujours quelque être chéri à pleurer, et le bain public, — où la coutume oblige leur mari de les laisser aller une fois par semaine au moins.
Ce détail, que j’ignorais, a été pour moi la source de quelques chagrins domestiques contre lesquels il faut que je prévienne l’Européen qui serait tenté de suivre mon exemple. Je n’eus pas plutôt ramené du bazar l’esclave javanaise que je me vis assailli d’une foule de réflexions qui ne s’étaient pas encore présentées à mon esprit. La crainte de la laisser un jour de plus parmi les femmes d’Abd-el-Kérim avait précipité ma résolution, et, le dirais-je, le premier coup d’œil échangé avec elle avait été tout-puissant.
Il y a quelque chose de très séduisant dans une femme d’un pays lointain et singulier, qui parle une langue inconnue, dont le costume et les habitudes frappent déjà par l’étrangeté seule, et qui enfin n’a rien de ces vulgarités de détail que l’habitude nous révèle chez les femmes de notre patrie. Je subis quelque temps cette fascination de couleur locale, je l’écoutais babiller, je la voyais étaler la bigarrure de ses vêtemens : c’était comme un oiseau splendide que je possédais en cage ; mais cette impression pouvait-elle toujours durer ?
On m’avait prévenu que si le marchand m’avait trompé sur les mérites de l’esclave, s’il existait un vice rédhibitoire quelconque, j’avais trois jours pour résilier le marché. Je ne songeais guère qu’il fût possible à un Européen d’avoir recours à cette indigne clause, eût-il même été trompé. Seulement je vis avec peine que cette pauvre fille avait sous le bandeau rouge qui ceignait son front une place brûlée grande comme un écu de six livres à partir des premiers cheveux. On voyait sur sa poitrine une autre brûlure de même forme, et sur ces deux marques un tatouage qui représentait une sorte de soleil. Le menton était aussi tatoué en fer de lance, et la narine gauche percée de manière à recevoir un anneau. Quant à ses cheveux, ils étaient rognés par-devant à partir des tempes et autour du front, et, sauf la partie brûlée, ils tombaient ainsi jusqu’aux sourcils qu’une ligne noire prolongeait et réunissait selon la coutume. Quant aux bras et aux pieds teints de couleur orange, je savais que c’était l’effet d’une préparation de henné qui ne laissait aucune marque au bout de quelques jours.
Que faire maintenant ? Habiller une femme jaune à l’européenne, c’eût été la chose la plus ridicule du monde. Je me bornai à lui faire signe qu’il fallait laisser repousser les cheveux coupés en rond sur le devant, ce qui parût l’étonner beaucoup ; quant à la brûlure du front et à celle de la poitrine, qui résultait probablement d’un usage de son pays, car on ne voit rien de pareil en Égypte, cela pouvait se cacher au moyen d’un bijou ou d’un ornement quelconque ; il n’y avait donc pas trop de quoi se plaindre, tout examen fait.
III. — SOINS DU MÉNAGE.
La pauvre enfant s’était endormie pendant que j’examinais sa chevelure avec cette sollicitude de propriétaire qui se plaint qu’on ait fait des coupes dans le bien qu’il vient d’acheter. J’entendis Ibrahim crier au-dehors : Ya sidy (eh ! monsieur !), puis d’autres mots où je compris que quelqu’un me rendait visite. Je sortis de la chambre, et je trouvai dans la galerie le Juif Yousef qui voulait me parler. Il s’aperçut que je ne tenais pas à ce qu’il entrât dans la chambre, et nous nous promenâmes en fumant. — J’ai appris, me dit-il, qu’on vous avait fait acheter une esclave ; j’en suis bien contrarié. — Et pourquoi ? — Parce q’on vous aura trompé et volé de beaucoup ; les drogmans s’entendent toujours avec le marchand d’esclaves. — Cela me paraît probable. — Abdallah aura reçu au moins une bourse pour lui. — Qu’y faire ? — Vous n’êtes pas au bout. Vous serez très embarrassé de cette femme quand vous voudrez partir, et il vous offrira de vous la racheter pour peu de chose. Voilà ce qu’il est habitué à faire, et c’est pour cela qu’il vous a détourné de conclure un mariage à la cophte, ce qui était beaucoup plus simple et moins coûteux. — Mais vous savez bien qu’après tout j’avais quelque scrupule à faire un de ces mariages qui veulent toujours une sorte de consécration religieuse. — Eh bien ! que ne m’avez-vous dit cela ? je vous aurais trouvé un domestique turc qui se serait marié pour vous autant de fois que vous auriez voulu !
La singularité de cette proposition me fit partir d’un éclat de rire ; mais quand on est au Caire, on apprend vite à ne s’étonner de rien. Les détails que me donna Yousef m’apprirent qu’il se rencontrait des gens assez misérables pour faire ce marché. La facilité qu’ont les Turcs de prendre femme et de divorcer à leur gré rend cet arrangement possible, et la plainte de la femme pourrait seule le révéler ; mais, évidemment, ce n’est qu’un moyen d’éluder la sévérité du pacha à l’égard des mœurs publiques. Toute femme qui ne vit pas seule ou dans sa famille doit avoir un mari légalement reconnu, dût-elle divorcer au bout de huit jours, — à moins que, comme esclave, elle n’ait un maître.
Je témoignai au Juif Yousef combien une telle convention m’aurait révolté. —Bon ! me dit-il, qu’importe avec des Turcs ? — Vous pourriez dire aussi avec des chrétiens. — C’est un usage, ajouta-t-il, qu’ont introduit les Anglais ; ils ont tant d’argent ! — Alors cela coûte cher ? — C’était cher autrefois ; mais maintenant la concurrence s’y est mise, et c’est à la porté de tous.
Voilà pourtant où aboutissent les réformes morales des Turcs. On déprave toute une population — pour éviter un mal certainement beaucoup moindre. Il y a dix ans, Le Caire avait des bayadères publiques comme l’Inde, et des courtisanes comme l’antiquité. Les ulémas se plaignirent, et ce fut long-temps sans succès, parce que le gouvernement tirait un impôt assez considérable de ces femmes, organisées en corporation, et dont le plus grand nombre résidait hors de la ville, à Matarée. Enfin les dévots du Caire offrirent de payer l’impôt en question ; ce fut alors que l’on exila toutes ces femmes à Esné, dans la Haute-Égypte. Aujourd’hui, cette ville de l’ancienne Thébaïde est pour les étrangers qui remontent le Nil une sorte de Capoue. Il y a là des Laïs et des Aspasies qui mènent une grande existence, et qui se sont enrichies particulièrement aux dépens de l’Angleterre. Elles ont des palais, des esclaves, et pourraient se faire construire des pyramides comme la fameuse Rhodope, si c’était encore la mode aujourd’hui d’entasser des pierres sur son corps pour prouver sa gloire ; — elles aiment mieux les diamans.
Je comprenais bien que le Juif Yousef ne cultivait pas ma connaissance sans quelque motif ; l’incertitude que j’avais là-dessus m’avait empêché déjà de l’avertir de mes visites aux bazars d’esclaves. L’étranger en Orient se trouve toujours dans la position de l’amoureux naïf ou du fils de famille des comédies de Molière. Il faut louvoyer entre le Mascarille et le Sbrigani. Pour mettre fin à tout calcul possible, je me plaignis de ce que le prix de l’esclave avait presque épuisé ma bourse. — Quel malheur ! s’écria le Juif ; je voulais vous mettre de moitié dans une affaire magnifique qui, en quelques jours, vous aurait rendu dix fois votre argent. Nous sommes plusieurs amis qui achetons toute la récolte des feuilles de mûrier aux environs du Caire, et nous la revendrons en détail au prix que nous voudrons aux éleveurs de vers à soie, mais il faut un peu d’argent comptant ; c’est ce qu’il y a de plus rare dans ce pays, le taux légal est de 24 pour 100. Pourtant, avec des spéculations raisonnables, l’argent se multiplie... Enfin n’en parlons plus. Je vous donnerai seulement un conseil : vous ne savez pas l’arabe ; n’employez pas le drogman pour parler avec votre esclave ; il lui communiquerait de mauvaises idées sans que vous vous en doutiez, et elle s’enfuirait quelque jour ; cela s’est vu.
Ces paroles me donnèrent à réfléchir.
Si la garde d’une femme est difficile pour un mari, que ne sera-ce pas pour un maître ! C’est la position d’Arnolphe ou de Georges Dandin. Que faire ? l’eunuque ou la duègne n’ont rien de sûr pour un étranger ; accorder tout de suite à une esclave l’indépendance des femmes françaises, ce serait absurde dans un pays où les femmes, comme on sait, n’ont aucun principe contre la plus vulgaire séduction. Comment sortir de chez moi seul ? et comment sortir avec elle dans un pays où jamais femme ne s’est montrée au bras d’un homme ? Comprend-on que je n’eusse pas prévu tout cela ?
Je fis dire par le Juif à Mustafa de me préparer à dîner ; je ne pouvais pas évidemment mener l’esclave à la table d’hôte de l’hôtel Domergue. Quant au drogman, il était allé attendre l’arrivée de la voiture de Suez ; car je ne l’occupais pas assez pour qu’il ne cherchât point à promener de temps en temps quelque Anglais dans la ville. Je lui dis à son retour que je ne voulais plus l’employer que pour certains jours, que je ne garderais pas tout ce monde qui m’entourait, et qu’ayant une esclave, j’apprendrais très vite à échanger quelques mots avec elle, ce qui me suffisait. Comme il s’était cru plus indispensable que jamais, cette déclaration l’étonna un peu. Cependant il finit par bien prendre la chose, et me dit que je le trouverais à l’hôtel Waghorn chaque fois que j’en aurais besoin.
Il s’attendait sans doute à me servir de truchement pour faire du moins connaissance avec l’esclave ; mais la jalousie est une chose si bien comprise en Orient, la réserve est si naturelle dans tout ce qui a rapport aux femmes, qu’il ne m’en parla même pas.
