1854 — Promenades et souvenirs, manuscrit autographe.

Des chapitres IV, V et VI, qui constituent la deuxième livraison de Promenades et Souvenirs, on possède une version manuscrite. C’est un cahier de six feuillets soigneusement cousus ensemble, sur lesquels ont été collés huit fragments autographes. Il est probable que c’est Nerval lui-même qui a fait ce montage, en vue d’une publication autre que celle de L’Illustration, puisque figure au verso du dernier feuillet la mention rayée : « Monsieur / Monsieur Gratiot / Imprimeur / Rue de Seine 21 ou 18 / Près l’Institut » qui laisse supposer l’intention de faire composer des épreuves par l’imprimeur des Filles du feu. Une première transcription de ces feuillets, qui faisaient alors partie de la collection Daniel Sickles, a été donnée par Jean Richer en 1980 dans le Cahier de l’Herne consacré à Gérard de Nerval, p. 35-44.

Il convient, à la lumière de ce cahier de six pages, dont le fragment intitulé « Saint-Eustache » constitue le prologue, de s’interroger sur la question du projet éditorial élaboré par Nerval à la fin de sa vie. Parmi les témoignages concernant ce projet, celui de Léon de Villette, publié dans L’Industriel de Saint-Germain le 3 février 1855, donc avant la parution de la seconde partie d’Aurélia dans la Revue de Paris, est particulièrement éclairant : « il nous reste […] des épreuves corrigées par lui [Nerval] des premières feuilles de ces Juvenilia, où devait se retrouver la fin de cette Aurélie, étonnante production dont la première partie avait si vivement impressionné les lecteurs de la Revue de Paris ». Selon ce témoignage, Nerval aurait donc conçu l’idée de publier, indépendamment de la Revue de Paris, le récit de ses jeunes années associé à la « fin » d’Aurélia. Il n’est pas impossible que Nerval ait eu le projet de faire de ses Memorabilia qui s’articulent parfaitement, tant par le lyrisme de l’expression que par l’évocation quasi mystique de la faute enfin pardonnée, avec la première séquence du fragment, « Saint-Eustache », ouverture, au sens musical du terme, d’une œuvre autobiographique où la vie dans sa réalité matérielle, les « Juvenilia », ne ferait sens qu’en regard de son dénouement spirituel.

******

 

[1er feuillet, 1er fragment]

 

Saint-Eustache.

 

Gloire aux tentes de Cédar et aux tabernacles de Sion ! j’ai reconnu ma patrie du ciel... Les voix de mes sœurs étaient douces et la parole de ma Mère résonnait comme un pur crystal. Elle n’avait plus l’accent irrité d’autrefois, lorsque je fus précipité de l’Olympe pour avoir désobéi à Jupiter au Seigneur. Longtemps je roulai dans l’espace, poursuivi des imprécations railleuses de mes frères et de mes sœurs, et j’allai tomber d’un vol lourd dans les étangs de Châllepont. Les oiseaux de marais m’entourèrent se disant entre eux : quel est cet étrange volatile donc cet oiseau bizarre ? Ses plumes sont un duvet jaune et son bec se recourbe comme celui de l’aigle... Que nous veut cet être inconnu qui n’a point d’autels ni de patrie ? Comme les cygnes de Norwège, il chante une patrie un pays inconnu et des cieux qui nous sont fermés !

Cependant c’est au milieu d’eux, parmi les verts bocages et les forêts ombreuses, que j’ai pu grandir en liberté. Muses de Morfontaine et d’Ermenonville, avez-vous retenu mes chants ? Parfois vos folles chasseresses m’ont visé d’un trait imprécis, débile mal ajusté. J’ai laissé tomber les plus belles de mes plumes dans sur l’azur nacré de vos lacs, sur le courant de vos rivières. La Nonette, et l’Oise et la Thève furent les témoins de mes jeux bruyans ; j’ai compté vos granits altiers, vos solitudes abritées, vos manoirs et vos tourelles — et ces noirs clochers qui se dressent vers le ciel comme des aiguilles d’ossements… Parfois des

 

[1er feuillet, 2e fragment]

Ce fut alors que je me sentis vivre de la vie d’un homme.

J’avais sept ans, et je jouais insoucieux sur la porte de mon grand père oncle quand trois officiers parurent revêtus de capotes grises devant la maison, l’or terni noirci de leurs uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldats. Le premier m’embrassa avec une telle effusion que je m’écriai : « Mon père !.. tu me fais mal ! » De ce jour mon destin changea.—

Tous trois revenaient du siège de Mayence. Le plus âgé humide encor des flots de la Bérésina glacée me prit avec lui pour m’apprendre ce qu’on appelait mes devoirs. J’étais faible encore

 

[2e feuillet, 1er fragment]

et la douceur gaîté de son plus jeune frère adoucissait me charmait pendant mon travail. Un soldat qui les servait conçut eut l’idée de me consacrer une partie de ses nuits. Il me réveillait avant l’aube et m’emportait me faisait promener sur les collines voisines de Paris, me nourrissant faisant déjeûner de pain et de laitage crème et parfois ouvrait à mon vol les perspectives de l’infini dans les fermes ou dans les laiteries.

