24 décembre 1842 — Un Roman à faire, dans La Sylphide, 4e série, t. VII, p. 61-66, non signé.

La table des matières de la revue ne porte que la mention : Un Roman à faire, par M. ***. La troisième lettreincluse dans le roman fut reprise le 6 juillet 1845 dans L’Artiste sous le titre : L’Illusion, puis dans Octavie, nouvelle publiée le 17 décembre 1853 dans Le Mousquetaire, et enfin en 1854 dans Les Filles du feu.

Fiction ou véritable découverte dans une vieille malle chez les Duburgua, lors de son passage à Agen en 1834 ? Nerval publie dans ce court roman un ensemble de six lettres d’amour, attribuées au « chevalier  Dubourjet ». Sous ce nom, il n’est pas difficile de reconnaître Justin Duburgua, contemporain du docteur Labrunie à Agen, dont le destin tragique n’a pu manquer de frapper Nerval qui l’intègre à sa propre famille paternelle dans sa Généalogie. Ces six lettres apparaissent également sur les deux séries de manuscrits autographes, jamais publiées du vivant de Nerval, que l’on appelle faute de mieux « Lettres d’amour » ou « Lettres à Jenny Colon ». Jenny Colon était morte en juin 1842. Il est très possible que Nerval se soit servi de la tragique histoire de Justin Duburgua pour évoquer son propre échec amoureux en publiant les lettres qu’il n’a peut-être jamais osé adresser à l’actrice. La troisième lettre, qui évoque une mystérieuse rencontre avec une jeune napolitaine puis la tentation de suicide au Pausilippe, sera publiée à nouveau à deux reprises, et notamment dans la nouvelle intitulée Octavie qui renvoie explicitement au voyage en Italie de 1834.

Voici les concordances entre les Lettres d'amour et Un Roman à faire:

Les lettres I et II correspondent au manuscrit Lovenjoul D 740, fol. 8 r° et v°, et 9 r°, et partiellement au manuscrit BnF, fol. 1, lettre 9 et fol. 14 et 15, lettres 23 et 24.

La lettre III correspond partiellement au manuscrit Lovenjoul D 740, fol. 10 v° (brouillon) et 12 r° (mise au net), à partir de « Mourir ! Grand Dieu » et v° jusqu’à « il faudra donc vous éveiller »

La lettre IV correspond au manuscrit BnF, fol. 9, lettre 17

La lettre V correspond au manuscrit Lovenjoul D 740, fol. 20 r° et BnF, fol. 8, lettre 15, avec quelques variantes

La lettre VI correspond fragmentairement au manuscrit Lovenjoul D 740, fol. 21 r° et BnF, fol. 7 et 8, lettre 13

Le travail complexe de recomposition des textes révélé par de telles concordances laisse penser que Nerval prévoyait bien une publication des Lettres comme œuvre littéraire, même si dans un premier temps elles furent inspirées par un authentique amour.

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UN ROMAN À FAIRE.

 

Voilà bien des années que la tombe s’est fermée sur l’auteur des lettres dont nous allons donner quelques extraits. Encore est-ce bien la tombe que l’on peut dire ? Le chevalier Dubourjet étant mort en 1808, pendant une traversée à Saint-Domingue, nous craignons bien qu’il n’en ait point eu d’autre que le sein bleu de l’Océan, qui n’offre pas même au mourant l’espoir d’avoir son nom gravé sur une pierre, et de sentir filtrer quelques pleurs à travers une terre bénie.

Peut-être est-ce un soin pieux d’arracher à l’oubli l’un de ces noms dont il prend possession si vite, et cependant nous avons hésité à publier des choses intimes, dont une parente éloignée nous a transmis la possession, sans savoir si le public y prendrait autant d’intérêt que nous-même.

