1835-1838 ? — Lettres d’amour, feuillets autographes

À partir de 1835, commence dans la vie de Gérard une période particulièrement complexe et porteuse d’événements qui nourriront certains fantasmes à venir. Désormais émancipé de son père, héritier d’une petite fortune, il va pouvoir vivre selon ses rêves : c’est le temps de la bohème du Doyenné, de l’aventure éditoriale du Monde dramatique, et de la passion amoureuse pour l’actrice Jenny Colon. Les contemporains sont trop nombreux à évoquer l’amour qu’il éprouva pour l’actrice pour douter de sa réalité. Encore faut-il, dans le cas de Gérard, s’entendre sur le sens du mot amour, au regard ce qu’il en a dit lui-même, au chapitre 1 de Sylvie notamment : « Amour, hélas ! des formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques ! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait qu’elle apparût reine ou déesse, et surtout n’en pas approcher. » L’actrice et cantatrice Jenny Colon a donc donné juste ce qu’il fallait de corps et de substance à une représentation féminine rêvée, qui devait pour séduire offrir la grâce, le type de beauté « biondo e grassoto » et la « voix délicieuse », dans la distance imposée par la scène théâtrale. Lorsque cette passion, qui fut d’abord muette et purement contemplative, s’incarna dans la vie réelle, elle devint donc un cuisant échec, jusqu’à la rupture en 1838, apportant à l’écrivain, comme l’analyse magnifiquement Proust dans Le Temps retrouvé, la souffrance dont se nourrit l’écriture. Ainsi sont nées sans doute les lettres d’amour. Jenny les reçut-elle jamais ? C’est en tout cas après la mort de la cantatrice, en juin 1842 que Gérard songe à en publier quelques-unes dans Un Roman à faire. D’autres, qui devaient figurer dans Aurélia, ont été publiées tant bien que mal par Maxime Du Camp et Théophile Gautier, après la mort de Nerval, dans un additif intitulé Desiderata.

On connaît aujourd’hui deux ensembles manuscrits autographes des lettres d’amour. L’un, conservé dans le fonds Lovenjoul de la Bibliothèque de l’Institut de France, D 740, fol. 8 à 25, contient des lettres mises au net et d’autres à l’état de brouillon. Mis à part le fol. 6 qui est un brouillon, le second ensemble, conservé à la BnF, est une suite soigneusement numérotée par Nerval, en vue, semble-t-il d’une utilisation éditoriale. C’est cette seconde suite de dix-sept lettres que nous proposons ici, au fil des dix-sept feuillets autographes BnF NAF 17342, fol. 1 à 17, comme une transcription fidèle pour permettre au lecteur d’être au plus près de la manière dont Nerval les a lui-même conçues et écrites.

Voir la notice IMPASSE DU DOYENNÉ., JENNY COLON

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[fol. 1]

– 9 – [biffé]

Ah ! je suis bien puni de mes exigences, vous m’en avez cruellement puni ! pourquoi vous ai-je dit une seule fois ce que j’avais fait pour vous ? pourquoi me suis-je vanté d’un passé qui n’est plus et auquel vous ne devez rien ! une femme aime à donner plus qu’elle ne reçoit et ce n’est pas à elle que doit appartenir la reconnaissance. Qu’ai-je fait pour vous, mon Dieu ? un sourire, un serrement de main, une douce parole valent cent fois mes peines et j’ai eu tout cela de vous. Soyez tranquille, je suis assez humilié, et je ne songe plus à me faire des titres que dans le présent et dans l’avenir.

Qu’elle est bonne et douce votre lettre quand je songe à mes torts mais qu’elle est polie et mesurée ! Vous étiez bien calme en l’écrivant ! Ah ! pauvre chère lettre : c’est mon seul trésor d’amour pourtant ! et je suis forcé de me faire une bien grande illusion pour trouver en elle un espoir.

