18 septembre 1850 — Les Fêtes de Weimar, dans La Presse, 1er article, signé Gérard de Nerval.

En août 1850, alors que les publications des Nuits du Ramazan sur l’étape turque de son voyage en Orient et des Confidences de Nicolas sur Restif de La Bretonne l’ont épuisé, Nerval part pour Weimar où son ami Listz a organisé des fêtes en l’honneur de Goethe et de Herder, qui seront marquées également par une représentation de Lohendrin de Wagner. De ce voyage semé d’embûches assez mal connues, Nerval rendra compte dans quatre articles pour La Presse et la Revue de Paris, rédigés avec la complicité de Listz pour la représentation de Lohengrin à laquelle il n’a pu assister.

Ce premier article sera repris en 1852 dans Lorely. Souvenirs d’Allemagne, « Sensations d’un voyageur enthousiaste. II. — Souvenirs de Thuringe », chapitres II à V

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LES FÊTES DE WEIMAR.

 

De Francfort à Cassel. — Eisenach. — Weimar. — Inauguration de la statue de Herder et fête de Goëthe. — Théâtre Grand-Ducal : le Prométhée de Herder, symphonie dramatique. — Lohengrin, grand-opéra de Wagner. — Fête populaire.

 

Je n’ai pu donner qu’un coup d’œil d’admiration et de regret à cette belle promenade du Meinlust, où se croisent les allées d’ébéniers et de tilleuls qui bordent le fleuve. Au delà, le faubourg de Saxen-Hausen étend, le long de la rive opposée, une ligne de blanches villas se découpant dans la brume et dans la verdure des jardins.

Les flottes pacifiques du Mein fendent au loin la surface unie des eaux, enflant à la brise du soir ces voiles gracieuses, qui rendent si pittoresques [sic] l’aspect des grands fleuves d’Allemagne. Un adieu encore à la cathédrale de Francfort, à cet édifice si curieux du Rœmer, où l’on voit les trente-trois niches de trente-trois empereurs d’Allemagne, établies d’avance avec tant de certitude par l’architecte primitif, qu’il serait impossible d’y loger un trente-quatrième César.

Victor Hugo a tracé une peinture impérissable de cette ville si animée et si brillante. Je me garderai d’essayer le croquis en regard du tableau. Aussi bien, quelque chose d’attristant plane aujourd’hui sur la cité libre, qui fut si longtemps le cœur du vieil empire germanique. J’ai traversé avec un sentiment pénible cette grande place triangulaire dont le monument central est un vaste corps-de-garde, — et où l’on a rétabli les deux canons de bronze qui continuent à menacer Francfort et qui ne l’ont jamais défendu. J’ai jeté un dernier regard sur la verdoyante ceinture de jardins qui remplace les fortifications, rasées en 1815. Puis, je suis allé prendre mon billet à l’eisenbahn (chemin de fer) de Cassel.

Ce chemin de fer est une déception. On vous promet de vous faire arriver à Cassel directement et sans secousse, sauf une légère interruption d’un bout de ligne non terminé que desservent des omnibus. — La locomotive fume, elle crache, elle part. — Les locomotives allemandes ne sont pas douées de la puissance nerveuse que possèdent celles d’Angleterre et de Belgique… (Je craindrais de faire de la réclame en parlant des nôtres.) Le spirituel écrivain viennois Saphir prétendait que les locomotives allemandes avaient des motifs pour rester in loco ; — cela tient, je pense, au désir de garder les voyageurs le plus longtemps possible dans cette multitude de petits États souverains qui ont chacun leur douane, leurs hôtels, ou même leurs simples buffets de station dans lesquels le vin, la bière et la nourriture se combinent pour vous donner une idée avantageuse des productions du pays. Dans les voitures on fume, dans les stations on boit et on mange. C’est toujours par ces deux points essentiels qu’il a été possible de dompter les velléités libérales de ce bon peuple allemand.

À dix heures, après nous être suffisamment amusé sur ce brimborion de chemin de fer, nous arrivons à la station des omnibus intermédiaires. On charge les bagages ; — on prend place dans un berlingot à rideaux de cuir, qui doit remonter au temps du baron de Thunder-ten-Tronck, et qui a peut-être servi de calèche à la belle Cunégonde. J’ai trouvé là, du reste, une fort aimable société d’étudians, vêtus du costume classique : pantalon blanc collant, bottes à l’écuyère, redingotte de velours à brandebourgs de soie, pipes à longs tuyaux emmanchées d’un fourneau en porcelaine peinte, qui fonctionne abondamment. J’entendais retentir à tout propos dans la conversation le nom de M. Hassenpflug, qu’ils prononçaient Hassenfluch (malheur de la Hesse). L’Allemagne aime beaucoup les calembourgs par à peu près.