J’étais rentré dans la chambre où j’avais laissé l’esclave endormie. Elle s’était réveillée et assise sur l’appui de la fenêtre, regardant à droite et à gauche dans la rue par les grilles latérales du moucharaby. Il y avait, deux maisons plus loin, des jeunes gens en costume turc de la réforme, officiers dans doute de quelque personnage, et qui fumaient nonchalamment devant la porte. Je compris qu’il existait un danger de ce côté. Je cherchais en vain dans ma tête un mot qui pût lui faire comprendre qu’il n’était pas bien de regarder les militaires dans la rue, mais je ne trouvais que cet universel tayeb (très bien), interjection optimiste bien digne de caractériser l’esprit du peuple le plus doux de la terre, mais tout à fait insuffisant dans la situation.
O femmes ! — avec vous tout change ; — j’étais heureux, content de tout. Je disais tayeb à tout propos et l’Égypte me souriait. — Aujourd’hui il me faut chercher des mots qui ne sont peut-être pas dans la langue de ces nations bienveillantes. Il y avait bien un mot et un geste négatifs que j’avais surpris chez quelques naturels. Si une chose ne leur plaît pas, ce qui est rare, ils vous disent : Lah ! en levant la main négligemment à la hauteur du front. Mais comment dire d’un ton rude, et toutefois avec un mouvement de main languissant : Lah ! Ce fut cependant à quoi je m’arrêtai faute de mieux ; après cela, je ramenai l’esclave vers le divan, et je fis un signe qui indiquait qu’il était plus convenable de se tenir là qu’à la fenêtre. Du reste, je lui fis comprendre que nous ne tarderions pas à dîner.
La question était maintenant de savoir si je lui laisserais découvrir sa figure devant le cuisinier ; cela me parut contraire aux usages. Personne, jusque-là, n’avait cherché à la voir. Le drogman lui-même n’était pas monté avec moi lorsque Abd-el-Kérim m’avait fait voir ses femmes ; il était donc clair que je me ferais mépriser en agissant autrement que les gens du pays.
Quand le dîner fut prêt, Mustapha cria du dehors : Sidi ! — Je sortis de la chambre, et il me montra la casserole de terre contenant une poule découpée dans du riz.
— Bono ! bono ! lui dis-je, et je rentrai pour engager l’esclave à remettre son masque, ce qu’elle fit.
Mustapha plaça la table, posa dessus une nappe de drap vert, puis, ayant arrangé sur un plat sa pyramide de pilau, il apporta encore plusieurs verdures sur de petites assiettes, et notamment des koulkas découpés dans du vinaigre, ainsi que des tranches de gros oignons nageant dans une sauce à la moutarde : cet ambigu n’avait pas mauvaise mine. Ensuite il se retira discrètement.
IV. — PREMIÈRES LEÇONS D’ARABE.
Je fis signe à l’esclave de prendre une chaise, — j’avais eu la faiblesse d’acheter des chaises; — elle secoua la tête, et je compris que mon idée était ridicule à cause du peu de hauteur de la table. Je mis donc des coussins à terre, et je pris place en l’invitant à s’asseoir de l’autre côté ; mais rien ne put la décider. Elle détournait la tête et mettait la main sur sa bouche. « Mon enfant, lui dis-je, est-ce que vous voulez vous laisser mourir de faim ? »
Je sentais qu’il valait mieux parler, même avec la certitude de n’être pas compris, que de se livrer à une pantomime ridicule. Elle répondit quelques mots qui signifiait probablement qu’elle ne comprenait pas, et auxquels je répliquai : « Tayeb. » — C’était toujours un commencement de dialogue.
Lord Byron disait par expérience que le meilleur moyen d’apprendre une langue était de vivre seul pendant quelque temps avec une femme ; mais encore faudrait-il y joindre quelques livres élémentaires ; autrement, on n’apprend que des substantifs, le verbe manque ; ensuite il est bien difficile de retenir des mots sans les écrire, et l’arabe ne s’écrit pas avec nos lettres, — ou du moins ces dernières ne donnent qu’une idée imparfaite de la prononciation. Quant à apprendre l’écriture arabe, c’est une affaire si compliquée à cause des élisions, que le savant Volney avait trouvé plus simple d’inventer un alphabet mixte, dont malheureusement les autres savans n’encouragèrent pas l’emploi. La science aime les difficultés, et ne tient jamais à vulgariser beaucoup l’étude : Si l’on apprenait de soi-même, que deviendraient les professeurs ?
Après tout, me disais-je, cette jeune fille, née à Java, suit peut-être la religion hindoue ; elle ne se nourrit sans doute que de fruits et d’herbages. Je fis un signe d’adoration, en prononçant d’un air interrogatif le nom de Brahma ; — elle ne parut pas comprendre. Dans tous les cas, ma prononciation eût été mauvaise sans doute. J’énumérai encore tout ce que je savais de noms se rattachant à cette cosmogonie ; c’était comme si j’eusse parlé français. Je commençais à regretter d’avoir remercié le drogman ; — j’en voulais surtout au marchand d’esclave de m’avoir vendu ce bel oiseau sans me dire ce qu’il fallait lui donner pour nourriture.
Je lui présentai simplement du pain, et du meilleur qu’on fît au quartier franc ; elle dit d’un ton mélancolique : Mafisch ! mot inconnu dont l’expression m’attrista beaucoup. Je songeai alors à de pauvres bayadères amenées à Paris il y a quelques années, et qu’on m’avait fait voir dans une maison des Champs-Élysées. Ces Indiennes ne prenaient que des alimens qu’elles avaient préparés elles-mêmes dans des vases neufs. Ce souvenir me rassura un peu, et je pris la résolution de sortir, après mon repas, avec l’esclave pour éclaircir ce point.
La défiance que m’avait inspirée le Juif pour mon drogman avait eu pour second effet de me mettre en garde contre lui-même ; — voilà ce qui m’avait conduit à cette position fâcheuse. Il s’agissait donc de prendre pour interprète quelqu’un de sûr, afin du moins de faire connaissance avec mon acquisition. Je songeai un instant à M. Jean, le mamelouk, homme d’un âge respectable ; mais le moyen de conduire cette femme dans un cabaret ? D’un autre côté, je ne pouvais pas la faire rester dans la maison avec le cuisinier et le Barbarin pour aller chercher M. Jean. Et eussé-je envoyé dehors ces deux serviteurs hasardeux, était-il prudent de laisser une esclave seule dans un logis fermé d’une serrure de bois ?
Un son de petites clochettes retentit dans la rue ; je vis à travers le treillis un chevrier en sarrau bleu qui menait quelques chèvres du côté du quartier franc. Je le montrai à l’esclave, qui me dit en souriant : Aioua ! ce que je traduisis par oui.
J’appelai le chevrier, garçon de quinze ans, au teint hâlé, aux yeux énormes, ayant du reste le gros nez et la lèvre épaisse des têtes de sphinx, un type égyptien des plus purs. Il entra dans la cour avec ses bêtes, et se mit à en traire une dans un vase de faïence neuve que je fis voir à l’esclave avant qu’il s’en servît. Celle-ci répéta aioua, et du haut de la galerie elle regarda, bien que voilée, le manège du chevrier.
Tout cela était simple comme l’idylle, et je trouvai très naturel qu’elle lui adressât ces deux mots : Talé bouckra; je compris qu’elle l’engageait sans doute à revenir le lendemain. Quand la tasse fut pleine, le chevrier me regarda d’un air sauvage en criant : At foulouz ! J’avais assez cultivé les âniers pour savoir que cela voulait dire : Donne de l’argent. Quand je l’eus payé, il cria encore bakchiz ! autre expression favorite de l’Égyptien, qui réclame à tout propos le pourboire. Je lui répondis : Talé bouckra ! comme avait dit l’esclave. Il s’éloigna satisfait. Voilà comme on apprend les langues peu à peu.
Elle se contenta de boire son lait sans y vouloir mettre du pain ; toutefois ce léger repas me rassura un peu ; je craignais qu’elle ne fût de cette race javanaise qui se nourrit d’une sorte de terre grasse, qu’on n’aurait peut-être pas pu se procurer au Caire. Ensuite j’envoyai chercher des ânes et je fis signe à l’esclave de prendre son vêtement de dessus (melayeh). Elle regarda avec un certain dédain ce tissu de coton quadrillé, qui est pourtant fort bien porté au Caire, et me dit : Ana... habbarah !
Comme on s’instruit ! Je compris qu’elle espérait porter de la soie au lieu de coton, le vêtement des grandes dames au lieu de celui des simples bourgeoises, et je lui dis : Lah ! lah ! en secouant la main et hochant la tête à la manière des Égyptiens.
V. — L’AIMABLE INTERPRÈTE.
Je n’avais envie ni d’aller acheter un habbarah ni de faire une simple promenade ; il m’était venu à l’idée qu’en prenant un abonnement au cabinet de lecture français, la gracieuse Mme Bonhomme voudrait bien me servir de truchement pour une première explication avec ma jeune captive. Je n’avais vu encore Mme Bonhomme que dans la représentation d’amateurs qui avait inauguré la saison au Teatro del Cairo ; mais le vaudeville qu’elle avait joué lui prêtait à mes yeux les qualités d’une excellente et obligeante personne. Le théâtre a cela de particulier qu’il vous donne l’illusion de connaître parfaitement une inconnue. De là les grandes passions qu’inspirent les actrices, tandis qu’on ne s’éprend guère, en général, des femmes qu’on n’a fait que voir de loin.
Si l’actrice a ce privilège d’exposer à tous un idéal que l’imagination de chacun interprète et réalise à son gré, pourquoi ne pas reconnaître chez une jolie, — et, si vous voulez, même une vertueuse marchande, — cette fonction généralement bienveillante, et pour ainsi dire initiatrice, qui ouvre à l’étranger des relations utiles et charmantes ?
On sait à quel point le bon Yorick, inconnu, inquiet, perdu dans le grand tumulte de la vie parisienne, fut ravi de trouver accueil chez une aimable et complaisante gantière ; — mais combien une telle rencontre n’est-elle pas plus utile encore dans une ville d’Orient !