De quoi s’agit-il en effet ? D’un paquet de lettres écrites sur papier assez gros, qui gisaient sous le nœud d’un ruban passé au fond d’une valise d’officier de marine ; de cahiers de pensées détachées, conçues dans un esprit assez misanthropique, de poésies légères dans le goût de Bertin, et un seul ouvrage imprimé, portant le nom de l’auteur, avec cette variante que le chevalier s’y appelle le citoyen Dubourjet, vu l’époque de la publication (1803). Ce livre traite des sciences physiques, sous la forme légère des entretiens de Fontenelle ; le tout est dédié et adressé par lettres à une puissante et sévère Uranie, que nous croyons être la même personne qui inspira les lettres manuscrites, et qui, par une raison que nous ignorons, ne les aura pas conservées.

Ici l’on demanderait des détails, un roman ; mais toutes les histoires d’amour ne sont-elles pas pareilles ? Ces lettres n’ont de particulier que le cachet d’un temps où Saint-Preux et Werther enivraient les âmes de leurs sombres aspirations. À ces fragments épars, nous tâcherons de joindre le peu de détails que nous avons appris sur une liaison, dont la différence de fortune et de rang contraria toujours le bonheur.

 

PREMIÈRE LETTRE.

Je vous avais obéi, Madame, j’avais attendu, pour vous voir, le jour où tout le monde en a le droit, pour vous parler, le jour où d’autres en ont le privilège ; puis j’ai changé de pensée, je n’ai pu me résoudre à vous adresser en vain quelques banales paroles. Il faut donc vous écrire encore, et pourtant j’avais résolu de ne plus le faire. Les lettres ne sont bonnes que pour les amants froids ou pour les amants heureux. On admet le trouble et l’incohérence dans la conversation, mais les phrases écrites deviennent des témoins éternels. Que je voudrais pouvoir anéantir tout ce que je vous ai écrit ! Votre indifférence m’aura peut-être rendu ce service ; je la remercierais de cela du moins.

Le beau roman que je ferais pour vous, si ma pensée était plus calme ! mais trop de choses s’offrent à moi ensemble, au moment où je vous écris. Vous avez eu raison de me faire sentir que mon amour si long et si éprouvé me rendait injuste et exigeant envers vous, qui le connaissez à peine ; mais comment, en jugeant si bien, avez-vous si peu d’indulgence ? Oui, il y a dans ma tête un orage de pensées dont je suis ébloui et fatigué sans cesse, il y a des années de rêves, de projets, d’angoisses qui voudraient se presser dans une phrase, dans un mot. Ah ! j’oublierai tout cela, car vous m’avez cruellement puni d’avoir voulu m’en prévaloir. Pourquoi vous ai-je dit une fois ce que j’avais souffert pour vous ? Pourquoi me suis-je vanté d’un passé qui n’est plus, et auquel vous ne devez rien ? Une femme aime à donner plus qu’elle ne reçoit, et ce n’est pas de son côté que doit être la reconnaissance. Qu’ai-je fait, mon Dieu ! Un sourire, un serrement de main, une douce parole, valent cent fois toutes mes peines, et vous m’avez accordé tout cela.

 

DEUXIÈME LETTRE.

Vous voyez que j’ai étudié votre lettre et qu’enfin je l’ai comprise. Que je la trouve bonne et douce quand je songe à mes torts envers vous. Mais qu’elle est raisonnable ! qu’elle est prudente ! Vous étiez bien calme en l’écrivant. Je vous en remercie toutefois, puisqu’elle me laisse encore un faible et dernier espoir. Ah ! pauvre chère lettre ! c’est jusqu’ici le seul trésor de mon amour, ne m’ôtez pas l’illusion qui me fait voir en elle une faveur bien grande, un gage inappréciable de votre bonté.

Ah ! Madame, ne craignez pas de me voir désormais. Vous le savez, je suis timide en face de vous. Votre regard est pour moi ce qu’il y a de plus doux et de plus terrible : vous avez sur moi tout pouvoir, et ma passion même, en votre présence, n’ose s’exprimer que faiblement. Je vous ai dit mes souffrances avec le sourire sur les lèvres, de peur de vous effrayer ; je vous ai raconté avec calme des choses qui me tenaient tellement au cœur, qu’il me semblait que j’en arrachais des fibres en vous parlant. Je faisais ainsi la parodie de mes propres émotions. Il me semblait qu’il était question d’un autre, et que je vous disais : Voyez ce rêveur, cet insensé, qui vous aime si follement.

