18 juillet 1840 — Faust de Goëthe, suivi du second Faust. Choix de ballades et poésies de Goëthe, Schiller, Burger, Klopstock, Schubart, Kœrner, Uhland, etc. Traduits par Gérard, Paris, Charles Gosselin, 9 rue St-Germain-des-Prés, 1840.

Plus encore que le Premier Faust dont il avait publié la traduction en 1828, le Second Faust de Goethe a fasciné Nerval par sa dimension métaphysique, qui ne cessera d’entrer en résonance avec sa propre inspiration. Faust, après la perte de Marguerite qui clôt la première partie du drame, va entreprendre l’exploration du « vide, dont l’œil de Dieu même ne peut apercevoir la fin. », au-delà de l’espace et du temps terrestres, vers le royaume des Mères, dont le nom « résonne de façon si étrange », et qui n’est pas sans rappeler le voyage cosmique visionnaire de Nerval lui-même tel qu’il en fera le récit dans Aurélia. Pour Nerval, le Second Faust, avec la réapparation d’Hélène de Troie suscitée par la volonté de Faust, est aussi une étape décisive sur le chemin de la réminiscence et du temps retrouvé « Est-ce le souvenir qui se refait présent ici ? »

******

 

FAUST DE GOËTHE

SUIVI DU

SECOND FAUST.

 

INTRODUCTION.

L’histoire de Faust, populaire tant en Angleterre qu’en Allemagne, et connue même en France depuis longtemps, comme on peut le voir par la légende imprimée dans ce volume, a inspiré un grand nombre d’auteurs de différentes époques. L’œuvre la plus remarquable qui ait paru sur ce sujet, avant celle de Goëthe, est un Faust du poète anglais Marlowe, joué en 1589, et qui n’est dépourvu ni d’intérêt ni de valeur poétique. La lutte du bien et du mal dans une haute intelligence est une des grandes idées du XVIe siècle, et aussi du nôtre ; seulement la forme de l’œuvre et le sens du raisonnement diffèrent, comme on peut le croire, et les deux Faust de Marlowe et de Goëthe formeraient sous ce rapport un contraste intéressant à étudier. On sent dans l’un le mouvement des idées qui signalaient la naissance de la Réforme ; dans l’autre, la réaction religieuse et philosophique qui l’a suivie et laissée en arrière. Chez l’auteur anglais, l’idée n’est ni indépendante de la religion, ni indépendante des nouveaux principes qui l’attaquent ; le poète est à demi enveloppé encore dans les liens de l’orthodoxie chrétienne, à demi disposé à les rompre. Goëthe, au contraire, n’a plus de préjugés à vaincre, ni de progrès philosophiques à prévoir. La religion a accompli son cercle, et l’a fermé ; la philosophie a accompli de même et fermé le sien. Le doute qui en résulte pour le penseur n’est plus une lutte à soutenir, mais un choix à faire ; et si quelque sympathie le décide à la fin pour la religion, on peut dire que son choix a été libre et qu’il avait clairement apprécié les deux côtés de cette suprême question.

La négation religieuse qui s’est formulée en dernier lieu chez nous par Voltaire, et chez les Anglais par Byron, a trouvé dans Goëthe un arbitre plutôt qu’un adversaire. Suivant dans ses ouvrages les progrès ou du moins la dernière transformation de la philosophie de son pays, ce poète a donné à tous les principes en lutte une solution complète, qu’on peut ne pas accepter, mais dont il est impossible de nier la logique savante et parfaite. Ce n’est ni de l’éclectisme ni de la fusion ; l’antiquité et le moyen âge se donnent la main sans se confondre, la matière et l’esprit se réconcilient et s’admirent ; ce qui est déchu se relève ; ce qui est faussé se redresse ; le mauvais principe lui-même se fond dans l’universel amour. C’est le panthéisme moderne : Dieu est dans tout.

Telle est la conclusion de ce vaste poème, le plus étonnant peut-être de notre époque, le seul qu’on puisse opposer à la fois au poème catholique du Dante et aux chefs-d’œuvre de l’inspiration païenne. Nous devons regretter que la seconde partie de Faust n’ait pas toute la valeur d’exécution de la première, et que l’auteur ait trop tardé à compléter une pensée qui fut le rêve de toute sa vie. En effet l’inspiration du second Faust, plus haute encore peut-être que celle du premier, n’a pas toujours rencontré une forme aussi arrêtée et aussi heureuse, et bien que cet ouvrage se recommande plus encore à l’examen philosophique, on peut penser que la popularité lui manquera toujours.