Mme Bonhomme accepta avec toute la grâce et toute la patience possibles le rôle d’interprète entre l’esclave et moi. Il y avait du monde dans la salle de lecture, de sorte qu’elle nous fit entrer dans un magasin d’articles de toilette et d’assortiment, qui était joint à la librairie. Au quartier franc, tout commerçant vend de tout. Pendant que l’esclave étonnée examinait avec ravissement les merveilles du luxe européen, j’expliquais ma position à Mme Bonhomme, qui, du reste, avait elle-même une esclave noire à laquelle de temps en temps je l’entendais donner des ordres en arabe.
Mon récit l’intéressa ; je la priai de demander à l’esclave si elle était contente de m’appartenir. — Aioua ! répondit celle-ci. A cette réponse affirmative, elle ajouta qu’elle serait bien contente d’être vêtue comme une Européenne. Cette prétention fit sourire Mme Bonhomme, qui alla chercher un bonnet de tulle à rubans et l’ajusta sur sa tête. Je dois avouer que cela ne lui allait pas très bien ; la blancheur du bonnet lui donnait l’air malade. « Mon enfant, lui dit Mme Bonhomme, il faut rester comme tu es ; le tarbouch te sied beaucoup mieux. » Et, comme l’esclave renonçait au bonnet avec peine, elle alla lui chercher un tatikos de femme grecque festonné d’or, qui, cette fois, était du meilleur effet. Je vis bien qu’il y avait là une légère intention de pousser à la vente, — mais le prix était modéré, malgré l’exquise délicatesse du travail.
Certain désormais d’une double bienveillance, je me fis raconter en détail les aventures de cette pauvre fille. Cela ressemblait à toutes les histoires d’esclaves possibles, à l’Andrienne de Térence, à Mlle Aïssé ; — Il est bien entendu que je ne me flattais pas d’obtenir la vérité complète. — Issue de nobles parens, enlevée toute petite au bord de la mer, chose qui serait invraisemblable aujourd’hui dans la Méditerranée, mais qui reste probable au point de vue des mers du sud... Et d’ailleurs, d’où serait-elle venue ? Il n’y avait pas à douter de son origine malaise. Les sujets de l’empire ottoman ne peuvent être vendus sous aucun prétexte. Tout ce qui n’est pas blanc ou noir, en fait d’esclaves, ne peut donc appartenir qu’à l’Abyssinie ou à l’archipel indien.
Elle avait été vendue à un cheik très vieux du territoire de la Mecque. Ce cheik étant mort, des marchands de la caravane l’avait emmenée et exposée en vente au Caire.
Tout cela était fort naturel, et je fus heureux de croire en effet qu’elle n’avait pas eu d’autre possesseur avant moi que ce vénérable cheik glacé par l’âge. « Elle a bien dix-huit ans, me dit Mme Bonhomme, mais elle est très forte, et vous l’auriez payée plus cher, si elle n’était pas d’une race qu’on voit rarement ici. Les Turcs sont gens d’habitude, il leur faut des Abyssiniennes ou des noires ; soyez sûr qu’on l’a promenée de ville en ville sans pouvoir s’en défaire. — Eh bien ! dis-je, c’est donc que le sort voulait que je passasse là. Il m’était réservé d’influer sur sa bonne ou sa mauvaise fortune. » Cette manière de voir, en rapport avec la fatalité orientale, fut transmise à l’esclave, et me valut son assentiment.
Je lui fis demander pourquoi elle n’avait pas voulu manger le matin et si elle était de la religion hindoue. « Non, elle est musulmane, me dit Mme Bonhomme après lui avoir parlé ; elle n’a pas mangé aujourd’hui parce que c’est jour de jeûne jusqu’au coucher du soleil. »
Je regrettai qu’elle n’appartînt pas au culte brahmanique pour lequel j’ai toujours eu un faible ; quant au langage, elle s’exprimait dans l’arabe le plus pur, et n’avait conservé de sa langue primitive que le souvenir de quelques chansons ou pantouns, que je me promis de lui faire répéter.
— Maintenant, me dit Mme Bonhomme, comment ferez-vous pour vous entretenir avec elle ? — Madame, lui dis-je, je sais déjà un mot avec lequel on se montre content de tout : indiquez-m’en seulement un autre qui exprime le contraire. Mon intelligence suppléera au reste, en attendant que je m’instruise mieux. — Est-ce que vous en êtes déjà au chapitre des refus ? me dit-elle. — J’ai de l’expérience, répondis-je, il faut tout prévoir.
— Hélas ! me dit tout bas Mme Bonhomme, ce terrible mot, le voilà : « Mafisch » cela comprend toutes les négations possibles.
Alors je me souvins que l’esclave l’avait déjà prononcé avec moi.
VI. — L’ILE DE RODDAH.
Le consul général m’avait invité à faire une excursion dans les environs du Caire. — Ce n’était pas une offre à négliger, les consuls jouissant de privilèges et de facilités sans nombre pour tout visiter commodément. J’avais en outre l’avantage, dans cette promenade, de pouvoir disposer d’une voiture européenne, chose rare dans le Levant. Une voiture au Caire est un luxe d’autant plus beau qu’il est impossible de s’en servir pour circuler dans la ville ; — les souverains et leurs représentans auraient seuls le droit d’écraser les hommes et les chiens dans les rues, si l’étroitesse et la forme tortueuse de ces dernières leur permettaient d’en profiter. Mais le pacha lui-même est obligé de tenir ses remises près des portes, et ne peut se faire voiturer qu’à ses diverses maisons de campagne ; — alors rien n’est plus curieux que de voir un coupé ou une calèche du dernier goût de Paris ou de Londres portant sur le siège un cocher à turban, qui tient d’une main son fouet et de l’autre sa longue pipe de cerisier.
Je reçus donc un jour la visite d’un janissaire du consulat, — qui frappa de grands coups à la porte avec sa grosse canne à pomme d’argent, pour me faire honneur dans le quartier. Il me dit que j’étais attendu au consulat pour l’excursion convenue. Nous devions partir le lendemain matin au point du jour ; mais le consul ne savait pas que, depuis sa première invitation, mon logis de garçon était devenu un ménage, et je me demandais ce que je ferais de mon aimable compagne pendant une absence d’un jour entier. La mener avec moi eût été indiscret ; la laisser seule avec le cuisinier et le portier était manquer à la prudence la plus vulgaire. Cela m’embarrassa beaucoup. Enfin je songeai qu’il fallait ou se résoudre à acheter des eunuques, — ou se confier à quelqu’un. Je la fis monter sur un âne, et nous nous arrêtâmes bientôt devant la boutique de M. Jean. Je demandai à l’ancien mamelouk s’il ne connaissait pas quelque famille honnête à laquelle je pusse confier l’esclave pour un jour. M. Jean, homme de ressources, m’indiqua un vieux Cophte, nommé Mansour, qui, ayant servi plusieurs années dans l’armée française, était digne de confiance sous tous les rapports.
Mansour avait été mamelouk comme M. Jean, mais des mamelouks de l’armée française. Ces derniers, comme il me l’apprit, se composaient principalement de Cophtes qui, lors de la retraite de l’expédition d’Égypte, avaient suivi nos soldats. — Le pauvre Mansour, avec plusieurs de ses camarades, fut jeté à l’eau à Marseille par la populace pour avoir soutenu le parti de l’empereur au retour des Bourbons ; mais, en véritable enfant du Nil, il parvint à se sauver à la nage et à gagner un autre point de la côte.
Nous nous rendîmes chez ce brave homme, qui vivait avec sa femme dans une vaste maison à moitié écroulée : les plafonds faisaient ventre et menaçaient la tête des habitans ; la menuiserie découpée des fenêtres s’ouvrait par places comme une guipure déchirée. Des restes de meubles et des haillons paraient seuls l’antique demeure, où la poussière et le soleil causaient une impression aussi morne que peuvent faire la pluie et la boue pénétrant dans les plus pauvres réduits de nos villes. J’eus le cœur serré en pensant que la plus grande partie de la population du Caire habitaient ainsi des maisons que les rats avaient abandonnées déjà comme peu sûres. Je n’eus pas un instant l’idée d’y laisser l’esclave, mais je priai le vieux Cophte et sa femme de venir chez moi. Je leur promettais de les prendre à mon service, quitte à renvoyer l’un ou l’autre de mes serviteurs actuels. Du reste, à une piastre et demi, ou 40 centimes par tête et par jour, il n’y avait pas encore de prodigalité.
Ayant ainsi assuré la tranquillité de mon intérieur et opposé, comme les tyrans habiles, une nation fidèle à deux peuples douteux qui auraient pu s’entendre contre moi, je ne vis aucune difficulté à me rendre chez le consul. Sa voiture attendait à la porte, bourrée de comestibles, avec deux janissaires à cheval pour nous accompagner. Il y avait avec nous, outre le secrétaire de légation, un grave personnage en costume oriental, nommé le cheik Abou-Khaled, que le consul avait invité pour nous donner des explications ; — il parlait facilement l’italien, et passait pour un poètes des plus élégans et des plus instruits dans la littérature arabe.
— C’est tout-à-fait, me dit le consul, un homme du temps passé. La réforme lui est odieuse, et pourtant il est difficile de voir un esprit plus tolérant. Il appartient à cette génération d’Arabes philosophes, voltairiens même pour ainsi dire, toute particulière à l’Égypte, et qui ne fut pas hostile à la domination française.
Je demandai au cheik s’il y avait, outre lui, beaucoup de poètes au Caire. — Hélas ! dit-il, nous ne vivons plus au temps où, pour une belle pièce de vers, le souverain ordonnait qu’on remplît de sequins la bouche du poète, tant qu’elle en pouvait tenir ! Aujourd’hui nous sommes seulement des bouches inutiles. A quoi servirait la poésie, sinon pour amuser le bas peuple dans les carrefours ? — Et pourquoi, dis-je, le peuple ne serait-il pas lui-même un souverain généreux ? — Il est trop pauvre, répondit le cheik et d’ailleurs son ignorance est devenue telle qu’il n’apprécie plus que les romans délayés sans art et sans souci de la pureté du style. Il suffit d’amuser les habitués d’un café par des aventures sanglantes ou graveleuses. Puis, à l’endroit le plus intéressant, le narrateur s’arrête, et dit qu’il ne continuera pas l’histoire qu’on ne lui ait donné telle somme ; mais il rejette toujours le dénouement au lendemain, et cela dure des semaines entières.
