8 juillet 1840 — Faust de Goëthe, suivi du second Faust. Choix de ballades et poésies de Goëthe, Schiller, Burger, Klopstock, Schubart, Kœrner, Uhland, etc. Traduits par Gérard, Paris, Charles Gosselin, 9 rue St-Germain-des-Prés, 1840.
Pour le Second Faust, Nerval alterne parties traduites et analyses. Après un intermède à la manière du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, puis une scène bouffonne où l'on voit Méphistophélès berner l'empereur d'Allemagne avec le leurre du papier monnaie (scène ici résumée par Nerval, dont il se servira dans L'Imagier de Harlem), Méphistophélès va révéler à Faut l'existence du royaume des MÈRES, « déesses puissantes, qui trônent dans la solitude. Autour d’elles n’existe ni le lieu, ni moins encore le temps »
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SECOND FAUST.
AVERTISSEMENT SUR LE SECOND FAUST ET SUR LA LÉGENDE.
Le pacte infernal signé entre Faust et Méphistophélès ne s’est ni accompli ni dénoué entièrement dans le premier Faust de Goëthe. Lorsque Méphistophélès rappelle à lui le docteur au moment où Marguerite va marcher au supplice, le lecteur a pu supposer que l’âme de Faust tombait au pouvoir du démon, pendant que celle de Marguerite s’élevait au ciel, emportée par les anges. Le sens se trouve complet ainsi. Mais il restait pourtant à l’auteur le droit de continuer la vie fabuleuse de son héros et de mettre en œuvre le reste de la légende populaire, dont il s’était écarté dans l’épisode de Marguerite.
C’est ce que Goëthe a fait dans le second Faust, et nous avons dû, pour l’intelligence des deux ouvrages, donner la source même où il s’était inspiré. On verra par là ce qui lui appartient en propre et ce qui forme le fonds commun où sont venus puiser tant d’auteurs qui ont traité le même sujet. Ainsi que nous l’avons annoncé ailleurs, nous avons traduit entièrement dans cette édition la partie du second Faust qui fut publiée en 1827, du vivant de l’auteur, sous le titre d’Hélène.
Le complément posthume de cette tragédie, qui a paru depuis dans ses œuvres complètes, ne se rattache plus aussi directement au développement clair et précis de la première donnée, et quelles que soient souvent la poésie et la grandeur des idées de détails, elles ne forment plus cet ensemble harmonieux et correct qui a fait du premier Faust un chef-d’œuvre immortel. Une analyse détaillée, mêlée des scènes les plus remarquables, entièrement traduites, nous a paru suffire pour guider le lecteur, du dénouement du premier Faust à ce magnifique acte d’Hélène, qui est véritablement la partie la plus importante du second Faust de Goëthe, et où se retrouve encore un beau reflet de ce puissant génie, dont la faculté créatrice s’était éteinte depuis bien des années, lorsqu’il essaya de lutter avec lui-même en publiant son dernier ouvrage.
Nous avons ensuite repris le récit de l’action secondaire qui se passe à la cour de l’empereur, et nous avons donné dans leur entier les scènes de la mort de Faust, dans lesquelles l’auteur semble s’être inspiré à son tour du poème de Manfred de lord Byron, que son premier Faust avait évidemment inspiré. Notre travail se trouve ainsi complet, et l’examen analytique, reliant entre elles les grandes parties qui se correspondent, explique les scènes d’intermède et d’actions épisodiques, fort diffuses et fort obscures pour les Allemands eux-mêmes.
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SECOND FAUST.
UNE CONTRÉE RIANTE.
Faust étendu sur un gazon fleuri, fatigué et inquiet, cherchant à s’endormir, et des esprits, appelés Elfes, figures légères et charmantes, voltigent en cercle autour de lui.
ARIEL chante, accompagné des harpes d’Eole.
Le CHŒUR chante alternativement, tantôt à deux, tantôt à plusieurs voix.
(Un bruit immense annonce l’approche du soleil.)
ARIEL.
FAUST.