En publiant la première édition de notre travail, nous citâmes en épigraphe la phrase célèbre de madame de Staël, relative à Faust : « Il fait réfléchir sur tout et sur quelque chose de plus que tout. » A mesure que Goëthe poursuivait son œuvre, cette pensée devenait plus vraie encore. Elle signale à la fois le défaut et la gloire de cette noble entreprise. En effet, on peut dire qu’il a fait sortir la poésie de son domaine, en la précipitant dans la métaphysique la plus aventureuse. L’art a toujours besoin d’une forme absolue et précise, au-delà de laquelle tout est trouble et confusion. Dans le premier Faust, cette forme existe pure et belle, la pensée critique en peut suivre tous les contours, et la tendance vers l’infini et l’impossible, vers ce qui est au-delà de tout, n’est là que le rayonnement des fantômes lumineux évoqués par le poète.

Mais quelle forme dramatique, quelles strophes et quels rythmes seront capables de contenir ensuite des idées que les philosophes n’ont exposées jamais qu’à l’état de rêves fébriles ? Comme Faust lui-même descendant vers les Mères, la muse du poète ne sait où poser le pied, et ne peut même tendre son vol, dans une atmosphère où l’air manque, plus incertain que la vague et plus vide encore que l’éther. Au-delà des cercles infernaux du Dante, descendant à un abîme borné ; au-delà des régions splendides de son paradis catholique, embrassant toutes les sphères célestes, il y a encore plus loin et plus loin le vide, dont l’œil de Dieu même ne peut apercevoir la fin. Il semble que la création aille toujours s’épanouissant dans cet espace inépuisable, et que l’immortalité de l’intelligence suprême s’emploie à conquérir toujours cet empire du néant et de la nuit.

Cet infini toujours béant, qui confond la plus forte raison humaine, n’effraie point le poète de Faust ; il s’attache à en donner une définition et une formule ; à cette proie mobile il tend un filet visible mais insaisissable, et toujours grandissant comme elle. Bien plus, non content d’analyser le vide et l’inexplicable de l’infini présent, il s’attaque de même à celui du passé. Pour lui comme pour Dieu sans doute, rien ne finit, ou du moins rien ne se transforme que la matière, et les siècles écoulés se conservent tout entiers à l’état d’intelligences et d’ombres, dans une suite de régions concentriques, étendues à l’entour du monde matériel. Là ces fantômes accomplissent encore ou rêvent d’accomplir les actions qui furent éclairées jadis par le soleil de la vie, et dans lesquelles elles ont prouvé l’individualité de leur âme immortelle. Il serait consolant de penser, en effet, que rien ne meurt de ce qui a frappé l’intelligence, et que l’éternité conserve dans son sein une sorte d’histoire universelle, visible par les yeux de l’âme, synchronisme divin, qui nous ferait participer un jour à la science de Celui qui voit d’un seul coup d’œil tout l’avenir et tout le passé.