— Eh mais ! lui dis-je, tout cela est comme chez nous !
Quant aux illustres poèmes d’Antar ou d’Abou-Zeyd, continua le cheik, on ne veut plus les écouter que dans les fêtes religieuses et par habitude. Est-il même sûr que beaucoup en comprennent les beautés ? Les gens de notre temps savent à peine lire. Qui croirait que les plus savans, entre ceux qui connaissent l’arabe littéraire, sont aujourd’hui deux Français ?
— Il veut parler, me dit le consul, du docteur Perron et de M. Fresnel, consul de Djedda. Vous avez pourtant, ajouta-t-il en se tournant vers le cheik, beaucoup de saints ulémas à barbe blanche qui passent tout leur temps dans les bibliothèques des mosquées ?
— Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester toute sa vie, en fumant son narghilé, à relire un petit nombre des mêmes livres, sous prétexte que rien n’est plus beau et que la doctrine en est supérieure à toute chose ? Autant vaut renoncer à notre passé glorieux et ouvrir nos esprits à la science des Francs... qui cependant ont tout appris de nous !
Nous avions quitté l’enceinte de la ville, laissé à droite Boulak et les riantes villas qui l’entourent, et nous roulions dans une avenue large et ombragée, tracée au milieu des cultures, qui traverse un vaste terrain cultivé appartenant à Ibrahim. C’est lui qui a fait planter de dattiers, de mûriers et de figuiers de pharaon toute cette plaine autrefois stérile, qui aujourd’hui semble un jardin. De grands bâtimens servant de fabriques occupent le centre de ces cultures à peu de distance du Nil. En les dépassant et tournant à droite, nous nous trouvâmes devant une arcade par où l’on descend au fleuve pour se rendre à l’île de Roddah.
Le bras du Nil semble en cet endroit une petite rivière qui coule parmi les kiosques et les jardins. Des roseaux touffus bordent la rive, et la tradition indique ce point comme étant celui où la fille de Pharaon trouva le berceau de Moïse. En se tournant vers le sud, on aperçoit à droite le port du vieux Caire, à gauche les bâtimens du Mekkias ou Nilomètre, entremêlés de minarets et de coupoles, qui forment la pointe de l’île.
Cette dernière n’est pas seulement une délicieuse résidence princière, elle est devenue aussi, grâce aux soins d’Ibrahim, le jardin des plantes du Caire. On peut penser que c’est justement l’inverse du nôtre ; au lieu de concentrer la chaleur par des serres, il faudrait créer là des pluies, des froids et des brouillards artificiels pour conserver les plantes de notre Europe. Le fait est que, de tous nos arbres, on n’a pu élever encore qu’un pauvre petit chêne, qui ne donne pas même du gland. Ibrahim a été plus heureux dans la culture des plantes de l’Inde. C’est une tout autre végétation que celle de l’Égypte, et qui se montre frileuse déjà dans cette latitude. Nous nous promenâmes avec ravissement sous l’ombrage des tamarins et des baobabs ; des cocotiers à la tige élancée secouaient çà et là leur feuillage découpé comme la fougère ; mais à travers mille végétations étranges j’ai distingué comme infiniment gracieuses, des allées de bambous formant rideaux comme nos peupliers ; — une petite rivière serpentait parmi des gazons, où des paons et des flamans roses brillaient au milieu d’une foule d’oiseaux privés. De temps en temps, nous nous reposions à l’ombre d’une espèce de saule pleureur, dont le tronc élevé, droit comme un mât, répand autour de lui des nappes de feuillage ; on croit être ainsi dans une tente de soie verte, inondée d’une douce lumière.
Nous nous arrachâmes avec peine à cet horizon magique, à cette fraîcheur, à ces senteurs pénétrantes d’une autre partie du monde, où il semblait que nous fussions transportés par miracle ; — mais, en marchant au nord de l’île, nous ne tardâmes pas à rencontrer toute une nature différente, destinée sans doute à compléter la gamme des végétations tropicales. Au milieu d’un bois composé de ces arbres à fleurs qui semblent des bouquets gigantesques, par des chemins étroits cachés sous des voûtes de lianes, on arrive à une sorte de labyrinthe qui gravit des rochers factices surmontés d’un belvédère. — Entre les pierres, au bord des sentiers, sur votre tête, à vos pieds, se tordent, s’enlacent, se hérissent et grimacent les plus étranges reptiles du monde végétal. On n’est pas sans inquiétude en mettant le pied dans ces repaires de serpens et d’hydres endormis, parmi ces végétations presque vivantes, dont quelques-unes parodient les membres humains et rappellent les monstrueuses conformations des dieux polypes de l’Inde.
Arrivé au sommet, je fus frappé d’admiration en apercevant dans tout leur développement, au-dessus de Giseh qui borde l’autre côté du fleuve, les trois pyramides nettement découpées dans l’azur du ciel. Je ne les avais jamais si bien vues, et la transparence de l’air permettait, bien qu’à une distance de trois lieues, d’en distinguer tous les détails.
Je ne suis pas de l’avis de Voltaire, qui prétend que les pyramides de l’Égypte sont loin de valoir ses fours à poulets ; il ne m’était pas indifférent non plus d’être contemplé par quarante siècles ; — mais c’est au point de vue des souvenirs du Caire et des idées arabes qu’un tel spectacle m’intéressait dans ce moment-là, et je me hâtai de demander au cheik, notre compagnon, ce qu’il pensait des quatre mille ans attribués à ces monumens par la science européenne.
Le vieillard prit place sur le divan de bois du kiosque, et nous dit :
« Quelques auteurs pensent que les pyramides ont été bâties par le roi préadamite Gian-ben-Gian ; mais, à en croire une tradition plus répandue chez nous, il existait, trois cents ans avant le déluge, un roi nommé Saurid, fils de Salahoc, qui songea une nuit que tout se renversait sur la terre, les hommes tombant sur leur visage et les maisons sur les hommes ; les astres s’entrechoquaient dans le ciel, et leurs débris couvraient le sol à une grande hauteur. Le roi s’éveilla tout épouvanté, entra dans le temple du Soleil, et resta longtemps à baigner ses joues et à pleurer ; ensuite il convoqua les prêtres et devins. Le prêtre Acliman, le plus savant d’entre eux, lui déclara qu’il avait fait lui-même un rêve semblable. — J’ai songé, dit-il, que j’étais avec vous sur une montagne, et que je voyais le ciel abaissé au point qu’il approchait du sommet de nos têtes, et que le peuple courait à vous en foule comme à son refuge ; qu’alors vous élevâtes les mains au-dessus de vous et tâchiez de repousser le ciel pour l’empêcher de s’abaisser davantage, et que moi, vous voyant agir, je faisais aussi de même. En ce moment, une voix sortit du soleil qui nous dit : « Le ciel retournera en sa place ordinaire lorsque j’aurai fait trois cents tours. » Le prêtre ayant parlé ainsi, le roi Saurid fit prendre les hauteurs des astres et rechercher quels accidens ils promettaient. On calcula qu’il devait y avoir d’abord un déluge d’eau et plus tard un déluge de feu. Ce fut alors que le roi fit construire les pyramides dans cette forme angulaire propre à soutenir même le choc des astres, et poser des pierres énormes, reliées par des pivots de fer et taillées avec une précision telle que ni le feu du ciel, ni le déluge, ne pouvaient certes les pénétrer. Là devaient se réfugier au besoin le roi et les grands du royaume, avec les livres et images des sciences, les talismans et tout ce qu’il importait de conserver pour l’avenir de la race humaine. »
J’écoutais cette légende avec grande attention, et je dis au consul qu’elle me semblait beaucoup plus satisfaisante que la supposition acceptée en Europe, que ces monstrueuses constructions auraient été seulement des tombeaux. — Mais, dit-il, comment les gens réfugiés dans les salles des pyramides auraient-ils pu respirer ? — On y voit encore, reprit le cheik, des puits et des canaux qui se perdent sous la terre. Certains d’entre eux communiquaient avec les eaux du Nil, d’autres correspondaient à de vastes grottes souterraines ; les eaux entraient par des conduits étroits, puis ressortaient plus loin, formant d’immenses cataractes, et remuant l’air continuellement avec un bruit effroyable.
Le consul, homme positif, n’accueillait ces traditions qu’avec un sourire ; il avait profité de notre halte dans le kiosque pour faire disposer sur une table les provisions apportées dans sa voiture, et les bostangis d’Ibrahim pacha venaient nous offrir en outre des fleurs et des fruits rares, propres à compléter nos sensations asiatiques. — En Afrique, on rêve l’Inde comme en Europe on rêve l’Afrique ; l’idéal rayonne toujours au-delà de notre horizon actuel. Pour moi, je questionnais encore avec avidité notre bon cheik, et je lui faisais raconter tous les récits fabuleux de ses pères. Je croyais avec lui au roi Saurid plus fermement qu’au Chéops des Grecs, à leur Chéphren et à leur Mycérinus. — Et qu’a-t-on trouvé, lui disais-je, dans les pyramides lorsqu’on les ouvrit pour la première fois sous les sultans arabes ? — On trouva, dit-il, les statues et les talismans que le roi Saurid avait établis pour la garde de chacune. Le garde de la pyramide orientale était une idole d’écaille noire et blanche, assise sur un trône d’or, et tenant une lance que l’on ne pouvait regarder sans mourir. L’esprit attaché à cette idole était une femme belle et rieuse, qui apparaît encore de notre temps et fait perdre l’esprit à ceux qui la rencontrent. Le garde de la pyramide occidentale était une idole de pierre rouge, armée aussi d’une lance, ayant sur la tête un serpent entortillé ; l’esprit qui le servait avait la forme d’un vieillard nubien, portant un panier sur la tête et dans ses mains un encensoir. Quant à la troisième pyramide, elle avait pour garde une petite idole de basalte, avec le socle de même, qui attirait à elle tous ceux qui la regardaient, sans qu’ils pussent s’en détacher ; l’esprit apparaît encore sous la forme d’un jeune homme sans barbe et nu. — Quant aux autres pyramides de Saccarah, chacune aussi a son spectre : l’un est un vieillard basané et noirâtre, avec la barbe courte ; l’autre est une jeune femme noire, avec un enfant noir, qui, lorsqu’on la regarde, montre de longues dents blanches et des yeux blancs. Un autre a la tête d’un lion avec des cornes ; un autre a l’air d’un berger vêtu de noir, tenant un bâton ; un autre enfin apparaît sous la forme d’un religieux qui sort de la mer et qui se mire dans ses eaux. Il est dangereux de rencontrer ces fantômes à l’heure de midi.