Madame, ne craignez pas de me voir ! vous le savez, je suis timide en face de vous, vous avez tout pouvoir sur moi et ma passion elle-même n’ose en votre présence s’exprimer que faiblement. Je vous ai raconté mes angoisses avec le sourire sur les lèvres de peur de vous effrayer ; je vous ai dit avec calme des choses dont vous n’avez pas frémi et qui me tenaient tellement au cœur qu’il me semblait que j’en arrachais des fibres en vous parlant. Il semblait que je fisse pour ainsi dire l’analyse et la critique de mes émotions les plus chères, il semblait que je parlais d’un autre et que je disais : « Voyez ce [rêveur biffé] malheureux [suscrit], voyez ce rêveur, qui vous aime si follement ! »

Je vous jure que vous ne risquez rien de plus à m’écouter [lecture douteuse, une tache d’encre] : votre regard est ce qu’il y a pour moi de plus doux et de plus terrible. Ce n’est que loin de vous que je suis violent et que je me livre aux idées les plus extrêmes. Madame, vous m’avez dit qu’il fallait trouver le chemin de votre cœur... hé bien, je suis trop ému pour chercher, pour trouver... ayez pitié de moi, guidez-moi ! Je ne sais, il y a des obstacles que je touche sans les voir, des ennemis que j’aurais besoin de connaître [Il y a quelque chose ces jours-ci biffé]

[fol. 2]

qui vous a changé à mon égard biffé] ... éclairez-moi dans ces détours où je me heurte à chaque pas. M’avez-vous cru injuste, intolérant, capable de troubler votre repos par des folies ? hélas, vous le voyez je raisonne trop juste, je juge trop froidement les choses et vous avez eu bien des preuves de mon empire sur moi-même. Suis-je un enfant ? quoique je vous aime avec toute l’imprudence d’un enfant ! Non, je suis un homme calme et qui raisonne la passion. Je suis un homme [calme biffé] honorable et digne en tout de votre préférence, je suis capable de vous faire respecter aux yeux de tous, je suis digne de [toute biffé] votre confiance et désormais tout mon sang est à vous, toute mon intelligence s’emploiera à vous servir. Jamais une femme n’a rencontré tant d’abnégation jointe à quelque importance réelle et toutes en seraient flattées. Maintenant, je n’ai plus qu’un mot à vous dire. Admettez une épreuve. Il faut un homme bien épris pour qu’il ne recule pas devant une question de vie ou de mort. Si vous voulez savoir jusqu’à quel point vous êtes aimée ou estimée le résultat d’une démarche que je puis faire vous apprendra sur quel bras il faut compter. Si je me suis trompé dans toutes mes suppositions rassurez-moi je vous en prie ; épargnez-moi quelque ridicule et avant tout celui de me commettre avec quelqu’un dont l’humiliation même n’aurait rien de satisfaisant pour ma vanité.

Vous allez me juger bien mal, vous allez me croire jaloux et violent. Non, je vous l’ai dit, un mot de vous peut calmer mon esprit, une bonne raison me trouvera sans réponse une confidence me trouvera résigné. Je vous aime autrement que les autres, moi. C’est votre âme que j’aime avant tout. [je ne suis jaloux que biffé] J’ai eu des raisons pour espérer d’y avoir fait un peu d’impression et peut-être en vous consultant bien la reconnaîtrez-vous plus profonde qu’il ne vous semble. Si cela n’était pas, il faudrait désespérer de la puissance de l’âme humaine et de la bonté de Dieu !