Le docteur Faust, présenté par l’auteur comme le type le plus parfait de l’intelligence et du génie humain, sachant toute science, ayant pensé toute idée, n’ayant plus rien à apprendre ni à voir sur la terre, n’aspire plus qu’à la connaissance des choses surnaturelles, et ne peut plus vivre dans le cercle borné des désirs humains. Sa première pensée est donc de se donner la mort ; mais les cloches et les chants de Pâques lui font tomber des mains la coupe empoisonnée. Il se souvient que Dieu a défendu le suicide, et se résigne à vivre de la vie de tous, jusqu’à ce que le Seigneur daigne l’appeler à lui. Triste et pensif, il se promène avec son serviteur, le soir de Pâques, au milieu d’une foule bruyante, puis dans la solitude de la campagne déserte, aux approches du soir. C’est là que ses aspirations s’épanchent dans le cœur de son disciple ; c’est là qu’il parle des deux âmes qui habitent en lui, dont l’une voudrait s’élancer après le soleil qui se retire, et dont l’autre se débat encore dans les liens de la terre. Ce moment suprême de tristesse et de rêverie est choisi par le Diable pour le tenter. Il se glisse sur ses pas sous la forme d’un chien, s’introduit dans sa chambre d’étude, et le distrait de la lecture de la Bible, où le docteur veut puiser encore des consolations. Se révélant bientôt sous une autre forme et profitant de la curiosité sublime de Faust, il vient lui offrir toutes les ressources magiques et surnaturelles dont il dispose, et lui escomptera ainsi, pour ainsi dire, les merveilles de la vie future, sans l’arracher à l’existence réelle. Cette perspective séduit le vieux docteur, trop fort de pensée, trop hardi et trop superbe pour se croire perdu à tout jamais par ce pacte avec le Démon. Celui dont l’intelligence voudrait lutter avec Dieu lui-même saura bien se tirer plus tard des pièges de l’esprit malin. Il accepte donc le pacte qui lui accorde le secours des esprits et toutes les jouissances de la vie matérielle, jusqu’à ce que lui-même s’en soit lassé et dise à sa dernière heure : « Viens à moi, tu es si belle ! » Une si large concession le rassure tout à fait, et il consent enfin à signer ce marché de son sang. On peut croire qu’il ne fallait rien moins pour le séduire ; car le Diable lui-même sera bientôt embarrassé des fantaisies d’un volonté infatigable. Heureusement pour lui, le vieux savant, enfermé toute sa vie dans son cabinet, ne sait rien des joies du monde et de l’existence humaine, et ne les connaît que par l’étude, et non par l’expérience. Son cœur est tout neuf pour l’amour et pour la douleur, et il ne sera pas difficile peut-être de l’amener bien vite au désespoir, en agitant ses passions endormies. Tel paraît être le plan de Méphistophélès, qui commence par rajeunir Faust, au moyen d’un philtre ; sûr, comme il le dit, qu’avec cette boisson dans le corps, la première femme qu’il rencontrera va lui sembler une Hélène.

En effet, en sortant de chez la sorcière qui a préparé le philtre, Faust devient amoureux d’une jeune fille nommée Marguerite, qu’il rencontre dans la rue. Pressé de réussir, il appelle Méphistophélès au secours de sa passion, et cet esprit, qui devait une heure auparavant l’aider dans de sublimes découvertes et lui dévoiler le tout et le plus que tout, devient pour quelque temps un entremetteur vulgaire, un Scapin de comédie, qui remet des bijoux, séduit une vieille compagne de Marguerite, et tente d’écarter les surveillants et les fâcheux. Son instinct diabolique commence à se montrer seulement dans la nature du breuvage qu’il remet à Faust pour endormir la mère de Marguerite. C’est au moment où la jeune fille succombe sous la clameur publique, après ce tableau de sang et de larmes, que Méphistophélès enlève son compagnon, et le transporte au milieu des merveilles fantastiques d’une nuit de sabbat, afin de lui faire oublier le danger que court sa maîtresse. Un apparition non prévue par Méphistophélès réveille le souvenir dans l’esprit de Faust qui oblige le démon à venir avec lui au secours de Marguerite déjà condamnée et renfermée dans une prison. Là se passe cette scène déchirante et l’une des plus dramatiques du théâtre allemand, où la pauvre fille, privée de raison, mais illuminée au fond du cœur par un regard de la mère de Dieu qu’elle avait implorée, se refuse à ce secours de l’enfer, et repousse son amant qu’elle voit par intuition abandonné aux artifices du Diable. Au moment où Faust veut l’entraîner de force, l’heure du supplice sonne, Marguerite invoque la justice du ciel, et les chants des anges risquent de faire impression sur le docteur lui-même ; mais la main de Méphistophélès l’arrache à ce douloureux spectacle et à cette divine tentation.