Ainsi, dis-je, l’Orient a les spectres du jour comme nous avons ceux de la nuit. — C’est qu’en effet, observa le consul, tout le monde doit dormir à midi dans ces contrées, et ce bon cheik nous fait des contes propres à appeler le sommeil. — Mais, m’écriai-je, tout cela est-il plus extraordinaire que tant de choses naturelles qu’il nous est impossible d’expliquer ? Puisque nous croyons bien à la création, aux anges, au déluge, et que nous ne pouvons douter de la marche des astres, pourquoi n’admettrions-nous pas qu’à ces astres sont attachés des esprits, et que les premiers hommes ont pu se mettre en rapport avec eux par le culte et par les monumens ? — Tel était en effet le but de la magie primitive, dit le cheik : ces talismans et ces figures ne prenaient force que de leur consécration à chacune des planètes et des signes combinés avec leur lever et leur déclin. Le prince des prêtres s’appelait Cater, c’est-à-dire maître des influences. Au-dessous de lui, chaque prêtre avait un astre à servir seul, comme Pharouïs (Saturne), Rhaouïs (Jupiter) et les autres. Aussi chaque matin le Cater disait-il à un prêtre : « Où est à présent l’astre que tu sers ? » Celui-ci répondait : « Il est en tel signe, tel degré, telle minute », et, d’après un calcul préparé, l’on écrivait ce qu’il était à propos de faire ce jour-là. — La première pyramide avait donc été réservée aux princes et à leur famille ; la seconde dut renfermer les idoles des astres et les tabernacles des corps célestes ainsi que les livres d’astrologie, d’histoire et de science : là aussi les prêtres devaient trouver refuge. Quant à la troisième, elle n’était destinée qu’à la conservation des cercueils de rois et de prêtres, et, comme elle se trouva bientôt insuffisante, on fit construire les pyramides de Saccarah et de Daschour. Le but de la solidité employée dans les constructions était d’empêcher la destruction des corps embaumés, qui, selon les idées du temps, devaient renaître au bout d’une certaine révolution des astres dont on ne précise pas au juste l’époque.
— En admettant cette donnée, dit le consul, il y aura des momies qui seront bien étonnées un jour de se réveiller sous un vitrage de musée ou dans le cabinet de curiosités d’un Anglais.
— Au fond, observai-je, ce sont de vraies chrysalides humaines dont le papillon n’est pas encore sorti. Qui nous dit qu’il n’éclora pas quelque jour ? J’ai toujours regardé comme impie la mise à nu et la dissection des momies de ces pauvres Égyptiens. Comment cette foi consolante et invincible de tant de générations accumulées n’a-t-elle pas désarmé la sotte curiosité européenne ? Nous respectons les morts d’hier, mais les morts ont-ils un âge ?
— C’étaient des infidèles, dit le cheik.
— Hélas ! dis-je, à cette époque ni Mahomet ni Jésus n’étaient nés.
Nous discutâmes quelque temps sur ce point, où je m’étonnais de voir un musulman imiter l’intolérance catholique. Pourquoi les enfans d’Ismaël maudiraient-ils l’antique Égypte, qui n’a réduit en esclavage que la race d’Isaac ? A vrai dire, pourtant, les musulmans respectent en général les tombeaux et les monumens sacrés des divers peuples, et l’espoir seul de trouver d’immenses trésors engagea un calife à faire ouvrir les pyramides. Leurs chroniques rapportent qu’on trouva dans la salle dite du roi une statue d’homme de pierre noire et une statue de femme de pierre blanche debout sur une table, l’un tenant une lance et l’autre un arc. Au milieu de la table était un vase hermétiquement fermé, qui, lorsqu’on l’ouvrit, se trouva plein de sang encore frais. Il y avait aussi un coq d’or rouge émaillé de jacinthes qui fit un cri et battit des ailes lorsqu’on entra. Tout cela rentre un peu dans Les Mille et Une Nuits ; — mais qui empêche de croire que ces chambres aient contenu des talismans et des figures cabalistiques ? Ce qui est certain, c’est que les modernes n’y ont pas trouvé d’autres ossemens que ceux d’un bœuf. Le prétendu sarcophage de la chambre du roi était sans doute une cuve pour l’eau lustrale. D’ailleurs, n’est-il pas plus absurde, comme l’a remarqué Volney, de supposer qu’on ait entassé tant de pierres pour y loger un cadavre de cinq pieds ?
VII. — LE HAREM D’IBRAHIM-PACHA
Nous reprîmes bientôt notre promenade, et nous allâmes visiter un charmant palais orné de rocailles, où les femmes d’Ibrahim viennent habiter quelquefois l’été. Des parterres à la turque, représentant les dessins d’un tapis, entourent cette résidence, où l’on nous laissa pénétrer sans difficulté. Les oiseaux manquaient à la cage et il n’y avait de vivant dans les salles que des pendules à musique qui annonçaient chaque quart d’heure par un petit air de serinette tiré des opéras français. — La distribution d’un harem est la même dans tous les palais turcs, et j’en avais déjà vu plusieurs. Ce sont toujours de petits cabinets entourant de grandes salles de réunion, avec des divans partout, et pour tous meubles de petites tables incrustées d’écaille ; des enfoncemens découpés en ogives çà et là dans la boiserie servent à serrer les narghilés, vases de fleurs et tasses à café. Trois ou quatre chambres seulement, décorées à l’européenne, contiennent quelques meubles de pacotille qui feraient l’orgueil d’une loge de portier ; mais ce sont des sacrifices au progrès, des caprices de favorites peut-être, et aucune de ces choses n’est pour elles d’un usage sérieux.
Mais ce qui surtout manque en général aux harems les plus princiers, ce sont des lits. — Où couchent donc, disais-je au cheik, ces femmes et leurs esclaves ? — Sur les divans. — Et n’ont-elles pas de couvertures ? — Elles dorment tout habillées. Cependant il y a des couvertures de laine ou de soie pour l’hiver. — Je ne vois pas dans tout cela quelle est la place du mari ? — Eh bien ! mais le mari couche dans sa chambre, les femmes dans les leurs, et les esclaves (odaleuk) sur les divans des grandes salles. Si les divans et les coussins ne semblent pas commodes pour dormir, on fait disposer des matelas dans le milieu de la chambre, et l’on dort ainsi. — Tout habillé ? — Toujours, mais en ne conservant que les vêtemens les plus simples, le pantalon, une veste, une robe. La loi défend à tout homme, ainsi qu’à toute femme, de se découvrir les uns devant les autres à partir de la gorge. Le privilège du mari est de voir librement la figure de ses épouses ; si la curiosité l’entraîne plus loin, ses yeux sont maudits : c’est un texte formel. — Je comprends alors, dis-je, que le mari ne tienne pas absolument à passer la nuit dans une chambre remplie de femmes habillées, et qu’il aime autant dormir dans la sienne ; mais s’il emmène avec lui deux ou trois de ces dames... — Deux ou trois ! s’écria le cheik avec indignation ; quels chiens croyez-vous que seraient ceux qui agiraient ainsi ? Dieu vivant ! est-il une seule femme, même infidèle, qui consentirait à partager avec une autre l’honneur de dormir près de son mari ? Est-ce ainsi que l’on fait en Europe ? — En Europe ! répondis-je ; non, certainement ; mais les chrétiens n’ont qu’une femme, et ils supposent que les Turcs, en ayant plusieurs, vivent avec elles comme avec une seule. — S’il y avait, me dit le cheik, des musulmans assez dépravés pour agir comme le supposent les chrétiens, leurs épouses légitimes demanderaient aussitôt le divorce, et les esclaves elles-mêmes auraient le droit de les quitter. — Voyez, dis-je au consul, quelle est encore l’erreur de l’Europe touchant les coutumes de ces peuples. La vie des Turcs est pour nous l’idéal de la puissance et du plaisir, et je vois qu’ils ne sont pas seulement maîtres chez eux. — Presque tous, me répondit le consul, ne vivent en réalité qu’avec une seule femme. Les filles de bonne maison en font presque toujours une condition de leur alliance. L’homme assez riche pour nourrir et entretenir convenablement plusieurs femmes, c’est-à-dire donner à chacune un logement à part, une servante et deux vêtemens complets par année, ainsi que tous les mois une somme fixée pour son entretien, peut, il est vrai, prendre jusqu’à quatre épouses ; mais la loi l’oblige à consacrer à chacune un jour de la semaine, ce qui n’est pas toujours fort agréable. Songez aussi que les intrigues de quatre femmes, à peu près égales en droits, lui feraient l’existence la plus malheureuse, si ce n’était un homme très riche et très haut placé. Chez ces derniers, le nombre des femmes est un luxe comme celui des chevaux ; mais ils aiment mieux, en général, se borner à une épouse légitime et avoir de belles esclaves, avec lesquelles encore ils n’ont pas toujours les relations les plus faciles, surtout si leurs femmes sont d’une grande famille. — Pauvres Turcs ! m’écriai-je, comme on les calomnie ! Mais s’il s’agit simplement d’avoir çà et là des maîtresses, tout homme riche en Europe a les mêmes facilités. — Il en a de plus grande, me dit le consul. En Europe, les institutions sont farouches sur ces points-là ; mais les mœurs prennent bien leur revanche. Ici, la religion, qui règle tout, domine à la fois l’ordre social et l’ordre moral, et, comme elle ne commande rien d’impossible, on se fait un point d’honneur de l’observer. Ce n’est pas qu’il n’y ait des exceptions, cependant elles sont fort rares, et n’ont guère pu se produire que depuis la réforme. Les dévots de Constantinople furent indignés contre Mahmoud, parce qu’on apprit qu’il avait fait construire une salle de bain magnifique où il pouvait assister à la toilette de ses femmes ; mais la chose est très peu probable, et ce n’est sans doute qu’une invention des Européens.