Les pulsations de la vie battent avec une nouvelle ardeur, pour faire un riant accueil au crépuscule éthéré. Et toi, terre, tu dormais aussi cette nuit, et tu respires à mes pieds, nouvellement rafraîchie. Tu commences déjà à m’environner de délices, tu animes et encourages ma forte résolution d’aspirer désormais à l’Être-Suprême. Déjà le monde s’ouvre à demi dans les lueurs du crépuscule, la forêt retentit d’une existence à mille voix. Dans toutes les vallées, les nuages se fondent, les clartés du ciel s’affaissent dans les profondeurs, et branchages et feuillages jaillissent de l’abîme parfumé, où ils dormaient jusqu’à présent. Les couleurs aussi se détachent du fond de verdure, où la fleur et la feuille égouttent la rosée tremblante. Un paradis se dévoile à l’entour de moi.
Regardez : Les cimes des montagnes lointaines jouissent d’avance de cette heure de fête ! Elles sont baignées déjà de l’éternelle lumière, qui plus tard viendra jusqu’à nous. Déjà la clarté naissante glisse au-devant de nous par les pentes verdies des hauteurs. Le soleil s’avance en vainqueur. Hélas ! voici déjà mes yeux blessés de ses flèches ardentes !
Il en est donc ainsi, lorsqu’un espoir long-temps cherché touche enfin aux portes ouvertes de l’accomplissement et du salut ! A voir les flammes s’élancer des profondeurs qui gisent au-delà, l’homme s’épouvante et s’arrête. Nous ne voulions qu’allumer le flambeau de la vie, et c’est une mer de flammes qui se répand autour de nous ! Et quelles flammes ? Est-ce amour ? est-ce haine ? enveloppés de ses replis brûlans, épouvantés d’une terrible alternative de douleurs et de joie, nous nous retournons bientôt vers la terre pour nous réfugier de nouveau sous l’humble voile de notre existence ignorante !
Que le soleil luise donc derrière moi ! La cascade bruït sur les récifs. C’est elle que je contemple avec un transport qui s’accroît sans cesse. De chute en chute elle se roule, s’élançant en mille et mille flots, et jetant aux airs l’écume, sur l’écume bruissante. Mais que l’arc bigarré de cette tempête éternelle se courbe avec majesté ! Tantôt en lignes pures, tantôt se fondant en air lumineux, et répandant autour de la cascade un doux frisson d’air agité. C’est là l’image de l’activité humaine ; saisis-en bien l’aspect et le sens, et tu comprendra que notre vie n’est de même qu’un reflet aux mille couleurs.
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EXAMEN ANALYTIQUE.
Après ce prologue où l’auteur vient de retremper son héros dans l’atmosphère romanesque et féerique du Songe d’une nuit d’été, déjà évoquée pour l’intermède du sabbat, l’action se transporte au milieu d’une cour impériale du moyen âge. Les personnages qui apparaissent n’ont pas d’autres noms que l’empereur, le chancelier, le maréchal, etc. L’empereur, assis au milieu de ses conseillers, demande où est son fou. Un page vient lui apprendre que ce pauvre homme s’est laissé choir en descendant un escalier. Est-il mort ? Est-il ivre ? On ne le sait pas. Il ne remue plus.
Un second page annonce aussitôt qu’un autre fou vient de se présenter à sa place, qu’il est fort bien vêtu ; mais que les hallebardiers ne veulent pas le laisser entrer. L’empereur donne un ordre, et Méphistophélès vient s’agenouiller devant le trône. Son compliment est gracieusement accueilli, et il prend la place de son prédécesseur à droite du prince.
Le conseil se met à discuter des affaires de l’état. Le chancelier parle longtemps contre la corruption du siècle, et passant en revue toutes les classes de la société, y signale partout un esprit d’immoralité et de révolte auquel il faut chercher remède. Les juges eux-mêmes ne sont pas exceptés de sa censure.
Le général se plaint des troupes et des officiers qui réclament un arriéré de solde, et menacent la tranquillité du pays. Le trésorier lui répond que les caisses sont vides, que tout le monde vit pour soi, et que la richesse de l’empire est tarie par les guerres et les divisions des partis politiques.
Le maréchal énumère les provisions de bouche que la cour dévore chaque jour, et se plaint de la cherté des subsistances qu’on gaspille à l’envi. Tous ces conseillers inquiets et maussades semblent être les mêmes dont nous avons entendu déjà les lamentations dans la nuit du sabbat du premier Faust. Au reste, toute l’action désormais se passe dans un monde vague, où il devient difficile de distinguer les fantômes des personnages réels.