 

III Premières années

Une heure fatale sonna pour la France. Son héros, captif lui-même au sein d’un vaste empire, voulut réunir dans le champ de Mai l’élite de ses héros fidèles. Je vis ce spectacle sublime dans la loge des généraux. On distribuait aux régimens des étendards aux ornés d’aigles d’or, confiés désormais à la fidélité de tous. Le soir Un soir je vis sur une se dérouler, sur la plus grande place de la ville, une immense décoration qui représentait un vaisseau en mer. La nef se mouvait sur une onde agitée et semblait voguer vers une tour qui marquait le rivage. Une rafale violente détruisit l’effet de cette représentation. Sinistre augure, qui prédisait à la patrie le retour des chefs étrangers.

Nous revîmes les fils du Nord — , et les cavales de l’Ukraine rongèrent encore une fois l’écorce des arbres de nos jardins. Mes sœurs du hameau revinrent à tire d’aile, comme des colombes plaintives, et m’apportèrent dans leurs bras une tourterelle aux pieds roses, que j’aimai comme une sœur.

Un jour, une des belles dames qui visitaient mon père me demanda un léger service : j’eus le malheur de lui répondre avec impatience. Quand je retournai sur la terrasse, la colombe tourterelle s’était envolée.

J’en conçus un tel chagrin, que je faillis mourir d’une fièvre purpurine qui fit porter à l’épiderme tout le sang de mon cœur. On crut me consoler en me donnant pour compagnon un jeune singe sapajou rapporté d’Amérique par un capitaine, ami de mon père. Cette jolie bête fut devint la compagne de mes jeux et de mes travaux.

 

[3e feuillet, 1er fragment]

J’étudiais à la fois l’italien, le grec et le latin, l’allemand, l’arabe et le persan. Le Pastor fido, Medjoun et Leila, Faust, Horace, Ovide et Anacréon étaient mes poëmes et mes poëtes favoris. Une Mon écriture, cultivée avec soin, rivalisait parfois de grâce et de correction avec les manuscrits les plus célèbres de l’Iram. Il fallait encore que le trait de l’amour perçât mon cœur d’une de ses flèches les plus brûlantes ! Celle-là partit de l’arc délié et du sourcil noir d’une vierge à l’œil d’ébène, qui s’appelait Héloïse.

J’étais toujours entouré de jeunes filles ; — l’une d’elles était ma tante. Ses deux servantes femmes de la maison, Jeannette et Fanchette, me comblaient aussi de leurs soins. Mon sourire enfantin rappelait celui de ma mère, et mes cheveux blonds, mollement ondulés, cachaient couvraient avec caprice la grandeur précoce de mon front. Je devins épris de Fanchette, et je conçus l’idée singulière de l’épouser la prendre pour épouse selon les rites des aïeux. Je célébrai moi-même le mariage, en figurant la cérémonie au moyen d’une vieille robe de ma grand’mère que j’avais jetée sur mes épaules. Un ruban pailleté d’argent ceignait mon front, et j’avais relevé la pâleur ordinaire de mes joues d’une légère couche de fard. Je pris à témoin les Dieux de nos pères et la Vierge sainte dont je possédais une image, et chacun se prêta avec complaisance à ce jeu cand naïf d’un enfant.

 

[3e feuillet, 2e fragment]

Cependant j’avais grandi ; un sang vermeil colorait mes joues ; j’aimais à respirer l’air des forêts profondes. Les ombrages d’Ermenonville, les solitudes de Morfontaine n’avaient plus de secrets pour moi. Deux de mes cousines habitaient la vieille forêt de Marly. L’une était déjà suivie de tout un cortège d’amoureux et déjà l’autre belle que parait les grâces et les attraits de Diane la chasseresse. Elles (selon Richer, l’Herne ; selon NPl, on lit seulement Marly) J’étais fier de les accompagner dans ces vieilles forêts qui semblaient leur domaine.

Le soir, pour divertir de vieux parents, nous représentions les chefs-d’œuvre des poëtes, et un public bienveillant nous comblait d’éloges et de couronnes. Souvent, plein de respect envers mes deux belles cousines j’allais m’asseoir souvent à la table d’une famille du pays où brillait d’un vif Une jeune fille vive et spirituelle, nommée Augustine *** partageait nos triomphes ; on l’aimait dans cette famille, où elle représentait la gloire et les arts.

 

[4e feuillet, un seul fragment]

Je m’étais rendu très fort sur la danse. Un mulâtre nommé Major m’enseignait à la fois les premiers élémens de cet art et ceux de la musique, pendant qu’un peintre de portraits, nommé Muller, me donnait des leçons de dessin. Mlle Nouvelle était l’étoile de notre salle de danse. Je me trouvai rencontrai un rival dans un joli garçon nommé Provost. Ce fut lui qui m’enseigna l’art dramatique : nous représentions ensemble de fort jolies petites comédies, qu’il improvisait avec esprit. Mlle Nouvelle était naturellement notre actrice principale et tenait une balance si exacte entre nous deux, que nous soupirions sans espoir… Le pauvre Provost s’est fait depuis acteur sous le nom de Raymond ; il se souvint de ses premières tentatives, et se mit à composer des féeries, dans lesquelles il eut pour collaborateurs les frères Coignard. — Il a fini bien tristement en se prenant de querelle avec un régisseur de la Gaieté, auquel il donna un soufflet. Rentré chez lui, il réfléchit amèrement aux suites de son imprudence, et, la nuit suivante, se perça le cœur d’un coup de poignard.