Nous parcourions, causant ainsi, les sentiers pavés de cailloux ovales formant des dessins blancs et noirs et ceints d’une haute bordure de buis taillé ; je voyais en idée les blanches cadines se disperser dans les allées, traîner leurs babouches sur le pavé de mosaïque, et s’assembler dans les cabinets de verdure où de grands ifs se découpaient en balustres et en arcades ; des colombes s’y posaient parfois comme les âmes plaintives de cette solitude, et je songeais qu’un Turc au milieu de tout cela ne pouvait poursuivre que le fantôme du plaisir. L’Orient n’a plus ni de grands amoureux, ni de grands voluptueux même ; l’amour idéal de Medjnoun ou d’Antar est oublié des musulmans modernes, et l’inconstante ardeur de don Juan leur est inconnue. Ils ont de beaux palais sans aimer l’art, de beaux jardins sans aimer la nature, de belles femmes sans comprendre l’amour. — Je ne dis pas cela pour Méhémet-Ali, Macédonien d’origine, et qui en mainte occasion a montré l’âme d’Alexandre ; mais je regrette que son fils et lui n’aient pu rétablir en Orient la prééminence de la race arabe, si intelligente, si chevaleresque autrefois. L’esprit turc les gagne d’un côté, l’esprit européen de l’autre ; c’est un médiocre résultat de tant d’efforts !
Nous retournions au Caire après avoir visité le bâtiment du Nilomètre, où un pilier gradué, anciennement consacré à Sérapis, plonge dans un bassin profond et sert à constater la hauteur des inondations de chaque année. Le consul voulut nous mener encore au cimetière de la famille du pacha. Voir le cimetière après le harem, c’est une triste comparaison à faire ; mais, en effet, la critique de la polygamie est là. Ce cimetière, consacré aux seuls enfans de cette famille, a l’air d’être celui d’une ville. — Il y a là plus de soixante tombes, grandes et petites, neuves pour la plupart, et composées de cippes de marbre blanc. Chacun porte, soit un turban, soit une coiffure de femme, peints et dorés, ce qui donne à toutes les tombes turques un caractère de réalité funèbre ; il semble que l’on marche à travers une foule pétrifiée. Les plus importans de ces tombeaux sont drapés de riches étoffes et portent des turbans de soie et de cachemire : là l’illusion est plus poignante encore.
Il est consolant de penser que, malgré toutes ces pertes, la famille du pacha est encore assez nombreuse. Du reste, la mortalité des enfans turcs en Égypte paraît un fait aussi ancien qu’incontestable. Ces fameux mamelouks, qui dominèrent le pays si long-temps, et qui y faisaient venir les plus belles femmes du monde, n’ont pas laissé un seul rejeton.
VIII. — LES MYSTÈRES DU HAREM.
Voilà donc une illusion qu’il faut perdre encore, — les délices du harem, la toute-puissance du mari ou du maître, des femmes charmantes s’unissant pour faire le bonheur d’un seul ; — la religion ou les coutumes tempèrent singulièrement cet idéal qui a séduit tant d’Européens. Tous ceux qui, sur la foi de nos préjugés, avaient compris ainsi la vie orientale, se sont vus découragés en bien peu de temps. La plupart des Francs entrés jadis au service du pacha, qui, par une raison d’intérêt ou de plaisir, ont embrassé l’islamisme, sont rentrés aujourd’hui, sinon dans le giron de l’église, au moins dans les douceurs de la monogamies chrétienne.
Pénétrons-nous bien de cette idée que la femme mariée, dans tout l’empire turc, a les mêmes privilèges que chez nous, et qu’elle peut même empêcher son mari de prendre une seconde femme, en faisant de ce point une clause de son contrat de mariage. Et, si elle consent à habiter la même maison qu’une autre femme, elle a le droit de vivre à part, et ne concourt nullement, comme on le croit, à former des tableaux gracieux avec les esclaves sous l’œil d’un maître et d’un époux. Gardons-nous de penser que ces belles dames consentent même à chanter ou danser pour divertir leur seigneur. Ce sont des talens qui leur paraissent indignes d’une femme honnête ; — mais chacun a le droit de faire venir dans son harem des almées et des ghawasies, et d’en donner le divertissement à ses femmes. — Il faut aussi que le maître d’un sérail se garde bien de se préoccuper des esclaves qu’il a données à ses épouses, car elles sont devenues leur propriété personnelle ; et s’il lui plaît d’en acquérir pour son usage, il ferait sagement de les établir dans une autre maison, — bien que rien ne l’empêche d’user de ce moyen d’augmenter sa postérité.
Maintenant il faut que l’on sache aussi que, chaque maison étant divisée en deux parties tout-à-fait séparées, l’une consacrée aux hommes et l’autre aux femmes, il y a bien un maître d’un côté, mais de l’autre une maîtresse. Cette dernière est la mère ou la belle-mère, ou l’épouse la plus ancienne ou celle qui a donné le jour à l’aîné des enfans. — La première femme s’appelle la grande dame, et la seconde le perroquet (durrah). Dans le cas où les femmes sont nombreuses, ce qui n’existe que pour les grands, le harem est une sorte de couvent où domine une règle austère. On s’y occupe principalement d’élever les enfans, de faire quelques broderies et de diriger les esclaves dans les travaux du ménage. La visite du mari se fait en cérémonie, ainsi que celle des proches parens, et, comme il ne mange pas avec ses femmes, tout ce qu’il peut faire pour passer le temps est de fumer bravement son narghilé et de prendre du café ou des sorbets. Il est d’usage qu’il se fasse annoncer quelque temps à l’avance. De plus, s’il trouve des pantoufles à la porte du harem, il se garde bien d’entrer car c’est signe que sa femme ou ses femmes reçoivent la visite de leurs amies, et les amies restent souvent un ou deux jours...
Pour ce qui est de la liberté de sortir et de faire des visites, on ne peut guère la contester à une femme de naissance libre. Le droit du mari se borne à la faire accompagner par des esclaves ; mais cela est insignifiant comme précaution, à cause de la facilité qu’elles auraient de les gagner ou de sortir sous un déguisement, soit du bain, soit de la maison d’une de leurs amies, tandis que les surveillans attendraient à la porte. — Le masque et l’uniformité des vêtemens leur donneraient en réalité plus de liberté qu’aux Européennes, si elles étaient disposées aux intrigues. Les contes joyeux narrés le soir dans les cafés roulent souvent sur des aventures d’amans qui se déguisent en femmes pour pénétrer dans un harem. Rien n’est plus aisé, en effet ; seulement il faut dire que ceci appartient plus à l’imagination arabe qu’aux mœurs turques, qui dominent dans tout l’Orient depuis deux siècles. Ajoutons encore que le musulman n’est point porté à l’adultère, et trouverait révoltant de posséder une femme qui ne serait pas entièrement à lui.
Quant aux bonnes fortunes des chrétiens, elles sont rares. Autrefois il y avait un double danger de mort ; aujourd’hui la femme seule peut risquer sa vie, mais seulement au cas de flagrant délit dans la maison conjugale. Autrement, le cas d’adultère n’est qu’une cause de divorce et de punition quelconque.
La loi musulmane n’a donc rien qui réduise, comme on l’a cru, les femmes à un été d’esclavage et d’abjection. Elles héritent, elles possèdent personnellement, comme partout, et en dehors même de l’autorité du mari. Elles ont le droit de provoquer le divorce pour des motifs réglés par la loi. Le privilège du mari est, sur ce point, de pouvoir divorcer sans donner de raisons. Il lui suffit de dire à sa femme devant trois témoins : « Tu es divorcée », et elle ne peut dès-lors réclamer que le douaire stipulé dans son contrat de mariage. — Tout le monde sait que, s’il voulait la reprendre ensuite, il ne le pourrait que si elle s’était remariée dans l’intervalle et fût devenue libre depuis. L’histoire du hulla, qu’on appelle en Égypte musthilla, et qui joue le rôle d’épouseur intermédiaire, se renouvelle quelquefois pour les gens riches seulement. Les pauvres, se mariant sans contrat écrit, se quittent et se reprennent sans difficulté. Enfin, quoique ce soient partout les grands personnages qui, par ostentation ou par goût, usent de la polygamie, il y a au Caire de pauvres diables qui épousent plusieurs femmes afin de vivre du produit de leur travail. Ils ont ainsi trois ou quatre ménages dans la ville, qui s’ignorent parfaitement l’un l’autre. La découverte de ces mystères amène ordinairement des disputes comiques et l’expulsion du paresseux fellah des divers foyers de ses épouses, car si la loi lui permet plusieurs femmes, elle lui impose, d’un autre côté, l’obligation de les nourrir.
IX. — LA LEÇON DE FRANÇAIS.
J’ai retrouvé mon logis dans l’état où je l’avais laissé : le vieux Cophte et sa femme s’occupant à tout mettre en ordre, l’esclave dormant sur un divan, les coqs et les poules, dans la cour, becquetant du maïs, et le Barbarin, qui fumait au café d’en face, m’attendant fort exactement. Par exemple, il fut impossible de retrouver le cuisinier ; l’arrivée du Cophte lui avait fait croire sans doute qu’il allait être remplacé, et il était parti tout d’un coup sans rien dire ; — c’est un procédé très fréquent des gens de service ou des ouvriers du Caire. Aussi ont-ils soin de se faire payer tous les soirs pour pouvoir agir à leur fantaisie.
