1853 — Le Comte de Saint-Germain, manuscrit autographe inachevé.
Nerval a évoqué à plusieurs reprises l’illustre illuminé des soupers d’Ermenonville. Il a visiblement eu le projet d’en faire le héros d’une nouvelle ou d’un roman, demeuré inachevé. La mention de la pierre de Bologne, présente également dans l’incipit de Pandora et dans les indications figurant sur le manuscrit autographe à l’encre rouge d’Artémis, incite à penser que le manuscrit du Comte de Saint-Germain est contemporain de la genèse de Pandora, en novembre 1853. C’est aussi ce que suggèrent, d’une part l’allusion aux destructions de la place du Carrousel au début du récit, et d’autre part la lettre adressée le 30 novembre 1853 à Abel, prote de l’imprimerie Gratiot qui compose les épreuves des Filles du feu. Nerval s‘excuse en effet de son erreur : « Il y a eu une légère erreur dans mon envoi d’hier. / Il faudrait me garder Le Comte de St Germain s’il n’est pas encore composé. ». Notons que Nerval a fait figurer les « Mémoires du Comte de Saint-Germain » parmi les « Ouvrages commencés ou inédits » de son projet d’Œuvres complètes en 1854.
On ne sait pas grand-chose de cette tentative de nouvelle ou de roman qui aurait eu pour héros l’énigmatique Comte de Saint-Germain, que Nerval classe parmi les Illuminés familiers des soupers de Mortefontaine et d’Ermenonville dans Les Faux Saulniers, et qu’il mentionne dans la biographie qu’il consacre à Cazotte, en préface au Diable amoureux en 1845. Visiblement le thème est la métempsycose, dont la mise en récit semble s’inspirer d’Edgar Poe. À noter que Le Mousquetaire publiera au cours de l’année 1854 plusieurs nouvelles d’Edgar Poe, dont Le Mort vivant en mai.
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LE COMTE DE SAINT-GERMAIN
De omni re scibili et quibusdam aliis
I
Une âme sans corps
Dans une ancienne chambre à coucher du quartier que l’on vient de démolir pour dégager les abords des Tuileries, le marquis de Morangles, homme d’un certain âge, veillait auprès d’un lit dont la forme et la matière remontaient évidemment à l’époque du Directoire. Le chevet et le pied d’acajou massif étaient surmontés de têtes en bronze ornées d’attributs égyptiens.
A demi voilé par des rideaux de serge bleue, le corps allongé d’un cadavre se dessinait sous les plis droits d’un drap rejeté sur sa tête. — L’ameublement de cette pièce appartenait du reste au goût moderne, — et le lit, ainsi qu’une table ronde de marqueterie, soutenue par un trépied à têtes d’aigles, et un petit secrétaire de bois de rose incrusté d’émaux — semblaient être les débris d’un vieux mobilier de famille cher aux souvenirs du défunt.
Tout à coup, ce dernier poussa un soupir prolongé et prit la parole avec effort :
II
L’embaumeur
En ce moment, on frappa rudement à la porte.
— Qui est-ce qui peut venir ? » dit le ressuscité avec quelque frayeur.
— Hé mon Dieu, c’est le...
— Le quoi?
— L’embaumeur... il est sept heures du matin ; le service est pour demain à midi. Mais d’ici là vos parents, vos amis, vos héritiers... Cela va surprendre bien du monde... À moins...
— A moins que ?
— Que je ne sois victime d’une illusion, d’un rêve, et encore... qui sait si vous n’allez pas remourir d’ici là ?
— Marquis ! pas de plaisanterie ! Un moment ! Je tiens la vie et je ne la lâche pas ! Plus un mot, vieillard, et regarde ! Ouf la sciatique ! Diable de défunt, va ! où s’est-il procuré cela ? Un peu d’aide marquis palsembleu !... Allah ! Allah ! Allah Kébir ! Allah Kérim !
— Miséricorde, s’écria le marquis de Morangles, le voilà qui blasphème à présent. Vade retro... Au secours ! à la garde ! au feu !
Et il ouvrit les volets ; le jour pénétra dans la chambre : De l’air ! de l’air ! s’écria l’autre et surmontant la douleur de sa cuisse il s’élança vers la fenêtre qu’il ouvrit : Peikü-Fo-hi ! Bouddah ! Mahdéva ! a-ah ! Saba-Saba-hi ! et fixant les yeux sur le soleil levant, il semblait y puiser avec délices la source d’unevie nouvelle.