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[fol. 3]

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J’ai lu votre lettre cruelle que vous êtes, elle est si douce et si indulgente que je ne puis que plaindre mon sort ; mais si je vous croyais comme autrefois coquette et perfide, je vous dirais comme Figaro, madame : « Votre esprit se rit du mien !. » Cette pensée que l’on peut trouver un ridicule dans les sentimens les plus nobles, dans les émotions les plus sincères me glace le sang et me rend injuste malgré moi. Oh non, vous n’êtes pas comme tant d’autres femmes vous avez du cœur, et vous savez bien qu’il ne faut pas se jouer d’une véritable passion. Vous croyez en Dieu, n’est-ce pas ? et vous devez songer à de certaines heures qu’il y a dans le monde une âme qui aurait le droit un jour de vous accuser devant lui... (1)

Ah ! méfiez-vous, non pas de votre cœur qui est bon mais de votre humeur qui est légère et changeante, songez que vous m’avez mis dans une position telle vis à vis de vous que l’abandon me serait beaucoup plus affreux que ne le serait une infidélité quand je vous aurais obtenue. En effet, dans ce dernier cas, qu’aurais-je à dire ? le ressentiment serait ridicule à mes propres yeux ; j’aurais cessé de plaire, voilà tout et ce serait à moi de chercher des moyens de rentrer dans vos bonnes grâces... je vous devrais toujours de la reconnaissance et je ne pourrais dans tous les cas douter de votre loyauté. Mais songez au désespoir où me livrerait votre changement dans nos relations actuelles ! Oh ! mon Dieu ! vous vous créez des craintes là où elles ne peuvent exister. Pour ce qui est de la jalousie, c’est un côté bien mort chez moi... quand j’ai pris une résolution, elle est ferme, quand je me suis résigné, c’est pour tout de bon : je pense à autre chose et j’arrange mes idées d’après les circonstances. Mon esprit sait toujours plier devant les faits irrévocables. Ainsi, ma belle amie, vous me

[fol. 4]

connaissez bien maintenant : je livre tout ceci à vos réflexions, je ne veux rien tenir que de leur effet, ne craignez donc pas de me voir. Votre présence me calme, votre entretien m’est nécessaire et m’empêche de me livrer au désespoir qui me tuerait !

(1) Que j’ai pleuré en relisant quelques passages de cette lettre ; c’est ma condamnation que j’écrivais d’avance.

« Peut-on outrager ce qu’on aime
Peut-on chercher à le fâcher
C’est bien en vouloir à soi-même ! »

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– 11 –

.... ce n’était pas alors la femme que j’aimais en vous ; c’était la Divinité à qui je rendais hommage. Peut-être aurais-je dû me contenter toujours de cet humble rôle et ne pas chercher à faire descendre de son piédestal cette belle idole que jusques là j’avais adorée de si loin.

Vous dirai-je pourtant que j’ai perdu quelque illusion en vous voyant de plus près ? non !.. mais en se prenant à la réalité, mon amour a changé de caractère ; ma volonté jusques là si nette et si précise a éprouvé un moment de vertige : je ne sentais pas tout mon bonheur d’être arrivé si près de vous, ni tout le danger que je courais en risquant de ne pas vous plaire : mes projets se sont contrariés : j’ai voulu me montrer à la fois un homme sérieux et timide, un homme utile et exigeant, et je n’ai pas compris que les deux sentimens que je voulais exciter ensemble se froisseraient dans votre cœur. Plus jeune, je vous eusse touchée par une passion plus naïve et plus chaleureuse ; plus vieux j’aurais su mieux calculer ma marche, étudier votre caractère et trouver à la longue les secrets que vous me cachez. Si je vous fais un aveu si complet c’est que je vous crois digne de comprendre un esprit trop singulier pour être saisi tout d’abord, trop fier pour se livrer lui-même sans garantie et sans espoir.

[fol. 5 coin gauche déchiré]

vous vous trompez, Madame, si vous pensez que je vous oublie ou que je me résigne à être oublié de vous. Je le voudrais, et ce serait un bonheur pour vous et pour moi sans doute, mais ma volonté n’y peut rien. La mort d’un parent, des intérêts de famille ont exigé mon tems et mes soins, et j’ai essayé de me livrer à cette diversion inattendue, espérant retrouver quelque calme et pouvoir juger enfin plus froidement ma position à votre égard. Elle est inexplicable, elle est triste et fatale de tout point ; elle est ridicule peut être, mais je me rassure en pensant que vous êtes la seule personne au monde qui n’ayiez pas le droit de la trouver telle. Vous auriez bien peu d’orgueil si vous vous étonniez d’être aimée à ce point et si follement.