Je ne vis pas d’inconvénient à remplacer Mustapha par Mansour, et sa femme, qui venait l’aider dans la journée, me paraissait une excellente gardienne pour la moralité de mon intérieur. Seulement ce couple respectable ignorait parfaitement les élémens de la cuisine, — même égyptienne. Leur nourriture à eux se composait de maïs bouilli et de légumes découpés dans du vinaigre, et cela ne les avait conduit ni à l’art du saucier ni à celui du rôtisseur. Ce qu’ils essayèrent dans ce sens fit jeter les hauts cris à l’esclave, qui se mit à les accabler d’injures. Ce trait de caractère me déplut fort.
Je chargeai Mansour de lui dire que c’était maintenant à son tour de faire la cuisine, et que, voulant l’emmener dans mes voyages, il était bon qu’elle s’y préparât. Je ne puis rendre toute l’expression d’orgueil blessé, ou plutôt de dignité offensée, dont elle nous foudroya tous.
— Dites au sidi, répondit-elle à Mansour, que je suis une cadine (dame) et non une odaleuk (servante), et que j’écrirai au pacha, s’il ne me donne pas la position qui convient.
— Au pacha ! m’écriai-je ; mais que fera le pacha dans cette affaire ? Je prends une esclave, moi, pour me faire servir, et si je n’ai pas les moyens de payer des domestiques, ce qui peut très bien m’arriver, je ne vois pas pourquoi elle ne ferait pas le ménage, comme font les femmes dans tous les pays.
— Elle répond, dit Mansour, qu’en s’adressant au pacha, toute esclave a le droit de se faire revendre et de changer ainsi de maître ; qu’elle est de religion musulmane et ne se résignera jamais à des fonctions viles.
J’estime la fierté dans les caractères, — et puisqu’elle avait ce droit, chose dont Mansour me confirma la vérité, je me bornai à dire que j’avais plaisanté, que seulement il fallait qu’elle s’excusât envers ce vieillard de l’emportement qu’elle avait montré ; mais Mansour lui traduisit cela de telle manière que l’excuse, je crois bien, vint de son côté.
Il était clair désormais que j’avais fait une folie en achetant cette femme. Si elle persistait dans son idée, ne pouvant m’être pour le reste de ma route qu’un sujet de dépense, au moins fallait-il qu’elle pût me servir d’interprète. Je lui déclarai que, puisqu’elle était une personne si distinguée, il était bon qu’elle apprît le français pendant que j’apprendrais l’arabe. Elle ne repoussa pas cette idée.
Je lui donnai donc une leçon de langage et d’écriture ; je lui fis faire des bâtons sur le papier comme à un enfant, et je lui appris quelques mots. Cela l’amusait assez, et la prononciation du français lui faisait perdre l’intonation gutturale, si peu gracieuse dans la bouche des femmes arabes. Je m’amusais beaucoup à lui faire prononcer des phrases tout entières qu’elle ne comprenait pas, par exemple celle-ci : « Je suis une petite sauvage » qu’elle prononçait : Ze souis one bétit sovaze. Me voyant rire, elle crut que je lui faisais dire quelque chose d’inconvenant, et appela Mansour pour lui traduire la phrase. N’y trouvant pas grand mal, elle répéta avec beaucoup de grâce : « Ana (moi) ? bétit sovaze ?… mafisch (pas du tout) » Son sourire était charmant.
Ennuyée de tracer des bâtons, des pleins et des déliés, l’esclave me fit comprendre qu’elle voulait écrire (ktab) selon son idée. Je pensai qu’elle savait écrire en arabe et je lui donnai une page blanche. Bientôt je vis naître sous ses doigts une série bizarre d’hiéroglyphes, qui n’appartenaient évidemment à la calligraphie d’aucun peuple. Quand la page fut pleine, je lui fis demander par Mansour ce qu’elle avait voulu faire. — Je vous ai écrit ; lisez ! dit-elle. — Mais, ma chère enfant, cela ne représente rien. C’est seulement ce que pourrait tracer la griffe d’un chat trempé dans l’encre.
Cela l’étonna beaucoup. Elle avait cru que, toutes les fois qu’on pensait à une chose en promenant au hasard la plume sur le papier, l’idée devait ainsi se traduire clairement pour l’œil du lecteur. Je la détrompai, et je lui fis dire d’énoncer ce qu’elle avait voulu écrire, attendu qu’il fallait pour s’instruire beaucoup plus de temps qu’elle ne supposait.
Sa supplique naïve se composait de plusieurs articles. Le premier renouvelait la prétention déjà indiquée de porter un habbarah de taffetas noir, comme les dames du Caire, afin de n’être plus confondue avec les simples femmes fellahs ; le second indiquait le désir d’une robe (yalek) en soie verte, et le troisième concluait à l’achat de bottines jaunes, qu’on ne pouvait, en qualité de musulmane, lui refuser le droit de porter.
Il faut dire ici que ces bottines sont affreuses et donnent aux femmes un certain air de palmipèdes fort peu séduisant, et le reste les fait ressembler à d’énormes ballots ; — mais, dans les bottines jaunes particulièrement, il y a une grave question de prééminence sociale. Je promis de réfléchir sur tout cela.
X. — CHOUBRAH.
Ma réponse lui paraissant favorable, l’esclave se leva en frappant les mains et en répétant à plusieurs reprises : El fil ! el fil ! — Qu’est-ce que cela ? dis-je à Mansour. — La sitti (dame), me dit-il après l’avoir interrogée, voudrait aller voir un éléphant dont elle a entendu parler, et qui se trouve au palais de Méhémet-Ali, à Choubrah.
Il était juste de récompenser son application à l’étude, et je fis appeler les âniers. — La porte de la ville, du côté de Choubrah, n’était qu’à cent pas de notre maison. C’est encore une porte armée de grosses tours qui datent du temps des croisades. On passe ensuite sur le pont d’un canal qui se répand à gauche, en formant un petit lac entouré d’une fraîche végétation. Des casins, cafés et jardins publics profitent de cette fraîcheur et de cette ombre. Le dimanche, on y rencontre beaucoup de Grecques, d’Arméniennes et de dames du quartier franc. Elles ne quittent leurs voiles qu’à l’intérieur des jardins, et là encore on peut étudier les races si curieusement contrastées du Levant. — Plus loin, les cavalcades se perdent sous l’ombrage des allées de Choubrah, la plus belle qu’il y ait au monde assurément. Les sycomores et les ébéniers, qui l’ombragent sur une étendue d’une lieue, sont tous d’une grosseur énorme, et la voûte que forment leurs branches est tellement touffue, qu’il règne sur tout le chemin une sorte d’obscurité, relevée au loin par la lisière ardente du désert, qui brille à droite au-delà des terres cultivées. A gauche, c’est le Nil, qui côtoie de vastes jardins pendant une demi-lieue, jusqu’à ce qu’il vienne border l’allée elle-même et l’éclaircir du reflet pourpré de ses eaux. Il y a un café orné de fontaines et de treillages, situé à mi-chemin de Choubrah, et très fréquenté des promeneurs. Des champs de maïs et de cannes à sucre, et çà et là quelques maisons de plaisance, continuent à droite, jusqu’à ce qu’on arrive à de grands bâtimens qui appartiennent au pacha.
C’était là qu’on faisait voir un éléphant blanc donné à son altesse par le gouvernement anglais. Ma compagne, transportée de joie, ne pouvait se lasser d’admirer cet animal, qui lui rappelait son pays, et qui, même en Égypte, est une curiosité. Ses défenses étaient ornées d’anneaux d’argent, et le cornac lui fit faire plusieurs exercices devant nous. Il arriva même à lui donner des attitudes qui me parurent d’une décence contestable, et comme je faisais signe à l’esclave, voilée, mais non pas aveugle, que nous en avions assez vu, un officier du pacha me dit avec gravité : Aspettate… è per ricreare le donne (Attendez, c’est pour divertir les femmes). — Il y en avait là plusieurs qui n’étaient, en effet, nullement scandalisées, et qui riaient aux éclats.
C’est une délicieuse résidence que Choubrah. Le palais de Méhémet-Ali, assez simple et de construction ancienne, donne sur le Nil, en face de la plaine d’Embabeh, si fameuse par la déroute des mamelouks. Du côté des jardins, on a construit un kiosque dont les galeries, peintes et dorées, sont de l’aspect le plus brillant. Là, véritablement, est le triomphe du goût oriental.
On peut visiter l’intérieur, où se trouvent des volières d’oiseaux rares, des salles de réception, des bains, des billards, et en pénétrant plus loin, dans le palais même, on retrouve ces salles uniformes décorées à la turque, meublées à l’européenne, qui constituent partout le luxe des demeures princières. Des paysages sans perspective peints à l’œuf, sur les panneaux et au-dessus des portes, tableaux orthodoxes, où ne paraît aucune créature animée, — donnent une triste idée de l’art égyptien. Toutefois les artistes se permettent quelques animaux fabuleux, hippogriffes et sphinx. En fait de batailles, ils ne peuvent représenter que les sièges et combats maritimes ; des vaisseaux dont on ne voit pas les marins luttent contre des forteresses où la garnison se défend sans se montrer ; les feux croisés et les bombes semblent partir d’eux-mêmes, le bois veut conquérir les pierres, l’homme est absent. — C’est pourtant le seul moyen qu’on ait eu de représenter les principales scènes de la campagne de Grèce d’Ibrahim. Au-dessus de la salle où le pacha rend la justice, on lit cette belle maxime : « Un quart d’heure de clémence vaut mieux que soixante-dix heures de prière. »
Nous sommes redescendus dans les jardins. Que de roses, grand Dieu ! Les roses de Choubrah, c’est tout dire en Égypte ; celles du Fayoum ne servent que pour l’huile et les confitures. Les bostangis venaient nous en offrir de tous côtés. Il y a encore un autre luxe chez le pacha, c’est qu’on ne cueille ni les citrons ni les oranges, pour que ces pommes d’or réjouissent le plus long-temps possible les yeux du promeneur. Chacun peut, du reste, les ramasser après leur chute. — Mais je n’ai rien dit encore du jardin. On peut critiquer le goût des Turcs dans les intérieurs, leurs jardins sont inattaquables. Partout des vergers, des berceaux et des cabinets d’ifs qui rappellent le style de la renaissance ; c’est le paysage du Décaméron. Il est probable que les premiers modèles ont été créés par des jardiniers italiens. On n’y voit point de statues, mais les fontaines sont d’un goût ravissant.