Ici commence la seconde partie, dont nous avons donné plus loin l’analyse et fait comprendre la marche logique. Il nous suffit ici d’en relever le dessin général. Du moment que le désespoir d’amour n’a pas conduit Faust à rejeter l’existence ; du moment que la curiosité scientifique survit à cette mort de son cœur déchiré, la tâche de Méphistophélès devient plus difficile, et on l’entendra s’en plaindre souvent. Faust a rafraîchi son âme et a calmé ses sens au sein de la nature vivante et des harmonies divines de la création toujours si belle. Il se résout à vivre encore et à se replonger parmi les hommes. C’est au point le plus splendide de leur foule qu’il va descendre cette fois. Il s’introduit à la cour de l’empereur comme un savant illustre, et Méphistophélès prend l’habit d’un fou de cour. Ces deux personnages s’entendront désormais sans qu’on puisse le soupçonner. La satire des folies humaines se manifeste ici sous deux aspects, l’un sévère et grand, l’autre trivial et caustique. Aristophane inspire à l’auteur l’intermède de Plutus ; Eschyle et Homère se mêleront à celui d’Hélène. Faust n’a songé tout d’abord qu’à étonner l’empereur et sa cour par sa science et les prestiges de sa magie. L’empereur, toujours plus curieux à mesure qu'on lui montre davantage, demande au docteur s’il peut faire apparaître des ombres. Cette scène, empruntée à la chronique de Faust, conduit l’auteur à ce magnifique développement, dans lequel, cherchant à créer une sorte de vraisemblance fantastique aux yeux mêmes de l’imagination, il met à contribution toutes les idées de la philosophie touchant l’immortalité des âmes. Le système des monades de Leibniz se mêle ici aux phénomènes des visions magnétiques de Swedenborg. S’il est vrai, comme la religion nous l’enseigne, qu’une partie immortelle survive à l’être humain décomposé, si elle se conserve indépendante et distincte, et ne va pas se fondre au sein de l’âme universelle, il doit exister dans l’immensité des régions ou des planètes, où ces âmes conservent une forme perceptible aux regards des autres âmes, et de celles mêmes qui ne se dégagent des liens terrestres que pour un instant, par le rêve, par le magnétisme ou par la contemplation ascétique. Maintenant serait-il possible d’attirer de nouveau ces âmes dans le domaine de la matière créée, ou du moins formulée par Dieu, théâtre éclatant où elles sont venues jouer chacune un rôle de quelques années, et ont donné des preuves de leur force et de leur amour ? Serait-il possible de condenser dans leur moule immatériel et insaisissable quelques éléments purs de la matière, qui lui fassent reprendre une existence visible plus ou moins longue, se réunissant et s’éclairant tout à coup comme les atomes légers qui tourbillonnent dans un rayon de soleil ? Voilà ce que des rêveurs ont cherché à expliquer, ce que des religions ont jugé possible, et ce qu’assurément le poète de Faust avait le droit de supposer.

Quand le docteur expose à Méphistophélès sa résolution arrêtée, ce dernier recule lui-même. Il est maître des illusions et des prestiges ; mais il ne peut troubler les ombres qui ne sont point sous sa domination, et qui, chrétiennes ou païennes, mais non damnées, flottent au loin dans l’espace, protégées contre le néant par la puissance du souvenir. Le monde païen lui est non seulement interdit, mais inconnu. C’est donc Faust qui devra seul s’abandonner aux dangers de ce voyage, et le Démon ne fera que lui donner les moyens de sortir de l’atmosphère de la terre, et d’éclairer son vol dans l’immensité.

En effet, Faust s’élance volontairement hors du solide, hors du fini, on pourrait même dire hors du temps. Monte-t-il ? descend-il ? c’est la même chose, puisque notre terre est un globe ; va-t-il vers les figures du passé ou vers celles de l’avenir ? Elles co-existent toutes, comme les personnages divers d’un drame qui ne s’est pas encore dénoué, et qui pourtant est accompli déjà dans la pensée de son auteur ; ce sont les coulisses de la vie où Goëthe nous transporte ainsi. Hélène et Pâris, les ombres que cherche Faust, sont quelque part errant dans le spectre immense que leur siècle a laissé dans l’espace ; elles marchent sous les portiques splendides et sous les ombrages frais qu’elles rêvent encore, et se meuvent gravement, en ruminant leur vie passée. C’est ainsi que Faust les rencontre, et par l’aspiration immense de son âme à demi dégagée de la terre, il parvient à les amener hors de leur cercle d’existence et à les attirer dans le sien. Maintenant fait-il partager aux spectateurs son intuition merveilleuse, ou parvient-il, comme nous le disions plus haut, à appeler dans le rayon de ces âmes quelques élémens de matière qui les rende perceptibles : de là résulte, dans tous les cas, l’apparition décrite dans la scène. Tout le monde admire ces deux belles figures, types perdus de l’antique beauté. Les deux ombres, insensibles à ce qui se passe autour d’elles, se parlent et s’aiment là comme dans leur sphère. Pâris donne un baiser à Hélène ; mais Faust, émerveillé encore de ce qu’il vient de voir et de faire, mêlant tout à coup les idées du monde qu’il habite et de celui dont il sort, s’est épris tout à coup de la beauté d’Hélène, qu’on ne pouvait voir sans l’aimer. Fantôme pour tout autre, elle existe en réalité pour cette grande intelligence. Faust est jaloux de Pâris, jaloux de Ménélas, jaloux du passé, qu’on ne peut pas plus anéantir moralement, que physiquement la matière ; il touche Pâris avec la clef magique, et rompt le charme de cette double apparition.

