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LETTRE À AUGUSTE CAVÉ

Nerval a quitté la maison de santé de la rue de Picpus le 16 mars 1841, mais une rechute le 21 rend nécessaire un nouvel internement, chez le Dr Esprit Blanche, à Montmartre. De là, il écrit à Auguste Cavé, directeur de la section des Beaux-Arts au ministère de l'Intérieur, pour solliciter une mission à caractère « artistique et archéologique » qui le conduirait d’abord dans le nord de la France et en Belgique, puis dans le sud de la France. C’est l'itinéraire de ce second voyage projeté qui figure en haut à gauche du feuillet de la Généalogie. Nerval développe la conception de l’histoire des origines de la France à la fois sur le plan linguistique et ethnique qui justifie à ses yeux la recherche qu’il veut entreprendre. De telles spéculations peuvent paraître aujourd’hui surprenantes, voire délirantes, mais il faut les replacer dans le contexte des perspectives historiques contemporaines, en regard de l’étude sur les Mérovingiens d’Augustin Thierry, et plus encore du Précis de l'histoire de France jusqu'à la Révolution Française de Michelet, publié en 1833. Dans la préface à une édition ultérieure, Michelet rappelle l’état d’exaltation dans lequel il se trouvait au moment où il conçut son œuvre : « […] On avait par exemple épelé, déchiffré l’Égypte, fouillé ses tombes, non retrouvé son âme […] Moi, je l’ai prise au cœur d’Isis, dans la douleur du peuple, l’éternel deuil et l’éternelle blessure de la famille du fellah, dans sa vie incertaine, dans les captivités, dans les razzias d’Afrique […] c’est l’éternelle Passion de tant de dieux (Osiris, Adonis, Iacchus, Athis, etc). Que de Christs, et que de Calvaires ! que de complaintes funèbres ! Que de pleurs sur tout le chemin ! » Étrange fraternité dans la compassion pour les grands vaincus du destin dont Nerval mentionnera lui aussi les noms dans Les Chimères, et dans la reviviscence visionnaire et tragique de l’histoire des peuples, telle qu’il en retrace la vision cauchemardesque dans la version primitive d’Aurélia

 

31 mars 1841

Monsieur,

Je devais vous envoyer il y a huit jours, une lettre pour M. le ministre de l'Intérieur, afin que vous puissiez demander les fonds nécessaires à un petit voyage dont je vous ai dit le plan. Peut-être avez-vous pensé, depuis, que ma santé m'obligerait à reculer mon projet; heureusement je crois avoir triomphé de la maladie. M. Blanche, mon excellent médecin, pensera sans doute comme moi qu'un voyage de deux ou trois mois ne peut qu'achever de consolider ma guérison en m'offrant un travail qui ne demande pas une attention soutenue, et qui portera surtout sur l'examen des peintures, tombeaux, armes et médailles que je rencontrerai dans plusieurs provinces, où j'ai des parents et des amis nombreux.

La question de temps importe beaucoup selon moi, car il est des pays que j'ai besoin de visiter particulièrement en cette saison. Je serais bien aise aussi de pouvoir prendre les eaux du Mont-D’Or, ce qui m'arrêterait en Auvergne pendant un mois […] Voici à peu près quel serait mon itinéraire: Beauvais, Amiens, Arras et Lille, Gand, Bruxelles, Liège, Namur, Reims, Soissons, &c.

Ceci est pour le premier mois. Je reviendrais à Paris prendre des renseignements et donner un premier résultat.

De Paris, j'irais à Clermont par le Poitou, ou par l'Orléanais que je connais moins. Ainsi, Paris-Orléans, Bourges, Limoges, Périgueux, Bordeaux, Agen, Nérac, Pau, Carcassonne, &c. (ces dernières villes surtout m'offriront des documents à peu près inconnus à Paris), Toulouse, Montpellier, Nîmes, Arles, Avignon, Grenoble, Chambéry, Genève, Besançon, Nancy, Troyes. Je réserverai la Bretagne pour une autre tournée.

C'est comme je vous l'ai dit l'histoire des deux races gothiques ou wisigothiques et austro-gothiques que j'espère poursuivre complètement dans ces diverses provinces; c'est l'antique croix de Lorraine tracée à travers la France par les fils de Charlemagne, et qui peut nous servir à reconnaître nos frères d'origine en Allemagne, en Russie, en Orient, et surtout encore dans l'Espagne et dans l'Afrique, puisque là sont nos intérêts immédiats. L'étude que j'ai faite depuis quinze ans des histoires et des littératures orientales m'aidera à démontrer dans les patois mêmes de nos provinces celtiques des affinités extraordinaires avec les langues portugaises, arabes (de Constantine), franques, slaves et même avec le persan et l'hindoustani.

Du reste ce sont là des travaux spéciaux qui voudraient de longues recherches et que je me contenterai d'indiquer à de plus savants. Pour vous, Monsieur, pour la direction des Beaux-Arts, j'espère réussir à retrouver les premiers monuments des migrations celtiques dans l'Egypte, dans la Perse et dans la presqu'île des Indes, où sont encore quelques-uns de nos comptoirs.

Le Cantal d'Auvergne correspond au Cantal des monts Himalaya. Les mérovingiens sont des Indous, des Persans et des Troyens. Le peu de statues et de portraits que nous possédons à Paris l'indique suffisamment. Mais les premiers rois de Gothie et d'Aquitaine, ceux qui ont régné quatre cents ans avant toute histoire de France (depuis J.C.) sur les meilleures provinces de la vieille France, ceux que nos premiers historiens poètes faisaient remonter à la race des Troyens et des Carthaginois, quels sont leurs noms, leurs monuments, leur descendance directe? L'Auvergne et l'ancienne Navarre en gardent encore le secret. Rama, Annibal, Roland et Duguesclin ont traversé les Pyrénées plus heureusement que les derniers Bourbons et que Napoléon lui-même, et la maison de Castille gouvernait et défendait des deux mains la Navarre Française et la Navarre espagnole. Ces rapports, ces migrations, ces filiations ne sont-ils pas bien importants à définir, du moins avec plus de soin et d'étude qu'on ne l'a fait jusqu'à présent. Je suis moi-même originaire de ces pays, j'en sais presque les divers dialectes ou du moins je les retrouve par le grec et l'allemand; vous comprendrez donc, Monsieur, combien une pareille mission m'intéresse et combien je me sens digne de la remplir. Dites bien tout cela à M. le Ministre et dites-lui aussi que si je demande quelque chose au gouvernement, c'est pour ne point perdre de temps à vaincre des difficultés, à remplir des programmes d'éditeur, enfin pour faire dans ma sphère et selon mon intelligence quelque chose qui soit utile. Au besoin j'emmènerai un second compagnon, car je doute de pouvoir rencontrer partout des dessinateurs ou des linguistes intelligents. Il me semble que M. de Villemain ferait de son côté ce qu'il faudrait pour favoriser cet arrangement. Dans tous les cas nous n'aurions à nous en occuper qu'à mon retour de Bruxelles. Pardon de vous écrire une si longue lettre, Monsieur, mais elle est pour vous; croyez du reste que je me bornerai à faire de mon mieux ce qui pourra servir à quelque chose et qui me sera demandé.

Votre bien dévoué serviteur

Gérard de Nerval.

 

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