21 et 28 septembre 1839 — Lettre VI. À Madame Martin (du Nord) à Ostende, dans le recueil collectif intitulé  Lettres aux belles femmes de Paris et de la province publié en volume, Paris 1840, p. 36-45, non signée.

Nerval se trouvait en bonne compagnie en contribuant au recueil des « Lettres » aux belles femmes de Paris : ses amis Gautier, Balzac, Hugo, Houssaye, Méry, Karr, Janin, y participaient aussi.

La teneur de cette lettre fictive, datée de Wiesbaden, 15 septembre 1839, s’inspire des impressions du voyage en Allemagne de 1838, et tout particulièrement du séjour à Francfort et de l’excursion au village de Dornshausen. Ces impressions de voyage seront publiées en trois livraisons, sous le titre Allemagne du Nord I,II et III au cours du mois de juillet 1840 dans La Presse.

La contribution de Nerval, sautant du coq à l’âne avec virtuosité, est déjà un modèle de son écriture de fantaisiste excentrique qui fera le charme du feuilleton des Faux Saulniers en 1850.

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LETTRE VI.

 

À MADAME MARTIN (DU NORD),

À OSTENDE.

 

Madame,

Vous devez bien maudire en ce moment cette cruelle politique, dont les combinaisons nuageuses vous retiennent à Ostende sous prétexte de bains de mer. Qu’en disent vos charmantes amies ou ennemies ministérielles, Mme Thiers, Mme Rosamel, Mme de Montalivet, enchaînées comme vous sur ce triste rivage ? Mme Thiers, qui revient d’Italie, doit vous avoir appris qu’Ostende est la Civita-Vecchia du Nord, une triste ville aux maisons alignées peintes en citron et en vert pomme, avec des fossés baignés d’une eau de mer bourbeuse, une campagne, autour, sans arbres et presque sans verdure, et, pour toutes constructions d’agrément, un pavillon de bains fort peu splendide, et un phare de cent cinquante pieds d’où la vue est complètement la même au sommet qu’à la base à cause de l’extrême platitude de tout le pays ; un ciel grisâtre presque toujours, qui se reflète naturellement dans une mer grisâtre ; pour toute promenade une longue jetée encombrée de spectateurs assis dont l’unique récréation est de contempler les hardis baigneurs vêtus en malades de l’Hôtel-Dieu et coiffés de toile cirée, qui se lancent prudemment contre un flot non impétueux ; ou bien, le soir, les enfants de la ville qui s’en vont détacher des moules aux solives des estacades. Voilà bien Ostende et ses plaisirs, n’est-ce pas ? Mais la reine de Belgique, la blanche souveraine du Brabant, embellit cette plage aride et vient répandre tous les jours ses cheveux d’or dans les flots verts, comme une naïade de Rubens.

Imaginez pourtant qu’un enchanteur, ou une ligne de chemin de fer bien directe, ou un ballon-Green, vous transporte tout à coup au sein de la riante vallée de Viesbaden, où nous prenons des eaux de terre, non moins diplomatiques peut-être que les vôtres : et quelle ravissante surprise vous éprouveriez, madame, quelle décoration d’Opéra, après un spectacle mesquin qui rappelle les tableaux mécaniques de M. Pierre ! Quelle joie, quelle fraîcheur et quelle santé surtout ! De grâce, venez ici, dussiez-vous compromettre l’alliance anglaise et faire triompher toute l’élégante et discrète diplomatie russe, qui prend de plus en plus goût, chaque année, aux eaux innocentes de ce pays.

Je vous dirai que le célèbre Chabert, en se transportant de Bade à Viesbaden, a voulu marquer sa venue par des embellissements qui sont des merveilles : la maison de conversation est transformée en palais, cette grande salle de l’an passé, ornée en style de Pompéia, avec ses colonnes corinthiennes, ses éternelles draperies rouges à franges d’or, ses lyres et ses rosaces académiques, est devenue tout bonnement une galerie de Fontainebleau ou de Chambord. Le nouveau grand-duc de Nassau en est jaloux et se promet de faire restaurer bientôt dans le même style son Versailles de Hombourg ; mais je doute que ce souverain puisse lutter d’éclat avec Chabert, l’ancien garçon limonadier de Strasbourg, enrichi par la ferme des jeux de Baden-Baden. Chabert et Bénazet sont les vrais souverains de Nassau et de Bade, et achèteront quand ils voudront tout le gouvernement, les ministres, les chambres et les deux électorats de Hesse par-dessus le marché. Il est vrai qu’ils ne pourront acheter Francfort, cette riche enclave du duché de Nassau. Francfort, la ville des juifs, le berceau des Rothschild, se rit des millions de la rouge et de la noire ; sa banque et ses jeux, à elle, lui rapportent bien davantage.