— Le marquis de Morangle, sortant de sa stupeur, le vit avec surprise et admiration s’agenouiller les bras tendus vers l’astre du jour : « J’ai vu Le Vampire à la Porte-Saint-Martin, se dit-il, par M. Philippe, un bel acteur... Hé bien ce scélérat en faisant autant quand il voyait la lune. Si celui-ci n’adore que le soleil, c’est plus rassurant.
— Monsieur le... pardon, M. Pérégrinus, M. le comte de Bonneval, M. le Chinois... car enfin il serait bon de choisir un nom où une position quelconque : — Mais qu’est-ce que je dis ? je deviens fou aussi moi ; c’était du délire, voilà tout... Non ! vous n’êtes pas un vampire... tu es bien mon ami d’Almany, n’est-ce pas ?
— Oui, oui, dit avec effusion celui qu’il interrogeait, oui je suis ton ami, brave vieillard demeuré fidèle à celui qui t’a fait du bien ! Au nom de celui qui n’est plus, je t’embrasse de toute mon âme !
Et le ressuscité versait des larmes qui venaient se mêler à celles qui sillonnaient les rides du vieux marquis : Mais qu’est-ce que tu dis encore là d’Almany ! balbutiait-il à travers son émotion : « ne va pas devenir fou... Celui qui n’est plus... mais c’est toi-même... quelle absurdité ! Enfin recouche-toi. Ah ! cette sonnette... Allons il faut renvoyer ces gens-là. Recouche-toi. Il n’y a plus qu’un peu de fièvre, je vais chercher le médecin.
— Ne bougez pas vieillard, c’est à moi de recevoir ceux qui viennent.
Le marquis de Morangles se recula frappé de crainte : les yeux de son ami brillaient d’un éclat inconnu. Sa taille semblait avoir grandi ; s’enveloppant du drap funèbre comme d’un manteau, il en avait d’un geste altier rejeté l’un des bouts sur l’épaule gauche et ses doigts, comme un ressouvenir machinal, imprimaient à la toile les plis gracieux de la toge antique .
« Allons ! dit le marquis de Morangles en secouant la tête, le voilà qui veut jouer la tragédie à présent... Ah ! depuis Talma... et même je pourrais dire depuis Monvel... Enfin, cela vaut toujours mieux que d’être mort !
La sonnette résonnait avec plus de force, — on croyait sans doute le marquis de Morangle endormi à la suite de sa longue veillée. Le ressuscité, quoiqu’en boitant un peu, alla résolument ouvrir la porte.
— Entrez, messieurs, dit-il avec calme et dignité.
Les deux arrivants n’étaient pas gens à s’étonner, de peu de chose, — seulement ils ne comprirent pas pourquoi ce monsieur semblait jouer la tragédie dans un chambre mortuaire.
— N’est-ce pas ici, monsieur, dit le plus apparent, qu’il y a un défunt ?
— C’est moi, messieurs.
— Monsieur, il est inconvenant de se jouer du respect que l’on doit...
Le marquis de Morangles se hâta d’intervenir :
— Mon cher Monsieur Rocias, dit-il, mille pardons de vous avoir dérangé… inutilement , ainsi que monsieur votre élève. Le mort prétend être ressuscité.
Je prétends..., dit ce dernier, je ne prétends pas du tout. Je suis vivant et très vivant... « Je pense, donc je suis », comme disais René Descartes. Qu’avez–vous à répondre, monsieur l’embaumeur ?
Monsieur, dit ce dernier avec un léger accent gascon, je ne dis pas que vous n’existez pas, je dis seulement que l’on est venu me chercher pour embaumer M. le comte d’Almany, dont le décès a été officiellement constaté par le médecin des morts de l’arrondissement... en conséquence...
— En conséquence, vous êtes prêt à m’embaumer.
— Si vous êtes véritablement M. le comte d’Almany je ne puis nier qu’en ce moment toutes les apparences...
— Ne vous y fiez pas ! » s’écria le marquis, passant du côté des embaumeurs : « il y a bien les traits, la voix et même la sciatique de mon ami, mais ma parole d’honneur, je crois bien que c’est un faux vivant ou un faux mort !