À minuit on changea de voiture dans un village, en nous laissant une demi-heure sur le pavé, par une pluie très fine. Deux heures plus tard, nous sommes encore transvasés dans une nouvelle patache, et une autre fois encore, vers trois heures du matin. À six heures nous descendions à Marburg.

Nous voilà enfin sur un nouveau chemin de fer qui appartient au territoire de la Hesse. Le nom de M. Hassenpflug revient plus fréquemment encore, criblé d’imprécations cette fois par des bourgeois non moins bruyans dans leur haine que les étudians. Toutefois, ces cris s’évaporaient en fumée à travers les nuages des longues pipes, et, quand j’arrivai à Cassel, je trouvai à cette petite ville l’aspect morne et paisible que présentait Paris l’avant-veille de la révolution de Juillet. On fumait, on consommait beaucoup de bière, mais on ne dépavait pas.

Cassel est une ville monotone, avec un château qui semble une caserne, des églises surmontées de clochers aigus, couverts d’ardoises, quelques-uns renflés en boule, comme si l’on y avait enfilé d’énormes oignons. Je ne pensai pas que le spectacle d’une révolution commençante, mais pacifique, valût ce que j’allais voir, c’est-à-dire l’inauguration de la statue de Herder et la fête de Goëthe, à Weimar. — Je repris le chemin de fer pour Eisenach.

Mon esprit, agité par les conversations révolutionnaires de la nuit, reprenait du calme en franchissant les limites de ce beau pays de Thuringe, séjour d’une population intelligente et plein de souvenirs poétiques et légendaires.

À Eisenach, on s’arrêta trois heures. C’était juste le temps qu’il fallait pour aller visiter le château de la Wartburg, deux fois célèbre par les anciennes luttes de chant et de poésie des minnesingers (ménestrels), et par le séjour de Luther, qui y trouva à la fois un abri et une prison.

Après avoir traversé la petite ville d’Eisenach, simple localité allemande, dépourvue de beautés artistiques, on voit le terrain s’élever. Une verte montagne, couverte de chênes, qu’on avait aperçue de loin, s’ouvre à vous par une longue allée de peupliers d’Italie, entremêlés de sorbiers dont les grappes éclatent dans la verdure comme des grains de corail. Après une heure de marche, on aperçoit le vieux château de la Wartburg, dont les bâtiments, construits en triangle, n’offrent aucune recherche d’architecture, aucun ornement. Il faut se contenter d’admirer la hauteur des murailles grises se découpant sinistrement sur la verte pelouse qui l’entoure, et commandant au-delà des vallées profondes.

L’intérieur n’a de curieux qu’un musée d’armures anciennes, et les deux salles gothiques où l’on retrouve les souvenirs de Luther : la chapelle, avec la haute tribune où il prêchait la réforme, et le cabinet de travail où il passa trois jours en extase et où il jeta son encrier à la tête du diable. — On montre toujours l’encrier et la tache d’encre répandue sur la muraille... Mais le diable, intimidé par la malice des esprits modernes, n’ose plus se faire voir de notre temps !

Deux heures après, j’avais traversé Gotha et Erfurth. L’aspect d’une vallée riante, d’un groupe harmonieux de palais, de villas et de maisons, espacés dans la verdure, m’annonça la paisible capitale du grand-duché de Saxe-Weimar-Eisenach.

« Commençons par les dieux... » Le 25 auguste, comme disent les Allemands, — et nous savons aussi que Voltaire donnait ce nom au mois d’août, — a été le premier jour des fêtes célébrées dans la ville de Weimar, en commémoration de la naissance de Herder et de la naissance de Goëthe. Un intervalle de trois jours seulement sépare ces deux anniversaires ; aussi les fêtes comprenaient-elles un espace de cinq jours.

Un attrait de plus à ces solennités était l’inauguration d’une statue colossale de Herder, dressée sur la place de la cathédrale. Herder, à la fois homme d’église, poète et historien, avait paru convenablement situé sur ce point de la ville. — On a regretté cependant que ce bronze ne fît pas tout l’effet attendu près du mur d’une église. Il se serait découpé plus avantageusement sur un horizon de verdure, ou au centre d’une place régulière.