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[fol. 6, brouillon]

Madame je vous avais obéi j’avais attendu pour vous voir le jour où tout le m. en a le droit. (puis des abréviations illisibles)

M ! Si j’ai réussi à passer quelque chose de mon existence dans la vôtre si toute une année je me suis occupé de vous préparer un triomphe et s’il y a à moi toutes à moi quelques journées de votre vie et malgré vous quelques une de vos pensées n’était ce une qui portait sa récompense avec elle. Dans cette soirée que rien n’empêchera d’avoir été la plus belle

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[fol. 7]

12

Mon Dieu ! mon Dieu ! Je suis allé vous voir un instant... Quoi, vous n’êtes pas si irritée que je le craignais ! quoi, vous avez encore un sourire pour ma présence, un doux rayon de soleil pour mes yeux et j’emporte avec moi cet espoir imprévu de peur d’être détrompé par un mot. Insensé que je suis toujours, moi qui me croyais déjà plus sage, un regard m’abat, un souffle me relève, et je ne me sens fort que loin de vos yeux.

Oui, j’ai mérité d’être humilié par vous, oui je dois payer encore de beaucoup de souffrances l’instant d’orgueil auquel j’ai cédé... Ah ! c’était une risible ambition que celle de me croire quelque chose près d’une femme de votre mérite et de votre beauté : prétendre vous prêter l’appui de je ne sais de quelle puissance que j’ai sur d’autres et vous parler comme un roi couronné au nom de cette misérable autorité ! Eussiez vous réduit trop bas l’insignifiance de mes prétentions à vous servir, j’accepte vos dédains pour ma justice.

Ne craignez rien, j’attends, ne craignez rien ! vous

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13

Je ne puis me remettre encore de l’étrange soirée que nous avons passée hier : que de bonheur et d’amertume ensemble dans ce souvenir ! Je voudrais pouvoir m’écrier comme Saint-Preux : « Mon Dieu ! vous m’avez donné une âme pour la souffrance, donnez m’en une pour la joie ! » Mais je suis aussi mécontent de moi-même que reconnaissant envers vous. Que vous écrirai je à présent ? Mon âme est bouleversée... Il y a comme un cercle de fer autour de mon front ; je vous demande un jour pour me reconnaître, il me faut un jour au moins pour me reposer de mes émotions.Que vous dirai-je d’ailleurs de ma journée ? Elle ressemble à la plupart des autres : j’ai marché longtems pour apaiser une ardeur que je ne puis dompter que par la fatigue, une inquiétude dont je ne puis sortir que par l’abrutissement. J’ai marché longtemps. Faut-il vous affliger encore de mon tourment ou vous effrayer de mes agitations : non ! J’ai tant de choses à vous dire encore que je ne veux pas les perdre dans une froide lettre... quoi de plus triste qu’une lettre, quoi de plus facile pour une pensée indifférente et de plus mal aisé pour un cœur mal épris. La pensée se glace en se traduisant en phrases

[fol. 8]

et les plus douces émotions de l’amour ressemblent alors à ces plantes desséchées que l’on presse entre des feuillets afin de les conserver... Mais songer que tout cela peut être lu dans un instant de contrariété, d’ennui, d’humeur légère... ou songer que ce peut être par là qu’on vous juge, et que l’on peut jouer sur un morceau de papier son avenir et son bonheur sa vie et sa mort ! non, non ! je ne vous écris pas sérieusement aujourd’hui, et je garde les belles fleurs de mon amour, qui ne veulent plus s’épanouir que près de vous et sous vos yeux.