Je vous parle de Viesbaden et de Francfort sa voisine quand c’est de la France et de Paris que vous voudriez des nouvelles. Mais Paris est ici, je vous le jure ; je veux dire tout ce qu’il y avait cet hiver de brillant, de spirituel, d’illustre et de charmant dans cette ville abandonnée. Paris a seulement gardé ses maisons, son Pont-Neuf, sa garde nationale, et quoi encore ?... le ruisseau de la rue Saint-Honoré, comme disait Mme de Staël. Quant à la France, si, dans le sein de cette vieille Franconie aux âpres forêts de sapins, vous en voulez de temps en temps retrouver une douce image, à quelques lieues de Viesbaden, vous pourrez avoir ce plaisir. Par exemple, un matin vous montez en calèche et vous dites seulement qu’il vous plaît d’aller à Dornshausen (comme vous êtes française vous prononcez Tournesauce, et l’accent allemand de ce mot est parfaitement rendu) : dans la journée vous pouvez descendre au village de ce nom ; la route est une délicieuse promenade. Or, savez-vous ce que c’est que ce village au nom si franchement allemand et si bizarrement français à la fois ? Ce village, madame, est habité par les descendants des familles protestantes exilées par Louis XIV. Dornshausen leur fut donné à cette époque par le prince électeur de Nassau, et ils sont restés, eux et leur lignée, dans cet asile austère et calme comme leur résignation et leur piété. Ce village est tout français encore, car les habitants ne se sont jamais mariés qu’entre eux, et le beau langage du 17e siècle s’est transmis à ceux d’aujourd’hui dans toute sa pureté. Vous peindrez-vous notre surprise en entendant des petits enfants jouant sur la place de l’église qui parlaient entre eux la langue de Saint-Simon et se servaient sans le savoir des tours surannés du grand siècle. Nous en fûmes tellement ravis que, voulant mieux les entendre parler, nous arrêtâmes une marchande de gâteaux pour leur distribuer toute sa provision. Après le partage ils se remirent à jouer bruyamment sur la place, et la marchande nous dit : « Vous leur avez fait tant de joie que les voilà qui courent présentement comme des harlequins. » Veuillez remarquer, madame, que le nom d’Arlequin s’écrivait ainsi du temps de Louis XIV, avec un h aspiré, comme on peut le voir notamment dans la Comédie des comédiens de Scudéri.

Cela n’est-il pas une merveilleuse rencontre, et qui vaut tout le voyage ? Je dois ajouter malheureusement que cette population française de Dornshausen n’est pas brillante, bien qu’elle ait donné le jour à M. Ancillon, le diplomate de Berlin. Les Allemands que nous rencontrions en nous y rendant nous disaient :  « Vous allez entrer dans le pays des bossus ! » Il est vrai que jamais nous ne vîmes plus de bossus que dans ce canton ; cette race, qui ne s’est point mélangée, est grêle et rachitique comme la noblesse espagnole, qui de même ne se marie qu’entre elle. Les familles de Francfort prennent des servantes à Dornshausen afin d’apprendre le français à leurs enfants. Le grand souvenir de la révocation de l’édit de Nantes et d’une si noble transmission d’héritage aboutit à cette vulgaire spécialité.

Un grand écrivain qui voyage incognito sous un nom de terre de sa famille, inconnu même à ses admirateurs, nous apporte à l’instant des nouvelles de Paris. Nous lui avons promis le secret sur sa présence à Viesbaden, et ce secret ne risque rien, car nous sommes ici beaucoup de monde pour le garder. Il a voulu admirer avant l’hiver toutes ces magnifiques villes des bords du Rhin, presque orientales avec leurs minarets, leurs tours rougeâtres et leurs vastes coupoles d’étain. Mannheim, Spire, Mayence, Cologne, lui ont déroulé leurs souvenirs romanesques et les trois dernières surtout l’ont reçu comme un poëte aimé des muses sévères de la Germanie. Les héros de Nibelungen en ont tressailli dans leurs cercueils, ainsi que tous leurs écussons attachés aux colonnes des cathédrales. Le vieux Charlemagne l’attend à Aix-la-Chapelle et lui ouvrira son tombeau...