Ne redoutez rien de ma présence et de mes paroles ; j’ai su calmer enfin des agitations, des inégalités qu’il vous a été plus facile de comprendre que d’excuser peut-être ; j’ai appris à redevenir courageux et patient, je ne veux plus compromettre en quelques instants toutes les chances d’une destinée, et je me dis que, dans l’affection que je vous porte, il y a trop de passé pour qu’il n’y ait pas beaucoup d’avenir !

 

TROISIÈME LETTRE.

Je suis dans une inquiétude extrême. Depuis quatre jours je ne vous vois pas, ou je ne vous vois qu’avec tout le monde ; j’ai comme un fatal pressentiment. Que vous ayez été sincère avec moi, je le crois ; que vous soyez changée depuis quelques jours, je l’ignore, mais je le crains. Mon Dieu ! prenez pitié de mes incertitudes, ou vous attirerez sur nous quelque malheur. Voyez, ce serait moi-même que j’accuserais surtout. J’ai été timide et dévoué plus qu’un homme ne le devrait être. J’ai entouré mon amour de tant de réserve, j’ai craint si fort de vous offenser, vous qui m’en aviez tant puni une fois déjà, que j’ai peut-être été trop loin dans ma délicatesse, et que vous avez pu me croire refroidi. Eh bien ! j’ai respecté un jour important pour vous, j’ai contenu des émotions à briser l’âme, et je me suis couvert d’un masque souriant, moi dont le cœur haletait et brûlait. D’autres n’auront pas eu tant de ménagements, mais aussi nul ne vous a aimée comme moi, nul ne vous a peut-être prouvé tant d’affection vraie, et n’a si bien senti tout ce que vous valez.

Parlons franchement ; je sais qu’il est des liens qu’une femme ne peut briser qu’avec peine, des relations incommodes que l’on ne peut rompre que lentement. Vous ai-je demandé de trop pénibles sacrifices ? dites-moi vos chagrins, je les comprendrai. Vos craintes, votre fantaisie, les nécessités de votre position, rien de tout cela ne peut ébranler l’immense affection que je vous porte, ni troubler même la pureté de mon amour. Mais nous verrons ensemble ce qu’on peut admettre ou combattre, et s’il était des nœuds qu’il fallût trancher et non dénouer, reposez-vous sur moi de ce soin. Manquer de franchise en ce moment, serait de l’inhumanité peut-être, car je vous l’ai dit, ma vie ne tient à rien qu’à votre volonté, et vous savez bien que ma plus grande envie ne peut être que de mourir pour vous !

Mourir, grand Dieu ! pourquoi cette idée me revient-elle à tout propos, comme s’il n’y avait que ma mort qui fût l’équivalent du bonheur que vous promettez ! La mort ! ce mot ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée. Elle m’apparaît couronnée de roses pâles, comme à la fin d’un festin ; j’ai rêvé quelquefois qu’elle m’attendait en souriant au chevet d’une femme adorée, après le bonheur, après l’ivresse, et qu’elle me disait : Allons, jeune homme ! tu as eu toute ta part de joie en ce monde ; à présent viens dormir, viens te reposer dans mes bras. Je ne suis pas belle, moi, mais je suis bonne et secourable, et je ne donne pas le plaisir, mais le calme éternel… 