Un pavillon vitré, qui couronne une suite de terrasses étagées en pyramide, se découpe sur l’horizon avec un aspect tout féerique. Le calife Haroun n’en eut jamais sans doute de plus beau ; mais ce n’est rien encore. On redescend après avoir admiré le luxe de la salle intérieure et les draperies de soie qui voltigent en plein air parmi les guirlandes et les festons de verdure ; on suit de longues allées bordées de citronniers taillés en quenouille, on traverse des bois de bananiers dont la feuille transparente rayonne comme l’émeraude, et l’on arrive à l’autre bout du jardin à une salle de bains trop merveilleuse et trop connue pour être ici longuement décrite. C’est un immense bassin de marbre blanc, entouré de galeries soutenues par des colonnes d’un goût byzantin, avec une haute fontaine dans le milieu, d’où l’eau s’échappe par des gueules de crocodiles. Toute l’enceinte est éclairée au gaz, et dans les nuits d’été, le pacha se fait promener sur le bassin dans une cange dorée dont les femmes de son harem agitent les rames. Ces belles dames s’y baignent aussi sous les yeux de leur maître, mais avec des peignoirs en crêpe de soie, — le Coran, comme nous savons, ne permettant pas les nudités.
XI. — LES AFRITES.
Il ne m’a pas semblé indifférent d’étudier dans une seule femme d’Orient le caractère probable de beaucoup d’autres, mais je craindrais d’attacher trop d’importance à des minuties. Cependant qu’on imagine ma surprise lorsqu’en entrant un matin dans la chambre de l’esclave, je trouvai une guirlande d’oignons suspendus en travers de la porte, et d’autres oignons disposés avec symétrie au-dessus de la place où elle dormait. Croyant que c’était un simple enfantillage, je détachai ces ornemens peu propres à parer la chambre, et je les envoyai négligemment dans la cour ; mais voilà l’esclave qui se lève furieuse et désolée, s’en va ramasser les oignons en pleurant et les remet à leur place avec de grands signes d’adoration. Il fallut, pour s’expliquer, attendre l’arrivée de Mansour. Provisoirement je recevais un déluge d’imprécations dont la plus claire était le mot pharaôn ! je ne savais trop si je devais me fâcher ou la plaindre. Enfin Mansour arriva, et j’appris que j’avais renversé un sort, que j’étais cause des malheurs les plus terribles qui fondraient sur elle et sur moi. — Après tout, dis-je à Mansour, nous sommes dans un pays où les oignons ont été des dieux ; si je les ai offensés, je ne demande pas mieux que de le reconnaître. Il doit y avoir quelque moyen d’apaiser le ressentiment d’un oignon d’Égypte ! Mais l’esclave ne voulait rien entendre et répétait en se tournant vers moi : « Pharaôn ! » Mansour m’apprit que cela voulait dire « un être impie et tyrannique », je fus affecté de ce reproche, mais bien aise d’apprendre que le nom des anciens rois de ce pays était devenu une injure. Il n’y avait pas de quoi s’en fâcher pourtant ; — on m’apprit que cette cérémonie des oignons était générale dans les maisons du Caire à un certain jour de l’année ; cela sert à conjurer les maladies épidémiques.
Les craintes de la pauvre fille se vérifièrent en raison probablement de son imagination frappée. Elle tomba malade assez gravement, et, quoi que je pusse faire, elle ne voulut suivre aucune prescription de médecin. Pendant mon absence, elle avait appelé deux femmes de la maison voisine en leur parlant d’une terrasse à l’autre, et je les trouvai installées près d’elle qui récitaient des prières, et faisaient, comme me l’apprit Mansour, les conjurations contre les afrites ou mauvais esprits. Il paraît que la profanation des oignons avait révolté ces derniers, et qu’il y en avait deux spécialement hostiles à chacun de nous, dont l’un s’appelait le Vert, et l’autre le Doré.
Voyant que le mal était surtout dans l’imagination, je laissai faire les deux femmes, qui en amenèrent enfin une autre très vieille. C’était une santone renommée. Elle apportait un réchaud qu’elle posa au milieu de la chambre, et où elle fit brûler une pierre qui me sembla être de l’alun. Cette cuisine avait pour objet de contrarier beaucoup les afrites, — que les femmes voyaient clairement dans la fumée, et qui demandaient grâce. Mais il fallait extirper tout à fait le mal ; on fit lever l’esclave, et elle se pencha sur la fumée, ce qui provoqua une toux très forte ; pendant ce temps, la vieille lui frappait le dos, et toutes chantaient d’une voix traînante des prières et des imprécations arabes.
Mansour, en qualité de chrétien cophte, était choqué de toutes ces pratiques ; mais, si la maladie provenait d’une cause morale, quel mal y avait-il à laisser agir un traitement analogue ? Le fait est que, dès le lendemain, il y eut un mieux évident, et la guérison s’ensuivit.
L’esclave ne voulut plus se séparer des deux voisines qu’elle avait appelées, et continuait à se faire servir par elles. L’une s’appelait Cartoum, et l’autre Zabetta. Je ne voyais pas la nécessité d’avoir tant de monde dans la maison, et je me gardais bien de leur offrir des gages ; mais elle leur faisait des présens de ses propres effets ; et, comme c’étaient ceux qu’Abd-el-Kérim lui avait laissés, il n’y avait rien à dire ; toutefois il fallut bien les remplacer par d’autres, et en venir à l’acquisition tant souhaitée du habbarah et du yalek.
La vie orientale nous joue de ces tours ; tout semble d’abord simple, peu coûteux, facile. Bientôt cela se complique de nécessités, d’usages, de fantaisies, et l’on se voit entraîné à une existence pachalesque, qui, jointe au désordre et à l’infidélité des comptes, épuise les bourses les mieux garnies. J’avais voulu m’initier quelque temps à la vie intime de l’Égypte ; mais peu à peu je voyais tarir les ressources futures de mon voyage. « Ma pauvre enfant, dis-je à l’esclave en lui faisant expliquer la situation, si tu veux rester au Caire, tu es libre. »
Je m’attendais à une explosion de reconnaissance.
— Libre ! dit-elle, et que voulez-vous que je fasse ? Libre ! mais où irais-je ? Revendez-moi plutôt à Abd-el-Kérim !
— Mais, ma chère, un Européen ne vend pas une femme ; recevoir un tel argent, ce serait honteux.
— Eh bien ! dit-elle en pleurant, est-ce que je puis gagner ma vie, moi ? Est-ce que je sais faire quelque chose ?
— Ne peux-tu pas te mettre au service d’une dame de ta religion ?
— Moi, servante ? Jamais. Revendez-moi : je serai achetée par un muslim, par un cheik, par un pacha peut-être. Je puis devenir une grande dame ! Vous voulez me quitter... menez-moi au bazar.
Voilà un singulier pays où les esclaves ne veulent pas de la liberté !
Je sentais bien, du reste, qu’elle avait raison, et j’en savais déjà assez sur le véritable état de la société musulmane, pour ne pas douter que sa condition d’esclave ne fût très supérieure à celle des pauvres Égyptiennes employées aux travaux les plus rudes, et malheureuses avec des maris misérables. Lui donner la liberté, c’était la vouer à la condition la plus triste, peut-être à l’opprobre, et je me reconnaissais moralement responsable de sa destinée. « Puisque tu ne veux pas rester au Caire, lui dis-je enfin, il faut me suivre dans d’autres pays.
— Ana enté sava-sava (partons tous les deux) ! » me dit-elle, — et nous ne tardâmes pas à nous embarquer sur la branche du Nil qui conduit du Caire à Damiette.
Je quitte avec regret cette vieille cité du Caire, où j’ai retrouvé les dernières traces du génie arabe, et qui n’a pas menti aux idées que je m’en étais formées d’après les récits et les traditions de l’Orient. Je l’avais vue tant de fois dans les rêves de la jeunesse, qu’il me semblait y avoir séjourné dans je ne sais quel temps, — je reconstruisais mon Caire d’autrefois au milieu des quartiers déserts ou des mosquées croulantes ! Il me semblait que j’imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ; j’allais, je me disais : — En détournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose... et la chose était là, ruinée, mais réelle.
N’y pensons plus. Ce Caire-là gît sous la cendre et la poussière ; l’esprit et les progrès modernes en ont triomphé comme la mort. Encore quelques mois, et les rues européennes auront coupé à angles droits la vieille ville poudreuse et muette qui croule en paix sur les pauvres fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s’accroît, c’est le quartier des Francs, la ville des Italiens, des Provençaux et des Maltais, l’entrepôt futur de l’Inde anglaise. L’Orient achève d’user ses vieux costumes, ses vieux palais, ses vieilles mœurs, mais il est à son dernier jour ; il peut dire comme un de ses sultans : « Le sort a décoché sa flèche ; c’est fait de moi, je suis passé ! » Ce que le désert protège encore, en l’enfouissant peu à peu dans ses sables, c’est, hors des murs du Caire, la ville des morts, la vallée des califes, qui semble, comme Herculanum, avoir abrité des générations disparues, et dont les palais, les arcades et les colonnes, les marbres précieux, les intérieurs peints et dorés, les enceintes, les dômes et les minarets, multipliés avec folie, n’ont jamais servi qu’à recouvrir des cercueils. Ce culte de la mort est un trait éternel du caractère de l’Égypte ; il sert du moins à protéger et à transmettre au monde l’éblouissante histoire de son passé.
GÉRARD DE NERVAL.
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