L’empereur, étourdi de toutes ces plaintes, se tourne vers son nouveau fou, et lui demande s’il n’a pas à son tour une plainte à faire. Méphistophélès s’étonne, au contraire, des jérémiades qu’il vient d’entendre. Il commence par flatter l’empereur, qui peut tout, et qui n’a qu’à souffler pour abattre ses ennemis. Avec un peu de courage et de bonne volonté, tous ces embarras disparaîtront, et l’astre de l’empire recouvrera tout son éclat.
Les courtisans murmurent à ces paroles. Cela est aisé à dire ! Mais que faut-il faire ? Les gens à projets trouvent tout facile..... Qu’est-ce qui vous manque ? dit Méphistophélès. De l’argent ? Voyez la grande difficulté. Le sol même de l’empire en est rempli. C’est de l’or brut dans les veines des monts. C’est de l’or monnayé dans les trous de murailles où l’ont caché les citoyens effrayés depuis de longues années des guerres et des révolutions. Il ne s’agit que de faire paraître ces richesses à la face du soleil, au moyen des forces données à l’homme par la nature et par l’esprit.
« La nature et l’esprit ! s’écrie le chancelier, ce ne sont pas des mots à dire à des chrétiens ! C’est pour de telles paroles qu’on brûle les athées. La nature est le péché ; l’esprit est le diable en personne, et le doute est le produit de leur accouplement monstrueux !... »
— Je reconnais bien là, dit Méphistophélès, votre savante circonspection. Ce que vous ne touchez pas, vous le croyez à mille lieues ! Ce que vous ne chiffrez pas vous semble faux ! Ce que vous ne sauriez peser n’a pour vous aucun poids ! Ce que vous ne pouvez monnayer vous paraît sans valeur.
— Mais, dit l’empereur, à quoi bon tant de paroles ? nous manquons d’argent, trouvez-en. Méphistophélès promet encore une fois tous les trésors enfouis sous la terre, et est soutenu dans ses assertions par l’astrologue de la cour, qui offre l’aide de la divination et des charmes, pour trouver les mines inconnues et les trésors enfouis.
Ces deux personnages s’accordent à faire un si brillant tableau de ces finances impériales à recouvrer sous la terre, que le souverain veut se mettre tout de suite en besogne et prendre en main la pioche et la pelle. L’astrologue fait observer que le carnaval va s’ouvrir, et qu’il convient de le passer dans la joie. Il suffit d’avoir foi dans l’avenir, et de faire un dernier étalage de luxe et d’abondance publique. — A partir du mercredi des Cendres, dit l’empereur, nous commencerons donc nos nouveaux travaux. Jusque-là, vivons en gaieté. » Ici les fanfares résonnent, le conseil se sépare, et Méphistophélès rit à part soi de la façon dont il vient de jouer son rôle de fou.
Ici commence un intermède bouffon et satyrique (sic) dont il est difficile de fixer les vagues allusions. Il ressemble en cela à celui de la première partie, intitulé : Les noces d’Or d’Obéron et de Titania.
La scène représente une vaste salle entourée de galeries et parée pour le carnaval. Là, se presse une foule de personnages de tous temps, dont on ne peut trop dire si ce sont des masques ou des fantômes. un héraut est chargé du récitatif de cette longue scène, où mille acteurs divers chantent ou dissertent, selon leur rôle. Des jardiniers et jardinières, des bûcherons, oiseleurs, pêcheurs, forment une sorte d’entrée de ballet. Une mère et sa fille cherchent l’épouseur, rare à fixer ; Polichinelle raille la foule affairée ; des parasites se promettent les joies du festin, et les chœurs dominent par leurs chants le tumulte de l’assemblée. Le héraut donne aussi passage à un groupe de poètes didactiques, satiriques et romanesques ; quelques-uns d’entre eux chantent la nuit et les tombeaux, et se pressent autour d’un vampire nouvellement ressuscité, pour en tirer des inspirations. Le héraut fait entrer derrière eux une mascarade selon la mythologie grecque, composée des Grâces et des Parques qui chantent leurs diverses fonctions humaines et divines. Les personnages symboliques, la crainte, l’espérance, la sagesse, prennent part à leur tour à ce concert, où Zoïle-Thersite élève sa voix discordante.