Mais nous n’avons à parler ici que de ce qui concerne l’art dramatique. Nous passerons donc légèrement sur les détails de la cérémonie, pour arriver à l’exécution du Prométhée, vaste composition doublement lyrique, dont les paroles, écrites jadis par Herder, ont été mises en musique par Listz [sic]. C’était l’hommage le plus brillant que l’on pût rendre à la mémoire de l’illustre écrivain.

Il suffit de dire que, dans la journée, la chambre de Herder fut ouverte au public. On y voyait trois portraits du poète, le représentant à différens âges et entourés de fleurs ; son pupitre, meuble chétif de bois peint en noir, sa Bible aux fermoirs d’or avec son chiffre, et les signets encore placés par sa main. Dans une boîte sous verre, on avait réuni des objets qui lui avaient appartenu, ses dernières plumes, un bonnet brodé, sorti des mains de la duchesse Amélie, et des vers pour sa femme, qu’il avait dictés à ses enfans.

On voyait un cortège d’enfans dans la cérémonie, parmi lesquels marchaient les petits-fils de ses fils ; car la naissance de Herder remonte à plus d’un siècle. — Mais l’Allemagne, bonne mère, n’oublie rien de ce qui peut ajouter de l’éclat ou de la grâce au culte de ses grands hommes.

Le cortège d’enfans, vêtus de blanc et couronnés de feuilles de chêne, se dirigea vers une place, située sur le chemin de Weimar à Ellersberg (résidence du prince héréditaire). Ce lieu était la promenade favorite du poète, et s’appelle aujourd’hui le Repos de Herder.

Le soir du 24, veille de la fête, avait eu lieu au théâtre la représentation de Prométhée délivré, poème de Herder qui n’avait pas été écrit pour la scène, mais dont Liszt avait mis en musique les chœurs, en faisant précéder l’ouvrage d’une ouverture. Les vers du poème étaient déclamés. Le succès de cette représentation fut immense, et Liszt a été prié de transformer cette œuvre en une symphonie dramatique complète, qui aura toute l’importance d’un opéra.

N’étant arrivé que le second jour des fêtes, à cause du retard imprévu éprouvé sur le prétendu chemin de fer de Francfort à Cassel, je n’ai pu arriver à la représentation du Prométhée délivré. Il ne me reste que la ressource de traduire une analyse allemande que j’ai tout lieu de croire exacte :

Herder n’écrivait jamais pour le théâtre. — Toutefois, on rencontre dans ses ouvrages plusieurs poèmes dialogués, qu’il intitulait : Grandes scènes dramatiques. Presque toutes sont empreintes de symbolisme. Dans quelques-unes, chacun des personnages est allégorique. Dans quelques autres, des noms de héros servent à représenter vivement à l’imagination telles ou telles pensées. De toutes ces esquisses, la plus heureuse, sans contredit, est le Prométhée délivré. La figure principale étant une des plus grandioses conceptions de l’antiquité, domine puissamment tout le groupe d’idées que Herder a rattaché à cette tradition, qui a si vivement frappé les plus grands génies parmi les premiers chrétiens, tels que Tertullien et autres.

L’auteur nous représente d’abord Prométhée seul et souffrant sur son rocher. Comme dans la tragédie d’Eschyle, les Océanides arrivent à lui, mais pour se plaindre des hardiesses des hommes, qui domptent les fureurs de tous les élémens et se rient de leurs obstacles. Prométhée, à ce récit, saisi d’un élan prophétique, voit d’avance leur puissance sur la nature augmenter, s’agrandir et atteindre à une souveraineté qui doit un jour soumettre à leurs désirs toutes les forces du globe, leur domaine. Aux Océanides succèdent les Dryades, conduites par Cybèle. La terre se plaint de perdre sa beauté virginale, sa richesse première, d’être labourée, éventrée par le soc des charrues, dépouillée par la hache, mutilée par les travaux des hommes. Mais Prométhée prévoit qu’une harmonie suprême succédera à ce désordre transitoire. Il voit dans une sorte d’extase l’humanité chercher à travers les peines et les douleurs, au milieu des maux et des souffrances de tous genres, une mystérieuse solution, problème de son existence, et il prophétise une ère nouvelle où la nature sera appelée à porter des fruits bénis pour tous ses enfans, sans qu’une sueur aussi amère et un sang aussi généreux viennent incessamment souiller, en les fécondant, ses tristes sillons. Cérès apparaît, et la déesse des moissons, amie des hommes, vient saluer Prométhée et lui parler de cet âge d’or encore à naître.

