7 au 16 mars 1841 — Lettres à Joseph Lingay, Pierre Bocage et Jules Janin .
De la maison de santé de Mme Sainte-Colombe, rue de Picpus, où il a été interné le 18 février, Nerval envoie à partir du 5 mars 1841 un courrier assez abondant. Certaines de ces lettres, adressées à Pierre Bocage, Jules Janin et Joseph Lingay, ont été considérées comme délirantes. Délire ou simple jeu de codage, de connivence avec le destinataire, canulars compréhensibles selon des clés que nous n’avons plus ?
Voir la notice LA CRISE NERVEUSE DE 1841.
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7 mars 1841 — Lettre à Joseph Lingay.
La lettre porte l’adresse : « À Monsieur Lingay /Maître des requêtes &c — / Avenue Marbeuf n° 19 / À Paris », et la date du 7 mars. Elle est écrite recto verso. Le texte au recto est en forme de cœur (ou de pipe?)
Joseph Lingay est un personnage étrange. De naissance obscure, il a su faire discrètement son chemin dans la sphère politique, devenant dans la haute administration d’État une sorte d’éminence grise du pouvoir. Il avait notamment la haute main sur les fonds secrets du ministère de l’Intérieur. Nerval a fait sa connaissance en 1838, alors que Lingay assurait l’intérim à la place de Girardin à la tête de La Presse. C’est Joseph Lingay qui a fait obtenir à Nerval le financement de sa mission semi-officielle à Vienne pendant l’hiver 1839-1840.
Moins de délire sans doute qu’il n’y paraît dans cette lettre. Nerval, qui, il le dit lui-même, « s’ennuie » ferme à Picpus, semble demander qu’on lui envoie d’autres « calembours » (le verso de la lettre en est couvert). Puis il évoque métaphoriquement sa situation de prisonnier : comme le serpent de la fable, il s’efforce vainement de « ronger la lime » (Le Serpent et la lime, est une fable de La Fontaine), avant, changeant de métaphore, de s’identifier au sphinx du mythe d’Œdipe. Représentation lourde de sens sur la valeur de l’expérience hallucinatoire, véritable illumination, qu’il est en train de vivre en pionnier de l’inspiration poétique du « voyant » rimbaldien (« J’aveugle “mot à créer” »). Bien avant Jacques Lacan, Nerval a compris le pouvoir des jeux de langage en regard de ce qui ne s’appelait pas encore l’inconscient. Au verso du feuillet, sous le titre « Dernières facéties d’un Marseillais aux deux tiers Gascon » il a élaboré un étourdissant labyrinthe de jeux de mots, calembours, citations, dont certains sont plutôt réussis, comme cet Hamlet « hamleth Omelette / nul œuf kassé ».
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Mon cher et excellent et paternel ami,
Vous direz qu'on m'en envoie d'autres — à mes amis je dis connus ! Aux autres je dirai — bien plus connu ! Je ronge la lime — le Sphinx aveuglait ceux qui ne saisissaient pas le calembour. Aujourd'hui j'aveugle (mot à créer.) et ne puis plus être aveuglé ! Faites finir cette vieille [suscrit : Nap.] plaisanterie si vous pouvez ou ma foi je vends ma contremarque comme mon cousin le Rousseau. N'êtes-vous pas mon oncle Voltaire ? Envoyez-moi le double W — mais surtout le double J.J. Je suis transportable à pied, en voiture, et même à cheval. Je suis à vous : nous sommes à vous trois-cent-trois-mille-trois
trois p[ou]r les Treize!
1/3 Gérard De Coeur.
Th. a compris 10 livres
Thiérophile ne comprend guère.
En bas du feuillet, Nerval a ajouté :
M. L—y (L—y, Lingay) — je m’ennuie je m’amuse à ces moutardes [lecture incertaine, qui renouerait avec l'argot poissard de l'adolescence]
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14 mars 1841 — Lettre à Pierre Bocage.