Bientôt Plutus arrive, entouré d’un brillant cortège, et la foule émerveillée fait cercle autour de lui. Le jeune homme qui conduit le char de ce dieu sème sur son passage des bijoux, des perles et des pierreries qui, recueillies par les assistans, se transforment en insectes, en papillons, en feux follets. On sent déjà que Méphistophélès n’est pas étranger à ces prodiges, et joue encore dans un monde plus relevé son rôle de physicien de la taverne d’Auerbach. Plutus, à son tour, descend du char, et ouvre un coffre-fort où brille l’or fondu, mesuré dans des vases d’airain. La foule se presse avidement vers ces sources nouvelles de prospérité. Mais Plutus, plongeant son sceptre dans le métal bouillonnant, en asperge l’assemblée, qui pousse des cris de douleur et de colère.
Une entrée de faunes, de satyres et de nymphes, amène en chantant un chœur, le dieu Pan qu’une députation de gnomes vient complimenter, et auquel ils promettent les trésors renfermés dans la terre. On commence à voir ici que le dieu Pan n’est que l’empereur lui-même, déguisé. Les gnomes le conduisent vers le merveilleux trésor de Plutus ; mais au moment où il se penche pour regarder dans le coffre, sa barbe et son costume prennent feu, et les courtisans, qui se précipitent pour éteindre les flammes, sont incendiés à leur tour. Le héraut, qui raconte toute cette scène au moment où elle se passe, appelle au secours de l’empereur, et maudit la mascarade imprudente. Méphistophélès, ou peut-être Faust, car l’auteur ne le nomme pas, caché sous les habits de Plutus, apaise les flammes, raille l’assemblée de sa frayeur et déclare que tout cela n’était qu’un tour de magie blanche.
Après cet intermède, l’action précédente recommence, et la cour, réunie dans des jardins, s’entretient des événemens merveilleux de la fête qui vient de se passer. Ici, pour la première fois, nous voyons reparaître Faust, qui demande à l’empereur s’il est content de la mascarade. Ce dernier est enthousiaste de ses nouveaux hôtes, et approuve fort l’idée du divertissement qui l’avait un peu effrayé d’abord, mais qui s’est dénoué si heureusement. « J’avais l’air de Pluton dans toutes ces flammes ! dit-il avec orgueil, et au milieu de la foule embrasée, il me semblait régner sur le peuple des salamandres. » Méphistophélès le flatte, en lui jurant qu’il s’en faut de bien peu qu’il ne règne en effet sur tous les élémens.
Tout à coup le maréchal entre tout en joie, annonçant que tout va le mieux du monde ; le général vient dire aussi que les troupes ont été payées ; le trésorier s’écrie que ses coffres regorgent de richesses. Tout l’or qui roulait et ruisselait dans l’intermède semble être allé se condenser et se refroidir dans les caisses publiques.
« C’est donc un prodige ? dit l’empereur. — Nullement, dit le trésorier. Pendant que cette nuit vous présidiez à la fête sous le costume du grand Pan, votre chancelier nous a dit : Je gage que, pour faire le bonheur général, il me suffirait de quelques traits de plume. Alors, pendant le reste de la nuit, mille artistes ont rapidement reproduit quelques mots écrits de sa main, indiquant seulement : ce papier vaut dix, cet autre vaut cent ; cet autre mille, ainsi de suite. Votre signature est apposée, en outre, sur tous ces papiers. Depuis ce moment tout le peuple se livre à la joie, l’or circule et reflue partout ; l’empire est sauvé.