... Où donc cette image s’est-elle déjà offerte à moi ? Ah ! je vous l’ai dit, c’était à Naples, il y a trois ans. J’avais fait rencontre à la Villa-Real d’une jeune femme qui vous ressemblait, une très bonne créature dont l’état était de faire des broderies d’or pour les ornements d’église ; je la reconduisis chez elle, bien qu’elle me parlât d’un amant qu’elle avait dans les gardes suisses et quelle tremblait de voir arriver. Pourtant, elle ne fit pas difficulté de m’avouer que je lui plaisais davantage... Que vous dirai-je ? il me prit fantaisie de m’étourdir pour tout un soir, et de m’imaginer que cette femme, dont je comprenais à peine le langage, était vous-même, descendue à moi par enchantement ! Pourquoi vous tairais-je toute cette aventure, et la bizarre illusion que mon âme accepta sans peine, surtout après quelques verres de Lacryma-Christi mousseux que je lui fis apporter au souper ? La chambre où j’étais entré avait quelque chose de mystique par le hasard ou le choix singulier des objets qu’elle renfermait. Une madone noire, couverte d’oripeaux, et dont mon hôtesse était chargée de rajeunir l’antique parure, figurait sur une commode, près d’un lit aux rideaux de serge verte ; une figure de sainte Rosalie, couronnée de roses violettes, semblait plus loin protéger le berceau d’un enfant endormi ; les murs blanchis à la chaux, étaient décorés de vieux tableaux des quatre éléments, représentant des divinités mythologiques. Ajoutez à cela un beau désordre d’étoffes brillantes, de fleurs artificielles, de vases étrusques ; des miroirs entourés de clinquant, qui reflétaient vivement la lueur de l’unique lampe de cuivre, et sur une table un traité de la divination et des songes, qui me fit penser que ma compagne était un peu sorcière ou bohémienne pour le moins. Une bonne vieille, aux grands traits solennels, allait et venait, nous servant (je crois que ce devait être sa mère), et moi, tout pensif, je ne cessais de regarder sans dire un mot à celle qui me rappelait si fort votre souvenir.

Cette femme me répétait à tous moments : — Vous êtes triste ! Et je lui dis : — Ne parlez pas ; je puis à peine vous comprendre ; l’italien me fatigue à écouter et à prononcer. — Oh ! dit-elle, je sais encore parler autrement ; et elle parla tout à coup dans une langue que je n’avais pas encore entendue. C’étaient des syllabes sonores, gutturales, des gazouillements pleins de charme, une langue primitive sans doute ; de l’hébreu, du syriaque, je ne sais : elle sourit de mon étonnement et s’en alla à sa commode, d’où elle tira des ornements de fausses pierres, colliers, bracelets, couronnes ; s’étant parée ainsi, elle revint à table, puis resta sérieuse fort longtemps. La vieille, en rentrant, poussa de grands éclats de rire, et me dit : — Je crois que c’est ainsi qu’on la voyait aux fêtes.  En ce moment l’enfant se réveilla et se prit à crier. Les deux femmes coururent à son berceau, et bientôt la mère revint près de moi, tenant fièrement dans ses bras le bambino soudainement apaisé.

Elle lui parlait dans cette langue que j’avais admirée, elle l’occupait avec des agaceries pleine de grâces ; et moi, peu accoutumé à l’effet des vins brûlés du Vésuve, je sentais tourner les objets devant mes yeux : cette femme, aux manières étranges, royalement parée, fière et capricieuse, m’apparaissait comme une de ces magiciennes de Thessalie, à qui l’on donnait son âme pour un rêve. Oh ! pourquoi n’ai-je pas craint de vous faire ce récit ? C’est que vous savez bien que ce n’était aussi qu’un rêve, où seule vous avez régné !…

Je m’arrachai à ce fantôme qui me séduisait et m’effrayait à la fois ; j’errai dans la ville déserte jusqu’au son des premières cloches, puis, sentant le matin, je pris par les petites rues derrière Chiaia, et je me mis à gravir le Pausilippe au-dessus de la grotte. Arrivé tout en haut, je me promenai en regardant la mer déjà bleue, la ville où l’on n’entendait encore que les bruits du matin, et les deux îles d’Ischia et de Nisita [sic pour Nisida], où le soleil commençait à dorer le haut des villas. Je n’étais pas attristé le moins du monde, je marchais à grands pas, je courais, je descendais les pentes, je me roulais dans l’herbe humide, mais dans mon cœur, il y avait l’idée de la mort.