... Et maintenant, silence !

On nous dit que Paris (le Paris resté dans ses maisons et dans son ruisseau), que ce centre des arts et des belles manières partage en ce moment son admiration entre le daguerréotype et la ménagerie de Van-Amburg. Cela ne nous étonne pas de la part du Paris en question. Pour nous, qui préférons la nature de Cabat et de Decamps à la nature prise sur le fait de M. Daguerre, nous ne voyons dans cette invention qu’une sœur cadette du physionotype, dont on ne parle plus guère. Quant aux animaux de M. Van-Amburg, personne de nous ne songe à hâter son retour pour les aller voir. La foire de Francfort, qui se tient dans ce moment-ci, nous offre des merveilles du même genre pour 3 kreutzers (prononcez kretch, ou kritch, ou krotch) par personne. Seulement, nous devons avouer que les terribles animaux, tigres, hyènes, lions que les bateleurs allemands exposent à notre curiosité et à notre effroi, sont transportés de ville en ville dans de simples paniers, et ne sont contenus, à l’égard du spectateur, que par des cordes assez frêles. L’humble Van-Amburg qui les fait voir dans une baraque de toile ne songe guère à garnir son théâtre des énormes barreaux de fer qui ne rassurent qu’à peine, dit-on, le bon public de la Porte-Saint-Martin.

D’ailleurs, il paraîtrait qu’en Allemagne on est habitué depuis longtemps à voir sur les places publiques des animaux apprivoisés : le hasard m’a fait lire, il y a quelques jours, une nouvelle de Goëthe intitulée, je crois, Le Dompteur d’animaux. C’est un charmant récit dont je ne peux vous donner ici qu’une faible idée. Une princesse allemande a l’idée, pendant que son mari est à la chasse, d’aller, en compagnie de son oncle et d’un écuyer nommé Honorio, visiter les ruines du vieux château de sa famille, qu’on vient de déblayer et de réparer tout nouvellement. Pendant le trajet l’oncle raille agréablement cette mode exagérée des souvenirs du moyen âge qui, à l’époque où la nouvelle de Goëthe a été écrite, avait envahi toute l’Allemagne. On a besoin, pour arriver au château, de traverser une petite ville, qui ce jour est toute en fête. La princesse, à cheval ainsi que toute sa suite, traverse la grande place, et remarque, entre autres curiosités exposées à la foule, un grand tableau qui représente un lion et un tigre domptés par un enfant. Elle n’éprouve pas l’envie d’entrer dans la baraque, mais elle demande quels sont les gens qui font voir ce spectacle ; et on lui apprend que c’est une pauvre famille morlaque qui elle-même a pris les animaux et les a dressés. La princesse leur fait donner quelque argent et reprend son chemin vers le vieux château, situé à peu de distance sur une montagne. Les chevaux n’arrivent pas sans peine au sommet ; mais là une vue magnifique dédommage les promeneurs de leurs fatigues. L’oncle a apporté une longue-vue, et la dirige vers la petite ville où se tenait la fête. Pendant quelques instants une sorte de nuage semble cacher le point qu’il cherche, puis tout à coup le vieillard se récrie, donne la lunette à sa nièce : la ville est en feu. Ici Goëthe a placé une magnifique description de cet incendie, en plein jour, de la fête désolée, du peuple qui fuit, de cette terrible catastrophe que la lunette seule peut leur faire apercevoir.

Un noble courage porte la princesse à se rendre aussitôt vers le lieu du désastre. Sa suite essaie en vain de la retenir : elle part au galop de son cheval, et peu de temps après elle s’égare dans les détours du bois de sapins qui revêt la montagne. Tout à coup son cheval recule : c’est un tigre énorme qui sort des broussailles ! La princesse jette des cris d’effroi. Heureusement Honorio l’écuyer les entend : il s’élance à bas de son cheval et tire un coup de pistolet qui atteint le tigre à la tête. L’animal se roule à terre en hurlant, et bientôt le jeune écuyer, tout fier de son exploit, achève le tigre mourant avec son couteau de chasse, et s’occupe à lui couper la tête afin d’offrir à sa maîtresse le trophée de sa victoire.