« Quoi ! dit l’empereur, mes sujets prennent cela pour argent comptant ! L’armée et la cour se contentent d’être payées ainsi ! C’est un miracle que je ne puis trop admirer. »
Ici Méphistophélès, qui vient de jouer ce rôle de Law dans une cour du moyen âge, en inspirant ces idées au chancelier, développe la théorie des banques et du papier-monnaie ; et l’empereur, pour reconnaître le service que le docteur et lui viennent de lui rendre, les crée à tout jamais surintendans des finances et directeurs des mines dans toute l’étendue de ses possessions. Le fou qu’on avait cru mort, et que Méphistophélès avait remplacé, reparaît à la fin de cette scène. On lui apprend tout ce qui s’est passé, et l’empereur, joyeux de le retrouver vivant, le comble de richesses en papier. Le fou, seul de toute la cour, ne fait pas grand cas de ces billets de banque, et les veut faire servir à quelque usage inférieur. On se moque de lui, et on le laisse seul avec Méphistophélès, qui lui jure que ce papier vaut de l’or. « Mais, dit le fou, me le changera-t-on bien contre de l’or ? — Sans doute, tout de suite, dit Méphistophélès. — Je vais le changer, dit le fou. Mais avec de l’or, puis-je acquérir comme autrefois une terre, une maison, un bois autour de la maison ? — Sans nul doute. — Je vais vite changer le papier contre l’or, et l’or contre la maison et la terre. Dès ce soir, je vivrai tranquille dans ma propriété ! — Pas si fou ! dit Méphistophélès seul, en quittant la scène : Pas si fou ! »
Dans toutes ces scènes épisodiques, Faust a été presque oublié. Il reparaît dans la suivante avec ses désirs, son activité et ses poétiques aspirations de la première partie ; c’est pourquoi nous donnerons cette scène dans son entier.
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UNE GALERIE SOMBRE.
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Pourquoi m’amènes-tu dans ce passage écarté ? il n’y a ici nul plaisir ; il nous faut retourner dans cette foule bigarrée de la cour, où notre magie a tant de succès.
FAUST.
Ne me parle pas ainsi, tu as dans tes vieux jours usé tout cela à tes semelles ; cependant ta manière d’agir à présent ne tend qu’à me manquer de parole. Moi, au contraire, je suis tourmenté ; le maréchal et le chambellan me poussent, l’empereur veut que cela se fasse sur-le-champ..... Il veut voir Hélène et Pâris, le modèle des hommes et celui des femmes ; il veut les voir en figures humaines. Vite donc, à l’œuvre, je ne saurais manquer à ma parole.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Ta légèreté de promettre était imprudence.
FAUST.
Tu n’as pas, compagnon, réfléchi non plus jusqu’où tes artifices nous conduiront. Nous avons commencé par le rendre riche, maintenant il veut que nous l’amusions.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Tu crois que tout se fait si vite !... Nous touchons ici des obstacles plus rudes : tu vas mettre la main sur un domaine étranger, et te faire inconsidérément de nouvelles obligations. Tu comptes évoquer aisément Hélène, comme le fantôme du papier-monnaie, avec des sorcelleries empruntées, avec des fantasmagories postiches.... J’appelle aisément à mon service les sorcières, les nains et les monstres ; mais de telles héroïnes ne servent point aux amourettes du diable.
FAUST.
Voilà toujours ta vieille chanson. On est, avec toi, dans une incertitude continuelle ; tu es le père des obstacles, et pour chaque remède tu demandes un salaire à part. Cependant cela finit par se faire, avec un peu de murmure, je sais, et à peine on a pensé à la chose, que tu l’apportes déjà.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Le peuple des ombres païennes est en dehors de ma sphère d’activité. Il habite un enfer à lui : pourtant il existe un moyen.
FAUST.
Parle, et sans retard.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je te découvre à regret un des plus grands mystères. Il est des déesses puissantes, qui trônent dans la solitude. Autour d’elles n’existe ni le lieu, ni moins encore le temps. L’on se sent ému rien que de parler d’elles. Ce sont les MÈRES.
FAUST, effrayé.
Les Mères !
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Ce mot t’épouvante ?
FAUST.
Les Mères ! les Mères ! cela résonne de façon si étrange.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Cela l’est aussi. Des déesses inconnues à vous mortels, et dont le nom nous est pénible à prononcer à nous-mêmes. Il faut chercher leur demeure dans les profondeurs du vide. C’est par ta faute que nous avons besoin d’elles.
FAUST.
Où est le chemin !
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Il n’y en a pas. A travers des sentiers non foulés encore et qu’on ne peut fouler.... un chemin vers l’inaccessible, vers l’impénétrable... Es-tu prêt ? — Il n’y a ni serrures, ni verroux à forcer ; tu seras poussé parmi les solitudes. — As-tu une idée du vide et de la solitude ?
FAUST.