Ô Dieu ! je ne sais quelle profonde tristesse habitait mon âme, mais ce n’était autre chose que la pensée cruelle que je n’étais pas aimé. J’avais vu comme le fantôme du bonheur, j’avais usé de tous les dons de Dieu, j’étais sous le plus beau ciel du monde, en présence de la nature la plus parfaite, du spectacle le plus immense qu’il soit donné aux hommes de voir ; mais à trois cents lieues de la seule femme qui existât pour moi et qui ignorait jusqu’à mon existence. N’être pas aimé et n’avoir pas l’espoir de l’être jamais. C’est alors que je fus tenté d’aller demander compte à Dieu de ma singulière existence. Il n’y avait qu’un pas à faire ; à l’endroit où j’étais, la montagne était coupée comme une falaise. La mer grondait au bas, bleue et pure ; ce n’était plus qu’un moment à souffrir. Oh ! l’étourdissement de cette pensée fut terrible. Deux fois je me suis élancé, et je ne sais quel pouvoir me rejeta vivant sur la terre que j’embrassai. Non, mon Dieu ! vous ne m’avez pas créé pour mon éternelle souffrance ; je ne veux pas vous outrager par ma mort. Mais donnez-moi la force, donnez-moi le pouvoir, donnez-moi surtout la résolution qui fait que les uns arrivent au trône, les autres à la gloire, les autres à l’amour !

 

QUATRIÈME LETTRE.

Je vous réponds bien vite, pour que vous ne me croyiez pas malheureux et découragé. Oh ! que vous connaissez bien votre pouvoir sur moi, Madame ! Comme vous en avez abusé sans pitié ! Moi, je ris à travers mes larmes, je ris par un suprême effort de courage, comme le patient qu’on brûle, comme le martyr qu’on tenaille. Je suis content de moi, je me trouve sublime, j’excite ma propre admiration.

Jamais je n’ai été si convaincu de cette vérité, que mon amour pour vous est une religion. Les solitaires de la Thébaïde avaient comme moi des nuits affreuses, ils se tordaient comme moi sous des pensées impitoyables, et ils offraient leurs souffrances en holocauste à l’Éternel. Mais c’étaient des gens qui vivaient d’eau et de racines, peut-être aussi des tempéraments paisibles, et non de ces natures nerveuses, où la passion n’a pas moins de prise que la douleur. Oh ! vous êtes bien calme et bien tranquille, vous, vous me parlez de fidélité sans récompense, comme à un chevalier du moyen âge, chevauchant à quelque entreprise, sous sa froide armure de fer. J’ai bien un peu de ce sang-là dans mes veines, moi, pauvre et obscur descendant d’un châtelain du Périgord ; mais les temps sont tristement changés et les femmes aussi. Gardez-nous, Mesdames, la fidélité des anciens temps, et nous nous résignerons peut-être à faire comme nos pères. Mais en vérité, ce serait là bien du temps et du bonheur perdu [sic].

Voyez-vous ? je vous parle en riant, mais je tremble que votre lettre ne soit pas tout à fait sérieuse. Il y a toujours quelques niaiseries à trop respecter les femmes. Elles tirent souvent avantage d’une trop grande délicatesse pour exiger des sacrifices dont elles se raillent en secret. Oh ! je suis bien loin de vous croire coquette ou perfide, mais de grâce, un peu de confiance, un peu de clarté dans ces détours où je me heurte à chaque pas !

 

CINQUIÈME LETTRE.

Pauvre amie, je vous ai encore bien tourmentée, bien inquiétée, mais c’est la dernière fois. Quand je vous verrai ainsi froide et coquette, je comprendrai bien qu’il existe une de ces raisons dont nous avons parlé, et que votre cœur se resserre alors à l’approche du mien, comme une fleur craintive. Mon Dieu ! ne craignez rien, je me ferai à cette idée, si pénible qu’elle puisse être. Que vous m’aimiez plus qu’un autre, je ne puis rien vouloir de plus. Oh ! nous sommes fiancés dans la vie et dans la mort. Qu’importent les hommes et les indignes obligations de l’existence. Une heure de liberté entre nous, de paroles brûlantes, d’effusions célestes, et tout le reste est oublié. Dans les concessions où votre amour m’entraîne, j’abdique volontiers ma fierté d’homme et mes prétentions d’amant ; mais, de votre côté, prenez pitié de mes peines mortelles et de cette terrible exaltation dont je ne puis répondre toujours. Songez qu’elle vient moins de la jalousie que de la crainte d’être abusé. Aujourd’hui cette crainte est moins forte, je crois en vos paroles. Je suis sûr que vous me donnez du moins le droit de me regarder comme ayant obtenu votre amour entier. Tout cela me rassure, car vous savez bien qu’il y a votre parole dans un des plateaux de la balance, et dans l’autre, toute ma vie, tout l’effort d’une âme énergique qui, du point où vous lui avez permis d’atteindre, ne peut tomber qu’en se brisant !