Un douloureux frémissement saisit le Titan prisonnier. À ses regards se déroule la longue suite des tourmens qui doivent accabler sa race chérie, avant que cette époque fortunée vienne à luire. Et dans un cruel désespoir il ne sent que l’atteinte de tant de désolations. Bacchus vient rejoindre Cérès et offrir d’unir, pour consoler tant d’infortunes, les joies de l’inspiration aux bienfaits que répandra la bonne déesse sur ces âpres malheurs. En recevant le don dangereux, cet Isaïe de la Grèce antique déplore les égaremens qui accompagneront, parmi les hommes, les vives lueurs de l’inspiration ; et, pendant que son âme est en proie à ce martyr[e] des tristes prévisions, un chœur infernal se fait entendre. Ce sont les voix de l’Érèbe qui doivent rendre leurs victimes ; c’est Alcide, l’emblème des forces généreuses, qui descend aux enfers et leur arrache Thésée. Soudain il apparaît avec le héros sauvé, et, apercevant Prométhée, il tue le vautour, il brise les chaînes rivées par Jupiter, l’usurpateur, dont Prométhée ne reconnut jamais le sceptre arbitraire. Le fier supplicié, après sa délivrance, adresse un touchant adieu au roc, témoin de ses longues misères, et Alcide le mène devant le trône de sa mère Thémis. Il contemple enfin la justice suprême, et Pallas, dont la sagesse avait présidé à son œuvre, appelle toutes les Muses pour célébrer et chanter sa gloire.

Il est aisé de voir combien, sous la richesse des pensées qui s’entrelacent dans ces scènes diverses, l’art musical devait trouver de nombreux motifs et de plus nombreuses difficultés. Cette composition poétique est trop courte pour jamais pouvoir être adoptée par le théâtre, d’autant plus que l’action n’est point pour cela assez dramatique. Néanmoins elle serait trop longue pour former un texte à une œuvre purement musicale. Si nous étions à même d’exprimer notre avis à ce sujet, nous conseillerions volontiers à Liszt de tailler dans cette riche étoffe un de ces oratorios profanes, comme on les appelle en Allemagne, et que nous nommerions symphonies avec chant. Pour cela il devrait nécessairement raccourcir, modifier les vers mis dans la bouche des divers personnages par le poète allemand, dont Liszt a conservé intégralement les chœurs, remarquables par leur variété, leur beauté et leur grâce.

Nous avons tout lieu de croire que c’est par une sorte de piété pour la mémoire de Herder qu’on célébrait, que Liszt a voulu faire réciter ce poème avec une si scrupuleuse exactitude. C’est sous forme de mélodrame que cette œuvre fut représentée le soir du 28 août. Les premiers artistes dramatiques du théâtre en déclamèrent les rôles. La mise en scène fut brillante. Le peu de mouvement, l’absence totale de situations passionnées furent heureusement remplacées par un effet de décoration scénique assez neuf. Les costumes antiques se prêtèrent à de beaux groupes et offrirent à chaque fois un tableau attachant pour les yeux. Le succès de cette représentation devint très grand.

L’ouverture de Liszt a été considérée par les musiciens, rassemblés à cette solennité, comme une œuvre d’une haute portée. Les vieux maîtres et les jeunes disciples admirèrent surtout un morceau fugué, dont l’impression est grandiose, la structure très savante, le style sévère et plein de clarté. Le commencement de l’ouverture est aussi sombre que pouvaient l’être les solitaires nuits du prisonnier sur les roches caucasiennes. Les éclats d’instrumens en cuivre frappent l’oreille comme le battement des ailes de bronze du vautour fatidique. La première scène de la tragédie d’Eschyle est forcément évoquée devant notre souvenir par ces accords brusques et impérieux, et l’on croit voir la Force brutale, l’envoyée criminelle de Jupiter, rivant les chaînes du bienfaiteur des hommes.

Au silence qui suit cette introduction succèdent des gémissemens étouffés que les violoncelles font entendre avec angoisse, jusqu’à ce qu’une phrase, empreinte d’un sentiment ému, comme une prière, comme une pitié, comme une promesse, comme une bénédiction, soit suivie d’un morceau largement traité dans le style fugué. Un calme imposant règne dans cette partie et fait ressortir encore davantage la fougue entraînante et la majesté triomphalee de la Stretta.