C’est de cette époque qu’ont daté mes premiers essais lyriques. Je composai en un seul jour un poëme intitulé Adam et Eve que je m’empressai de lire à mescompagnons de l’École de Dessin. J’obtins un tel succès que l’un des élèves qui était compositeur, se chargea d’imprimer mon œuvre, avec un frontispice orné de la lyre d’Apollon. Le bruit de mon succès vint aux oreilles du père d’une de mes jolies cousines, qui était Vénérable d’une loge de Francs Maçons ; il me commanda demanda un discours que je fus admis à lire en séance générale à la distribution des prix faite aux élèves des écoles mutuelles de Paris. Les maires des 12 arrondissemens assistaient à cette solennité dont l’effet fut immense. Le Vénérable Lasteyrie me pressa longtems dans ses bras aux applaudissemens de l’assemblée. Voici les vers :

citation : Messieurs etc.

 

[5e feuillet, un seul fragment]

Cependant je finis mes classes de façon honorable sinon brillante. La pension que j’habitais était pleine de jeunes filles. L’une d’elle qu’on appelait La Créole, fut l’objet de mes premiers vers d’amour. Le souvenir toujours vivant de Sylvie arrêtait seul mes premières effusions. Son œil sévère, la sereine placidité de son profil athénien me ramenaient me réconciliaient avec la froide dignité des études ; c’est pour elle que je composai des traductions versifiées de l’ode d’Horace A Tyndaris et d’une chans mélodie de Byron dont j’exprimais ainsi le refrain :

Dis moi, jeune fille d’Athènes
Pourquoi m’as tu ravi mon cœur ?...

Quelquefois je me levais dès le point du jour et je prenais la route de Saint Germain ***, courant et déclamant mes vers au milieu d’une pluie battante. La cruelle se riait de mes courses ardentes amours errantes et de mes soupirs ! Un jour ayant manqué la voiture qui devait me ramener chez mon père je me vis forcé de descendre Cependant je repris courage et je fis imprimer mes premières œuvres. On comprit alors les raisons de la solitude obstinée, de mes promenades solitaires et la rigidité scolastique se relacha parfois en ma faveur

 

[6e feuillet, un seul fragment]

Héloïse.

J’échappe à ces amours volages pour raconter mes premières peines. Jamais un mot blessant, un soupir impur n’avaient souillé le pur l’hommage que je rendais à mes cousines. Héloïse la première, me fit connaître la douleur. Elle avait pour gouvernante une bonne vieille italienne qui fut instruite de mon amour. Elle Celle-ci s’entendit avec la servante de mon père pour nous procurer une entrevue. On me fit descendre en secret dans une chambre où la figure d’Héloïse était représentée sur par un vaste tableau. Une épingle d’argent perçait le nœud touffu de ses cheveux d’ébène, et son buste bri étincelait comme celui d’une reine, pailleté de tresses d’or sur un fond de soie et de velours. Éperdu, fou d’amour d’ivresse, je m’étais jeté à genoux devant l’image ; une porte s’ouvrit, Héloïse vint à ma rencontre et me regarda d’un œil souriant. — Pardon, reine, m’écriai-je, je me croyais le Tasse aux pieds d’Éléonore, ou le tendre Ovide aux pieds d’Octavie !… 

Elle ne put rien me répondre, et nous restâmes tous deux muets dans une demi-obscurité. Je n’osai lui baiser la main, car mon cœur se serait brisé. — O douleurs et regrets de mes jeunes amours perdues, que vos souvenirs sont cruels tristes ! « Fièvres éteintes de l’âme humaine, pourquoi revenez-vous encore échauffer un cœur qui ne bat plus ? » Héloïse est mariée aujourd’hui ; Fanchette, Olympe *** et Adrienne sont à jamais perdues pour moi : Aujourd’hui — le monde est désert. Peuplé de fantômes aux voix plaintives, il murmure des chants d’amour sur les débris de mon néant ! Revenez pourtant, douces images ! j’ai tant aimé, j’ai tant souffert ! Un feu brûle encore peut-être sous les cendres d’un monde éteint... Une larme pure le sauverait peut-être sans doute. « Un oiseau qui vole dans l’air a dit son secret au bocage, qui l’a redit au vent qui passe, — et qui berce les eaux plaintives ont répété le mot suprême : — Amour ! amour ! »

 

Au verso :

Monsieur
Monsieur Gratiot
Imprimeur
Rue de Seine 21 ou 18
Près l’Institut

_____

item1a1
item2