 

SIXIÈME LETTRE.

Je ne puis me remettre encore de l’étrange soirée que nous avons passée hier. Que de bonheur et d’amertume dans ce souvenir ! Je voudrais pouvoir m’écrier comme Saint-Preux : — « Mon Dieu ! vous m’avez donné une âme pour la souffrance, donnez-m’en une pour la félicité. » Mais je suis aussi mécontent de moi-même que reconnaissant envers vous. Mon âme est bouleversée. Il y a comme un cercle de fer autour de mon front. Je vous demande un jour pour me reconnaître. Et que vous dirais-je d’ailleurs ? irai-je risquer de vous attrister encore de mon tourment ou de vous effrayer de mes agitations ? Non, j’ai tant de choses à vous dire, que je ne veux pas les perdre dans une froide lettre. Quoi de plus triste qu’une lettre ? quoi de plus facile pour une pensée indifférente, et de plus insignifiant pour un cœur bien épris ? La pensée se glace en se traduisant en phrases, et les plus douces émotions de l’amour ressemblent à ces plantes desséchées que l’on presse entre deux feuillets afin de les conserver. Songez que tout cela peut être lu dans un instant de contrariété, d’ennui, d’humeur légère, et que l’on peut ainsi jouer sur un morceau de papier son avenir et son bonheur, sa vie et sa mort... Non, non, je ne vous écris pas sérieusement aujourd’hui, et je garde les belles fleurs de mon amour, qui ne veulent plus s’épanouir que près de vous et sous vos yeux.

……………

Cette lettre était la dernière du paquet conservé par le chevalier, et dans lequel nous avons choisi celles que nous venons de citer. Rien n’indiquait un dénoûment très positif à une intrigue assez ordinaire. Seulement le tout était enveloppé d’une lettre plus grande, imprimée, inscrite à l’adresse du chevalier Dubourjet, et annonçant la mort de la comtesse Pall*** (nous ne voulons pas citer entièrement l’un des noms des plus célèbres de l’Italie). Quelques indications nous ont appris encore que cette dame était l’épouse d’un personnage que son rang n’avait pas empêché de se livrer aux sciences physiques, et dont le nom se trouve inscrit dans plusieurs recueils scientifiques de ce temps-là.

Il est probable que ces lettres trouvées par le comte Pall*** après la mort subite de sa femme, avaient été renvoyées par lui au chevalier avec le billet mortuaire. Un romancier moderne percevrait là toute une mystérieuse vengeance italienne ; la ressemblance de la noble comtesse avec une pauvre ouvrière de Naples serait féconde en suppositions romanesques ; la science pourrait, à la rigueur, jouer un rôle dans la triste catastrophe qui interrompt si à propos une correspondance prête à sortir des nuages du platonisme... Mais nous n’acceptons aucun de ces moyens vulgaires de conclure des citations où apparaît l’éclair d’une âme qui a réellement pensé et souffert ; on ne peut mêler le faux au vrai sans risquer une sorte de profanation.

Il existe aux archives de France une lettre d’amour écrite par une grande dame du dix-huitième siècle à un officier qui combattait à Rosbach. Cette lettre contenait une boucle de beaux cheveux blonds qui ne parvinrent pas à leur adresse, car l’officier avait péri dans la bataille, et la lettre fut renvoyée à la direction de la poste, qui l’ouvrit, et la donna plus tard aux archives à titre de curiosité. Pauvre lettre ! pauvres cheveux blonds d’un beau corps aujourd’hui détruit, triste nœud d’amour tranché et dévoilé au monde ! Qui oserait coudre un lambeau d’histoire à votre poétique existence, serait un poète bien mal inspiré. Et d’ailleurs le monde n’a-t-il pas déjà bien assez de romans ? c’en est encore un de moins à lire et un de plus à rêver.

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