Pierre Bocage (1799-1862) est un acteur que Nerval connaît bien. C’est avec lui que les répétitions de Léo Burckart avaient commencé au théâtre de la Porte-Saint-Martin avant d’être arrêtées par la censure. Il l’a rencontré à Bruxelles tout récemment, dit-il à Henri Heine dans une lettre datée du 6 novembre 1840 adressée de Bruxelles au poète allemand.
La lettre à Bocage, pliée comme pour un envoi, porte la simple adresse : « Monsieur Bocage, chez lui » sans cachet postal, et la date du 14 [mars 1841], suivie du signe maçonnique .˙. ; elle est signée du nom de G. Labrunöe de la Généalogie ; en bas à gauche un dessin représente une croix grecque surmontant un phénix (le mot est approximativement transcrit au-dessous en caractères grecs) renaissant des flammes. En écho avec l’origine italienne de l’aïeul Labrunöe, certains mots sont en italien (« addio », « biglietto »), d’autres italiananisés (« Mad[am]a Marcella di Sancta Colomba » pour Mme Marcel Sainte-Colombe). La teneur de la lettre reste à bien des égards énigmatique pour nous aujourd’hui. Si le nom de Henri Heine (« h. heyne ») se comprend facilement au regard de la lettre du 6 novembre adressée à Heine que nous avons mentionnée plus haut, la mission confiée à Bocage demeure un mystère : il s’agit de faire savoir à George Sand, désignée par ses initiales « G. Sa » soulignées de trois traits, et par l’appellation « di Palma » qui rappelle qu’elle est en train de publier en feuilleton dans la Revue des Deux Mondes son Hiver à Majorque, qu’il désire la voir pour une affaire « de famille » et concernant la mort (« m—t ») d’une cousine (si toutefois cette lecture « cousuyne » est juste) dont les initiales gardent leur secret.
Notons que ce même 14 mars, Nerval envoie une lettre tout à fait sensée à Félix Bonnaire, directeur de la Revue de Paris, qui vient de publier Les Amours de Vienne, pour lui en proposer la suite.
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Ce 14 .˙.
Bonjour mon cher Bocage. Il paraît que vous n'y êtes pas. — Sy vous voyez (par hazard) la D—a Scta Collumba di Palma (G.S.) dites-luy que j'ai à luy parler p[ou]r aff[ai]r[e] de famille et à l'occasion de la m—t [mort] d'une cousuyne [?] éloygniée di Rwma [Roma] — M.V. L. d'O—li—[?]—Ursulyna. — J'ai vu h. heyne hier. Addio
Ne me jugez pas sans m'entendre et montrez ce biglietto à qui de droyct.
D.G. Labrunöe dy Nâwöe
6 Picpus chez Mma. Marcella di Sancta-Columba
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16 mars 1841 — Billet à Jules Janin
Le 16 mars 1841, Nerval adresse à Jules Janin, le chroniqueur du Journal des Débats, un billet qui fascina les surréalistes amateurs de cadavres exquis. Il porte en tête la lettre D. que Jean Richer a interprété avec raison comme l’initiale de Defunctus. En effet, Nerval n’ignore pas l’article qu’a publié Janin le 1er mars dans le Journal des Débats, puisqu’il a demandé à Félix Bonnaire, dans la lettre que nous avons mentionnée plus haut, de faire « d’immenses remerciements à Janin pour l’excellent, le cordial, l’étonnant article qu’il a bien voulu consacrer à mes funérailles ». La signature du billet à Janin évoque cette fois la parenté avec les chevaliers d'Othon et la tour des Labrunie de la Généalogie qu'il est en train de composer, mais aussi le nom de Napoléon.
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D.
Il fait si beau que l'on ne peut se rencontrer ni s'embrasser dans les maisons. Je vais tâcher de revenir. Addio
Il cavaliere G. Nap. della torre brunya et [?]
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