Si nous avions à faire une analyse musicale de l’œuvre de Liszt, telle qu’il l’a donnée ce jour-là, il nous serait impossible de ne point parler en particulier de chacun de ces chœurs ; nous nous bornons toutefois à rendre compte de l’impression générale qu’en a eue le public.

Le chœur des Océanides, auquel se joignent les voix des Tritons, a rencontré des applaudissemens unanimes. Il s’y trouve d’heureux contrastes, des transitions imprévues. Sur une phrase lente et grave, le mot paix flotte comme un souffle divin, et une solennité d’un caractère religieux empreint l’accompagnement instrumental ; après quoi les fanfares éclatent et les voix se modulent sur un rhythme de marche si mélancolique, que l’oreille l’aspire avidement et le garde longtemps. Les Dryades s’avancent comme en silence d’abord, et l’on n’entend qu’un murmure dans les instrumens à corde, si léger qu’il semble un bruissement de feuillage formé par le plus imperceptible souffle. Peu à peu ces sons, à peine distincts, deviennent des mots, mais ils sont si doucement articulés, le chant est si vaporeux, son accompagnement si diaphane, qu’ils semblent arriver à travers l’écorce des arbres, du fond des calices des plantes, comme un soupir exhalé par une végétation qui emprisonne des âmes.

Le chœur des moissonneurs et moissonneuses est celui qui a excité la plus bruyante admiration dans cette soirée. Un chant d’alouette se dessine avec délicatesse sur une orchestration aussi sobre que fine. Le sentiment en est pur, calme, comme celui d’une allégresse sereine. Nous avons été tentés dans le premier moment d’associer dans notre pensée l’impression délicieuse, produite par ces accens vibrans d’une si chaste sonorité, avec celle que réveille dans l’ame le magnifique tableau des Moissonneurs de Robert. Mais en écoutant encore ce morceau, qu’on a bissé, nous avons senti que la différence de coloris qui existait entre ces œuvres, également belles, inspirées par des sujets analogues, laissait les émotions qu’elles produisent apparentées entre elles, mais non complètement identiques.

Le pinceau de Robert nous retrace une nature plus vigoureuse, et nous sommes surtout frappés par la chaleur des rayons de son soleil, et les brillans reflets de son atmosphère, baignant de leurs riches lumières ces visages mâles, en qui le rude travail n’a pas abattu un joyeux sentiment de la vie. Les notes de Liszt nous font rêver à des organisations plus délicates, plus éthérées, plus poétiquement idéales. Quelque chose du recueillement involontaire de l’innocence se révèle dans ce chant d’une si charmante modulation, et nous reporte comme un songe vers ces existences paradisiaques qui eussent été le partage de l’homme, dit-on, alors que le mal n’eût pas été connu.

Sans nous arrêter au chœur infernal, dont la déclamation rappelle le style de Gluck, et produit une terreur indéfinie, sourde et pénible comme l’approche d’une puissance malfaisante, nous ne parlerons que du chœur des Muses, qui termine la pièce, et qui nous paraît le plus grandement conçu. Il est simple et richement nuancé, plein de force et de grace [sic] en même temps. Il s’évase comme la large coupe de ces fleurs monopétales au tissu aussi ferme et moëlleux que le velours, aux rainures accentuées et aux suaves parfums.

Liszt, en entreprenant cette tâche, avait hasardé une difficulté des plus malaisées à vaincre. Il lui fallait trouver un style musical approprié à une œuvre assez étrange, qui n’avait pour ainsi dire ni sol ni cadre. Il lui fallait conserver un caractère d’unité au milieu d’une grande diversité de motifs ; ne point s’éloigner de la majesté et de la plasticité antiques ; mouvementer et passionner des personnages symboliques ; donner un corps et une vie à des idées abstraites ; formuler en plus des sentimens profonds et violents, sans l’aide de l’intrigue dramatique, sans le secours de la curiosité qui s’attache à la succession des événemens. Par la beauté frappante et l’attrait incontestable de ses mélodies, il a échappé aux dangers contradictoires de sa tâche, et son œuvre a eu le singulier bonheur de surprendre, en les charmant, les personnes du monde, qui ne s’attendaient pas, vu la hauteur d’un sujet si imposant, à y trouver tant de morceaux, non-seulement à leur portée, mais si bien faits pour les séduire, aussi bien que pour étonner les maîtres de l’art par un mérite si sérieux.