Voilà donc un amour d’intelligence, un amour de rêve et de folie, qui succède dans son cœur à l’amour tout naïf et tout humain de Marguerite. Un philosophe, un savant épris d’une ombre, ce n’est point une idée nouvelle ; mais le succès d’une telle passion s’explique difficilement sans tomber dans l’absurde, dont l’auteur a su toujours se garantir jusqu’ici. D’ailleurs, la légende de son héros le guidait sans cesse dans cette partie de l’ouvrage ; il lui suffisait donc, pour la mettre en scène, de profiter des hypothèses surnaturelles déjà admises par lui. Cette fois, il ne s’agit plus de tirer de l’abîme deux ombres pour amuser l’empereur et sa cour. Ce n’est plus une course furtive à travers l’espace et à travers les siècles. Il faut aller poser solidement le pied sur le monde ancien ; prendre part à sa vie pour quelque temps, et trouver les moyens de lui ravir l’ombre d’Hélène, pour la faire vivre matériellement dans notre atmosphère. Ce sera là presque la descente d’Orphée : car il faut remarquer que Goëthe n’admet guère d’idées qui n’aient pas une base dans la poésie classique, si neuves que soient, d’ailleurs, sa forme et sa pensée de détail.

Voilà donc Faust et Méphistophélès qui s’élancent hors de l’atmosphère terrestre, plus hardis, cette fois, après une première épreuve : Faust en proie à une pensée unique, celle d’Hélène ; le Diable moins préoccupé, toujours froid, toujours railleur ; mais curieux, lui, d’un monde où il n’est jamais entré. Tandis que le docteur, perdu dans l’univers antique, s’y reconnaît peu à peu avec le souvenir de ses savantes lectures ; qu’il demande Hélène au vieux centaure Chiron, à Manto, la devineresse, et finit par apprendre qu’elle habite avec ses femmes l’antre de Perséphone, le mélancolique Hadès, situé dans une des cavernes de l’Olympe, Méphistophélès s’arrête de loin en loin dans ces régions fabuleuses ; il cause avec les vieux démons du Tartare, avec les sibylles et les parques, avec les sphinx plus anciens encore. Bientôt il prend un rôle actif dans la comédie fantastique qui va se jouer autour du docteur, et revêt le costume et l’apparence symbolique de Phorkyas, la vieille intendante du palais de Ménélas.

En effet, Hélène, tirée par le désir de Faust de sa demeure ténébreuse de l’Hadès, se retrouve entourée de ses femmes devant le péristyle de son palais d’Argos, à l’instant même où elle vient de débarquer aux rives paternelles, ramenée par Ménélas de l’Egypte, où elle s’était enfuie après la prise de Troie. Est-ce le souvenir qui se refait présent ici ? ou les mêmes faits qui se sont passés se reproduisent-ils une seconde fois dans les mêmes détails ? C’est une de ces hallucinations effrayantes du rêve et même de certains instans de la vie, où il semble qu’on refait une action déjà faite et qu’on redit des paroles déjà dites, prévoyant, à mesure, les choses qui vont se passer. Cet acte étrange se joue-t-il entre les deux âmes de Faust et d’Hélène, ou entre le docteur vivant et la belle Grecque ?... Quand, dans les dialogues de Lucien, le philosophe Ménippe prie Mercure de lui faire voir les héros de l’ancienne Grèce, il se récrie tout à coup de surprise en voyant passer Hélène : Quoi ! dit-il, c’est ce crâne dépouillé qui portait de si beaux cheveux d’or ? c’est cette bouche hideuse qui donnait de si doux baisers ?... Ménippe n’a rencontré qu’un affreux squelette, dernier débris matériel du type le plus pur de la beauté. Mais le philosophe moderne, plus heureux que son devancier, va trouver Hélène jeune et fraîche comme en ses plus beaux jours. C’est Méphistophélès qui, sous les traits de Phorkysa, guidera vers lui cette épouse légère de Ménélas, infidèle toujours, dans le temps et dans l’éternité.