De tels discours sont inutiles ; cela rappelle la caverne de la sorcière, cela reporte ma pensée vers un temps qui n’est plus ! N’ai-je pas dû me frotter au monde, apprendre la définition du vide et la donner ? — Si je parlais raisonnablement selon ma pensée, la contradiction redoublait de violence. N’ai-je pas dû, contre ces absurdes résistances, chercher la solitude et le désert, et pour pouvoir à mon gré vivre seul, sans être entièrement oublié, m’abandonner enfin à la compagnie du Diable ?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Si tu traversais l’Océan, perdu dans son horizon sans rivages, tu verrais du moins la vague venir sur la vague, et même quand tu serais saisi par l’épouvante de l’abîme, tu apercevrais encore quelque chose. Tu verrais les dauphins qui fendent les flots verts et silencieux, tu verrais les nuages qui filent, et le soleil, la lune et les étoiles qui tournent lentement. Mais dans le vide éternel de ces profondeurs, tu ne verras plus rien, tu n’entendras point le mouvement de tes pieds, et tu ne trouveras rien de solide où te reposer par instans.
FAUST.
Tu parles comme le premier de tous les mystagogues qui aient jamais trompé de fervens néophytes. Mais c’est au rebours. Tu m’envoies dans le vide, afin que j’y accroisse mon art ainsi que mes forces ; tu me traites comme ce chat auquel on faisait retirer du feu des châtaignes. N’importe ! je veux approfondir tout cela, et dans ton néant, j’espère, moi, trouver le grand tout.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Je te rends justice avant que tu t’éloignes de moi, et je vois bien que tu connais le Diable. Prends cette clef.
FAUST.
Ce petit objet.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Touche-la, et tu apprécieras ce qu’elle vaut.
FAUST.
Elle croît dans ma main ! elle s’enflamme ! elle éclaire !
MÉPHISTOPHÉLÈS.
T’aperçois-tu de ce qu’on possède en elle ? Cette clef sentira pour toi la place que tu cherches. Laisse-toi guider par elle, et tu parviendras près des Mères.
FAUST, frémissant.
Des Mères ! cela me frappe toujours comme une commotion électrique. Quel est donc ce mot que je ne puis entendre ?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Ton esprit est-il si borné qu’un mot nouveau te trouble ? veux-tu n’entendre rien toujours que ce que tu as entendu ? Tu es maintenant assez accoutumé aux prodiges pour ne point t’étonner de ce que je puis dire au-delà de ta portée.
FAUST.
Je ne cherche point à m’aider de l’indifférence. La meilleure partie de l’homme est ce qui tressaille et vibre en lui. Si cher que le monde lui vende le droit de sentir, il a besoin de s’émouvoir et de sentir profondément l’immensité.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Descends donc ! je pourrais dire aussi bien monte ; c’est la même chose. Échappe à ce qui est, en te lançant dans les vagues régions des images. Réjouis-toi au spectacle du monde qui depuis long-temps n’est plus. Le mouvement de la terre entraîne les nuages ; agite la clef et tiens-la loin de ton corps.
FAUST, transporté.
Dieu ! je trouve en la serrant de nouvelles forces, et pour cette grande entreprise déjà ma poitrine s’élargit.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Un trépied ardent te fera reconnaître que tu es arrivé à la plus profonde des profondeurs. Aux lueurs qu’il projette, tu verras les Mères, les unes assises, les autres allant et venant, comme cela est. Forme, transformation, éternel entretien de l’esprit éternel, entouré des images de toutes choses créées. Elles ne te verront pas, car elles ne voient que les êtres qui ne sont pas nés. Là, point de faiblesse ; car le danger sera grand. Va droit où tu verras le trépied et touche-le avec la clef.
Faust élève la clef avec l’attitude de la résolution.
MÉPHISTOPHÉLÈS, l’encourageant.
C’est bien. Alors le trépied s’y attache et te suit en esclave. Tu remontes tranquillement ; le bonheur t’élève, et avant qu’elles t’aient vu, te voilà de retour avec lui ; et dès que tu l’auras posé sur le sol, tu pourras évoquer de la nuit éternelle Héros et héroïnes toi le premier qui ait osé cette action. Elle sera accomplie par toi seul, et tu verras durant l’opération magique se transformer en dieu les vapeurs de l’encens.
FAUST.
Et que faut-il faire maintenant ?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Maintenant, que tout ton être tende en bas ; trépigne pour descendre ; tu trépigneras pour remonter.
Faust trépigne sur le sol et disparaît.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Puisse sa clef le mener à bonne fin ! Je suis curieux de savoir s’il reviendra.
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