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– 14 –

Je vous avais obéi madame

Mon dieu ! mon dieu ! que je vous remercie ! Votre œil rencontrant le mien, votre main serrant la mienne, vous savez bien que c’était assez, n’est-ce pas ? et qu’importe que je n’aie pu vous dire un mot ? J’y aurais peut être perdu ce bonheur de tout un jour d’illusion, cet adoucissement passager qui me donne la force de souffrir encore !

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– 15 –

Pauvre amie, je vous ai encore bien tourmentée et bien inquiétée, mais c’est pour la dernière fois. Quand je vous verrai ainsi froide et contrainte je comprendrai bien qu’il existe une de ces raisons dont nous avons parlé et que votre cœur se referme à l’approche du mien comme une fleur craintive. Mon Dieu, ne craignez rien, je me fais à cette idée si pénible qu’elle puisse être... Oh ! nous sommes fiancés dans la vie et dans la mort ! qu’importent les hommes et les indignes obligations de l’existence ? une heure de liberté entre nous, d’effusions célestes et tout le reste est oublié. Mais prenez un peu de pitié de mes peines mortelles et de cette terrible exaltation dont je ne puis répondre toujours ! Songez qu’elle vient moins de la jalousie que de la crainte d’être abusé... aujourd’hui cette crainte est moins forte : je crois en vos paroles. La permission que vous m’avez donnée de me regarder du moins comme ayant tout obtenu de vous en attendant l’instant de votre bon vouloir, me rassure et me fait du bien : car vous ne pouvez plus revenir la dessus, car vous savez bien qu’il y a votre parole dans un des plateaux de la balance et dans l’autre toute ma vie, tout l’effort d’une âme énergique qui du point où vous lui avez permis d’atteindre ne peut tomber qu’en se brisant et entraîner peut être quelque destinée avec la mienne. Hé bien maintenant, rassurez-vous donc... j’ai promis.

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[fol. 9]

– 16 –

Deux jours sans vous voir ! sans te voir, cruelle ! Oh ! si tu m’aimes, nous sommes encore bien malheureux !.. hier je ne sais à quoi j’ai passé ma journée, je suis allé et venu : j’ai vu des figures une foule de figures... ma tête était près de toi... et comme tout le monde me disait du mal de #*** je n’ai pas osé le juger si mal sans l’avoir vu. Ce n’est pas la faute de ce pauvre jeune homme si je suis amoureux

Il ne faut pas rire de cela...

(# Jean Leroy d’une autre main)

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– 17 –

Je vous réponds bien vite pour que vous ne me croyiez pas mécontent ou découragé. Oh ! comme vous connaissez bien votre pouvoir sur moi ! comme vous en usez et abusez sans pitié ! Moi je ris à travers mes larmes, je ris par un suprême effort de courage comme l’Indien qu’on brûle comme le martyr qu’on tenaille, je suis content de moi, je me trouve sublime et j’excite ma propre admiration.

Jamais je n’ai été si convaincu de cette vérité que mon amour pour vous est une religion. Les solitaires de la Thébaïde avaient comme moi des nuits affreuses, ils se tordaient comme moi sous des désirs impitoyables et ils offraient leurs souffrances en holocauste à l’Eternel ; mais c’étaient des gens qui vivaient d’eau et de racines, c’étaient peut être aussi des tempéramens paisibles et non de ces natures nerveuses où la passion n’a pas moins de prise que la douleur. Oh ! vous êtes bien calme et bien tranquille, vous ! vous me parlez de fidélité sans récompense comme à un chevalier du moyen-âge chevauchant à quelque entreprise dans sa froide armure de fer. J’ai bien un peu de ce sang la dans les veines, moi pauvre et obscur descendant d’un châtelain du

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[fol. 10]

Périgord, mais les tems sont bien changés et les femmes aussi. Gardez nous la fidélité des anciens tems et nous nous résignerons peut-être à faire de même. Mais en vérité ce serait là bien du temps et du bonheur perdu.