— Messieurs ! dit M. Rocias, ne plaisantons pas ici ! Cela dure trop longtemps ! J’ai mes affaires. On m’attend au numéro 13 de cette même rue Saint-Thomas-du-Louvre chez une dame du grand monde... et vous comprenez bien qu’il faut en finir.
— Je comprends, monsieur, que vous êtes un insolent, dit le ressuscité, vous manquez au respect que l’on doit aux défunts... Allons ! fichez-moi le camp !
— Il n’est pas mort ! » dit M. Rocias en se retirant, à l’oreille du marquis de Morangles, mais il n’en vaut guère mieux, il est fou à lier !... Et qu’est-ce qui me paiera ma vacation ?
— Il n’est pas fou ! monsieur », dit le marquis, en levant les bras au ciel, « c’est un philosophe pythagorien, nommé Pérégrinus, qui s’est brûlé lui-même à Olympie pour narguer Jupiter, deux cents ans après l’ère du Christ !...
M. Rocias et son élève partirent d’un immense éclat de rire.
Toutefois ils se hâtèrent de gagner l’escalier.
III
Éclaircissemens
Le ressuscité sans dire un mot au marquis de Morangles prit un fauteuil et s’assit devant le secrétaire dont il trouva la clé dans sa poche.
En ouvrant le secrétaire, le ressuscité fut frappé de la vue d’un singulier monument. C’était une pierre antique de marbre, de forme cubique sur laquelle on avait gravé en style lapidaire l’inscription suivante :
D. M. ÆLIA LÆLIA CRISPIS
Nec vir, nec mulier nec androgyna — Nec puella, nec juvenis nec anus — nec casta, nec meretrix nec pudica — sed omnia — sublata — neque fame neque ferro neque veneno — sed omnibus — nec coelo nec aquis nec terris — sed ubique jacet
LUCIUS AGATHO PRISCIUS
Nec maritus, nec amator nec necessarius — neque moerens neque gaudens neque flens — hanc — nec molem — nec Pyramiden, nec sepulchrum — sed omnia — scit et nescit cui posuerit — hoc est sepulchrum intus cadaver non habens — hoc est cadaver sepulchrum extra non habens — sed cadaver idem est sepulchrum sibi (1).
— Abadonnah ! s’écria-t-il, Abadonnah !.....
Et il leva vers le ciel un regard irrité.
Puis revenant à lui-même il traça dans l’air avec l’index l’anneau symbolique au- dessous duquel il figura la croix ou [?] et s’écria en baissant la tête et pleurant :
Jéhovah ! Jéhovah ! mon père... ne t’es-tu pas assez vengé ?
Un oiseau noir passa devant la fenêtre, de gauche à droite en poussant un cri plaintif. — Encore toi, s’écria [un espace], toujours toi !... Mais du moins tu n’es plus captive !...
À nous deux le monde à présent !... Oh ! vengeance, vengeance ! O Julia Salviat[i], mon épouse, ma sœur ! appelle nos armées du ciel et de l’enfer, d’Europe et d’Asie...
Et se tournant vers le marquis de Morangles qui frissonnait de tous ses membres : Ne vous ai-je pas dit, vieillard, ajouta-t-il, le nom que je portais quand j’ai quitté l’Europe
(1) Aux Dieux Manes. — Ælia lælia Crispis qui n’est ni homme ni femme ni hermaphrodite ; ni fille ni jeune, ni vieille, ni chaste ni prostituée ni pudique, mais tout cela ensemble, qui n’est ni morte de faim et qui n’a été tuée ni par le fer ni par le poison, mais par ces trois choses, n’est ni au ciel ni dans l’eau, ni dans la terre, mais est partout.
Lucius Agathon Priscus, qui n’est ni son mari ni son amant ni son parent, ni triste, ni joyeux, ni pleurant ; sait et ne sait pas pour qui il a posé ceci, qui n’est ni un monument ni une pyramide, ni un tombeau, c’est à dire un tombeau qui ne renferme pas de cadavre, un cadavre qui n’est point enfermé dans un tombeau ; mais un cadavre qui est tout ensemble à soi-même et cadavre et tombeau.