Le cercle d’un siècle vient donc de recommencer, l’action se fixe et se précise ; mais à partir du débarquement d’Hélène, elle va franchir les temps avec la rapidité du rêve. Il semble, pour nous servir d’une comparaison triviale, mais qui exprime parfaitement cette bizarre évolution, que l’horloge éternelle, retardée par un doigt invisible, et fixée de nouveau à un jour passé depuis long-temps, va se détraquer, comme un mouvement dont la chaîne est brisée, et marquer ensuite peut-être un siècle pour chaque heure. En effet, à peine avons-nous écouté les douces plaintes des suivantes d’Hélène, ramenées captives dans leur patrie ; les lamentations et les terreurs de la reine, qui rencontre au seuil de sa porte les ombres menaçantes de ses dieux lares offensés ; à peine a-t-elle appris qu’elle est désignée pour servir de victime à un sacrifice sanglant fait en expiation des malheurs de la Grèce et des justes ressentimens de Ménélas, que déjà Phorkyas lui vient annoncer qu’elle peut échapper à ce destin en se jetant, fille d’un âge qui s’éteint, dans les bras d’un âge qui vient de naître.

L’époque grecque, représentée par Ménélas et par son armée, et victorieuse à peine de l’époque assyrienne, dont Troie fut le dernier rempart, est déjà menacée à son tour par un nouveau cycle historique qui se lève derrière elle, et se dégage peu à peu des doubles voiles de la barbarie primitive et de l’avenir chargé d’idées nouvelles. Une race à demi sauvage, descendue des monts Cimmériens, gagne peu à peu du terrain sur la civilisation grecque, et bâtit déjà ses châteaux à la vue des palais et des monumens de l’Argolide. C’est le germe du Moyen Age, qui grandit d’instans en instans. Hélène, l’antique beauté, représente un type éternel, toujours admirable et toujours reconnu de tous ; par conséquent, elle peut échapper, par une sorte d’abstraction subite, à la persécution de son époux, qui n’est, lui, qu’une individualité passagère et circonscrite dans un âge borné. Elle renie, pour ainsi dire, ses dieux et son temps, et tout-à-coup Phorkyas la transporte dans le château crénelé qui protège encore l’époque féodale naissante. Là règne et commande Faust, l’homme du moyen âge, qui en porte dans son front tout le génie et toute la science, et dans son cœur tout l’amour et tout le courage.

Ménélas et ses vaines cohortes tentent d’assiéger le castel gothique ; mais ces ombres ennemies se dissipent bientôt en nuées, vaincues à la fois par le temps et par les clartés d’un jour nouveau. La victoire reste donc à Faust, qui, vêtu en chevalier, accepte Hélène pour sa dame et pour sa reine. La femme de l’époque antique, jusque-là toujours esclave ou sujette, vendue, enlevée, troquée souvent, s’habitue avec délices à ces respects et à ces honneurs nouveaux. Les murs du château féodal, désormais inutiles, s’abaissent et deviennent l’enceinte d’une demeure enchantée, aux édifices de marbre, aux jardins taillés en bocages et peuplés de statues riantes. C’est la transition du moyen âge vers la renaissance. C’est l’époque où l’homme vêtu de fer, s’habille de soie et de velours, où la femme règne sans crainte, où l’art et l’amour déposent partout des germes nouveaux. L’union de Faust et d’Hélène n’a pas été stérile, et le chœur salue déjà la naissance d’Euphorion, l’enfant illustre du génie et de la beauté.

Ici la pensée de l’auteur prend une teinte vague et mélancolique, qu’il devient plus difficile de définir, mais qui semble amener, sous l’allégorie d’Euphorion, la critique des temps modernes. Euphorion ne peut vivre en repos ; à peine né, il s’élance de terre, gravit les plus hauts sommets, parcourt les plus rudes sentiers, veut tout embrasser, tout pénétrer, tout comprendre, et finit par éprouver le sort d’Icare en voulant conquérir l’empire des airs. L’auteur, sans s’expliquer davantage, dissout par cette mort le bonheur passager de Faust, et Hélène mourante à son tour est rappelée par son fils au séjour des ombres. Ici encore, l’imitation de la légende reparaît.

Le peuple fantastique, qui avait repris l’existence autour des deux époux, se dissipe à son tour, rendant à la nature les divers élémens qui avaient servi à ces incarnations passagères.