En se relevant tout radieux dans cette chevaleresque intention, il aperçoit un vieillard, une femme et un enfant qui se jettent en pleurant aux pieds de la princesse. — Hélas ! s’écrient ces malheureux, votre écuyer a fait là une belle prouesse ! le pauvre tigre était doux comme un agneau et lui aurait léché les mains. Et maintenant voici notre gagne-pain perdu ! nous n’en retrouverons plus un autre si docile et si beau ! — Et les vieilles gens continuent à pleurer, et l’enfant se précipite sur le corps du tigre, qu’il embrasse avec des sanglots.

La pauvre famille morlaque explique alors comment, l’incendie ayant gagné leur baraque, les animaux s’étaient enfuis dans la bagarre, et il y a encore le lion qui n’est pas retrouvé. Cependant la suite de la princesse s’est ralliée près d’elle, et le majordome, tout effaré, vient raconter qu’un énorme lion a passé près d’eux et s’est réfugié au sommet de la montagne, dans les ruines du château. On lui a tiré des coups de fusil sans l’atteindre ; maintenant il faut réunir les paysans et faire une battue ; il faut donner la chasse au monstre et sauver ainsi le pays.

— Il n’est pas besoin de tant de bruit et de tumulte, dit le vieillard morave. N’allez-vous pas encore nous tuer le pauvre lion ? Restez en repos : cet enfant que voilà va monter vers le château et ramènera le lion, qu’il attachera avec cette corde. Seulement, qu’on ne fasse aucun bruit pour ne pas effrayer l’animal.

La princesse a peur que l’enfant ne soit exposé dans cette entreprise, mais le père la rassure : ne tremblerait-il pas le premier ? Son fils a d’ailleurs tout ce qu’il faut pour cette chasse. Il tire de sa poche une flûte et se met à jouer un air religieux, pendant que le père et la mère, agenouillés, chantent les paroles d’un hymne qui célèbre l’histoire biblique de Daniel dans la fosse aux lions.

L’enfant monte toujours, et les sons de l’instrument s’affaiblissent peu à peu ; mais, à mesure, la voix de la pauvre famille chrétienne s’élève en célébrant la puissance de Dieu qui donne la force à l’homme et à l’enfant et qui leur assure la victoire sur les animaux rebelles. Rien n’est beau comme les paroles de cet hymne, qui ne se termine que lorsque l’enfant s’est rendu maître du lion, arrêté par les sons de la flûte. La dernière strophe termine la nouvelle de Goëthe de cette façon vague et poétique qui est familière à son talent.

Ne trouvez-vous pas, madame, que cette histoire doit être pleine de charme et d’intérêt ? Je regrette que les bornes de cette lettre m’aient empêché de vous en donner une version plus complète. Au moins ceci prouve-t-il que les Van-Amburg et les Martin ne sont point si rares qu’on le pense généralement à Paris.

On nous apprend encore qu’en ce moment Paris expose à la fois ses prix de Rome, son concours de sculpture et les merveilles de ses serres et de ses potagers. On parle de dahlias magnifiques ; car, cette année, à Paris, le Dahlia a détrôné l’Hortensia de l’Empire et le Camélia de la Restauration, c’est la fleur à la mode ; et nous verrons au premier jour nos lions la porter à la boutonnière, bien qu’à la couleur près, les beaux dahlias soient presque de la dimension d’un soleil.

Les maraîchers de la banlieue ont exposé des légumes prodigieux, des choux colossaux (ou colossals), des concombre auxquels une culture intelligente est parvenue à donner le profil exact de Napoléon, des poires dans des bouteilles qui excitent la surprise héréditaire de messieurs les gardes nationaux et de leurs familles ; et l’on remarque notamment une betterave monstrueuse dans laquelle un plaisant a planté une pipe, comme allusion sans doute aux malheurs récents de ce légume éminemment français.

Vous voyez, madame, quel intérêt il y a dans toutes ces belles choses, auxquelles il faut ajouter, dit-on l’apparition au Champ-de-Mars d’un ballon qui se dirige dans les airs au moyen d’une machine à vapeur de la force de soixante chevaux. Mlle Garnerin, grande aéroportiste de France, est le cocher, ou, pour mieux dire, le pilote de cette chanceuse machine qui, il faut l’espérer, n’aura pas le sort du ballon Lennox.

Vous avez donc tout le temps, madame, de venir à Viesbaden avant que la saison des théâtres et des fêtes soit entamée à Paris ; mais hâtez-vous ! Aussi bien, voici les Italiens qui rentrent à la fin de ce mois ; et les matinées brumeuses et les longues soirées nous avertissent des approches de l’hiver.

 

Wiesbaden, 15 septembre 1839.

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