Le 25, la statue a été découverte au milieu d’une grande affluence, des corps d’état et des sociétés littéraires et artistiques. Un grand dîner, donné à l’Hôtel-de-Ville, a réuni ensuite les illustrations venues des divers points de l’Allemagne et de l’étranger. On remarquait là deux poètes dramatiques célèbres, MM. Gutzkow et Dingelstedt. Ce dernier avait composé un prologue qui fut récité au théâtre le 28, jour de l’anniversaire spécial de Goëthe.

On a donné aussi, ce jour là, pour la première fois, Lohengrin, opéra en 3 actes, de Wagner. Liszt dirigeait l’orchestre, et, lorsqu’il entra, les artistes lui remirent un bâton de mesure en argent ciselé, entouré d’une inscription analogue à la circonstance. C’est le sceptre de l’artiste-roi, qui provoque ou apaise tour à tour la tempête des voix et des instrumens.

Le Lohengrin présentait une particularité singulière, c’est que le poème avait été écrit en vers par le compositeur. — J’ignore si le proverbe français est vrai ici, « qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même ; » toujours est-il qu’à travers d’incontestables beautés poétiques, le public a trouvé des longueurs qui ont parfois refroidi l’effet de l’ouvrage.

Presque tout l’opéra est écrit en vers carrés et majestueux, comme ceux des anciennes épopées. Il suffit de dire aux Français que c’est de l’alexandrin élevé à la troisième puissance.

Lohengrin est un chevalier errant qui passe par hasard à Anvers, en Brabant, vers le onzième siècle, au moment où la fille d’un prince de ce pays, qui passe pour mort, est accusée d’avoir fait disparaître son jeune frère dans le but d’obtenir l’héritage du trône en faveur d’un amant inconnu.

Elle est traduite devant une cour de justice féodale, qui la condamne à subir le jugement de Dieu. Au moment où elle désespère de trouver un chevalier qui prenne sa défense, on voit arriver Lohengrin, dans une barque dirigée par un cigne [sic]. Ce paladin est vainqueur dans le combat, et il épouse la princesse, qui, au fond, est innocente, et victime des propos d’un couple pervers qui la poursuit de sa haine.

L’histoire n’est pas terminée ; — il reste encore deux actes, dans lesquels l’innocence continue à être persécutée. On y rencontre une fort belle scène dans laquelle la princesse veut empêcher Lohengrin de partir pour combattre ses ennemis. Il insiste et se livre aux plus grands dangers ; mais un génie mystérieux le protège, — c’est le cigne, dans le corps duquel se trouve l’ame du petit prince, frère de la princesse de Brabant, — péripétie qui se révèle au dénouement, et qui ne peut être admise que par un public habitué aux légendes de la mythologie septentrionale.

Cette tradition est du reste connue, et appartient à l’un des poèmes ou roumans du cycle d’Arthus. — En France, on comprendrait Barbe-Bleue ou Peau-d’âne ; il est donc inutile de nous étonner.

Lohengrin est un des chevaliers qui vont à la rencontre de [sic] saint Graal. C’était le but, au moyen âge, de toutes les expéditions aventureuses, comme à l’époque des anciens, la Toison-d’Or, et aujourd’hui la Californie. Le saint Graal était une coupe remplie du sang sorti de la blessure que le Christ reçut sur sa croix. Celui qui pouvait retrouver cette précieuse relique était assuré de la toute-puissance et de l’immortalité. — Lohengrin, au lieu de ces dons, a trouvé le bonheur terrestre et l’amour. Cela suffit de reste à la récompense de ce chevalier.

La musique de cet opéra est très remarquable et sera de plus en plus appréciée aux représentations suivantes. C’est un talent original et hardi qui se révèle à l’Allemagne, et qui n’a dit encore que ses premiers mots. On a reproché à M. Wagner d’avoir donné trop d’importance aux instrumens, et d’avoir, comme disait Grétry, mis le piédestal sur la scène et la statue dans l’orchestre ; mais cela a tenu sans doute au caractère de son poème, qui imprime à l’ouvrage la forme d’un drame lyrique, plutôt que celle d’un opéra.

Les artistes ont exécuté vaillamment cette partition difficile, qui, pour en donner une idée sommaire, semble se rapporter à la tradition musicale de Gluck et de Spontini. La mise en scène était splendide et digne des efforts que fait le grand-duc actuel pour maintenir à Weimar cet héritage de goût artistique qui a fait appeler cette ville l’Athènes de l’Allemagne.

 

GÉRARD DE NERVAL.

 

(La suite à demain.)

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