Le système panthéistique de Goëthe se peint de nouveau dans ce passage, où il renvoie d’un côté les formes matérielles à la masse commune, tout en reconnaissant l’individualité des intelligences immortelles. Seulement, comme on le verra, les esprits d’élite lui paraissent seuls avoir la cohésion nécessaire pour échapper à la confusion et au néant. Tandis qu’Hélène doit à son illustration et à ses charmes la conservation de son individualité, sa fidèle suivante Panthalis est seule sauvée par la puissance de la fidélité et de l’amour. Les autres, vaines animations des forces magnétiques de la matière, sans perdre une sorte de vitalité commune et incapable de pensées, bruissent dans le vent, éclatent dans les lueurs, gémissent dans les ramées et pétillent joyeusement dans la liqueur nouvelle, qui créera aux hommes des idées fantasques et des rêves insensés.

Tel est le dénouement de cet acte que nous avons traduit littéralement, voyant l’impossibilité de rendre autrement les nuances d’une poésie inouïe encore, dont la phrase française ne peut toujours marquer exactement le contour. Notre analyse encadre et explique ensuite les dernières parties, où Faust, affaibli et cassé, mais toujours ardent à vivre, s’attache à la terre avec l’âpreté d’un vieillard, et, revenu de son mépris des hommes, tente d’accomplir en quelques années tous les progrès que la science et le génie rêvent encore pour la gloire des âges futurs. Malheureusement, un esprit qui s’est séparé de Dieu ne peut rien pour le bonheur des hommes, et le malin esprit tourne contre lui toutes ses entreprises. Le royaume magique qu’il a conquis sur les flots, et où il a réalisé ses rêves philanthropiques, s’engloutira après lui, et le dernier travail qu’il fait faire est, sans qu’il le sache, sa fosse creusée par les Lémures. Toutefois, ayant accompli toutes ses pensées, et n’ayant plus un seul désir, le vieux docteur entend sans effroi sonner sa dernière heure, et son aspiration suprême tend à Dieu, qu’il avait oublié si long-temps. Son âme échappe donc au Diable, et l’auteur semble donner pour conclusion que le génie véritable, même séparé long-temps de la pensée du ciel, y revient toujours, comme au but véritable de toute science et de toute activité.

___

En terminant cette appréciation des deux poèmes de Goëthe, nous regrettons de ne pouvoir y répandre peut-être toute la clarté désirable. La pensée même de l’auteur est souvent abstraite et voilée comme à dessein, et l’on est forcé alors d’en donner l’interprétation plutôt que le sens. C’est ce défaut capital, surtout pour le lecteur français, qui nous a obligé de remplacer par une analyse quelques parties accessoires du nouveau Faust. Nous avons tenté d’imiter, en cela du moins, la réserve et le goût pur de M. le comte de Sainte-Aulaire, le premier traducteur de Faust, qui avait élagué, dans son travail sur la première partie, quelques scènes de sorcellerie, ainsi que l’inexplicable intermède de la Nuit du Sabbat. La popularité acquise au premier Faust a pu donner depuis quelque intérêt à la traduction de ces morceaux ; mais ceux que nous avons omis, et qui, en Allemagne même, ont nui à la compréhension et au succès de tout l’ouvrage, auraient laissé moins encore à la traduction. Le passage que nous allons citer de Goëthe lui-même, et qui se rencontre dans ses Mémoires, est à la fois la critique d’une certaine poésie de mots plutôt que d’idées, et l’absolution de notre système de travail, si nous avons réussi à atteindre à la fois l’exactitude et l’élégance.

« Honneur sans doute au rythme et à la rime, caractères primitifs et essentiels de la poésie. Mais ce qu’il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l’impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d’efficacité sur notre moral dans une œuvre poétique, c’est ce qui reste du poète dans une traduction en prose ; car cela seul est la valeur de l’étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. Un ornement éblouissant nous fait souvent croire à ce mérite réel quand il ne s’y trouve pas : aussi, lors de mes premières études, préférais-je les traductions en prose. On peut observer que les enfants se font un jeu de tout : ainsi le retentissement des mots, la cadence des vers les amusent et par l’espèce de parodie qu’ils en font en les lisant, ils font disparaître tout l’intérêt du plus bel ouvrage. Je croirais une traduction d’Homère en prose fort utile, pourvu qu’elle fût au niveau des progrès de notre littérature. »

Gœthe, — Dichtung und Wahrheit.

_____

 

[Premier Faust, reprise, avec quelques modifications de la traduction de 1828]

_____

 

Second Faust >>>

item1a1
item2