Voyez vous, je vous parle en riant, mais je tremble que votre lettre ne soit pas tout à fait sérieuse. Il y a toujours quelque niaiserie à trop respecter les femmes et elles prennent souvent avantage d’une trop grande délicatesse pour exiger des sacrifices dont elles se raillent en secret. Oh ! je suis bien loin de vous croire coquette et perfide, mais cette pensée.... sacrifié !..

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– 18 –

Ah ! ma pauvre amie, je ne sais quels rêves vous avez faits, mais moi je sors d’une nuit terrible. Je suis malheureux par ma faute peut-être et non par la vôtre, mais je le suis. Oh ! peut être vous avez eu déjà quelques bonnes intentions pour moi mais je les ai laissé perdre et je me suis exposé à votre colère... Grand dieu ! excusez mon désordre, pardonnez moi les combats de mon âme.. Oui c’est vrai, j’ai voulu vous le cacher en vain, je vous désire autant que je vous aime ; mais je mourrais plutôt que d’exciter encore une fois votre mécontentement.

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[fol. 11]

– 19 –

Vous êtes bien la plus étrange personne que je connaisse du monde et je suis serais indigne de vous admirer si je me lassais de vos inégalités et de vos caprices.

Oui, je vous aime ainsi, bien plus, je vous admire et je serais fâché que vous fussiez autrement. A un amour tel que le mien, il fallait une lutte pénible et compliquée, à cette passion infatigable, il fallait une résistance inouie, à ces ruses, à ces travaux à cette sourde et constante activité, qui ne néglige aucun moyen, qui ne repousse aucune concession, ardente comme une passion espagnole, souple comme un amour italien, il fallait toutes les ressources, toutes les finesses de la femme, tout ce qu’une tête intelligente peut rassembler de forces contre un cœur bien résolu. Il fallait tout cela sans doute et je vous aurais peu estimée d’avoir cru la résistance plus facile et l’épreuve moins dangereuse.

Toutefois ne craignez rien ; je suis encore mal remis du coup qui m’a frappé et il me faut du tems pour me reconnaître...

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– 20 –

Je suis plus calme aujourd’hui qu’hier ; je me réveille plein d’espoir et de courage. Mon Dieu ! le mauvais temps pour aimer que l’hiver ; on ne devrait aimer qu’au printemps comme les petits oiseaux. Moi, qui voudrais pouvoir jeter sous vos pieds un manteau de verdure et de fleurs, moi qui voudrais rêver avec vous sous les ombrages parfumés au bruit des eaux murmurantes, je viens à vous par un temps de brume et de gelée et mon beau drame si chaleureux, si bien conduit, n’a pas de décorations !

Madame, si vous ne m’aimez pas un peu, je suis perdu ! si vous n’avez pas un peu de bonté ma conduite est folle et la vôtre est cruelle. Je crains bien des choses encore. J’ai peur que mon abnégation ne vous semble de la faiblesse, j’ai peur que vous ne vous lassiez d’un amour trop entier, trop ardent pour avoir revêtu les formes variées de la simple galanterie. La conjugaison éternelle du verbe aimer ne convient peut-être qu’aux âmes tout à fait naïves. Mais je vous ai dit combien je suis jeune encore d’émotions et il m’a semblé qu’il y avait dans votre cœur une fraîcheur de sentimens qui n’avait jamais été comprise ......

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[fol. 12]

Mais j’y songe : je suis sûr que vous allez beaucoup rire de ma lettre et de mes terreurs et que nous en rirons ensemble ce soir. Si elle devait vous déplaire songez à notre traité. j’ai votre parole, que vous devez tenir pourvu que je vous écrive une lettre un peu longue : prenez celle ci pour un rêve. Ecoutez ! je ne demande qu’à vous voir un instant !

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– 21 –

Souvenez vous, oublieuse personne, que vous m’avez donné la permission de vous voir une heure aujourd’hui. Je vous envoie mon médaillon en bronze pour fixer encore mieux votre souvenir... Ah ! j’ai été l’une de ces célébrités parisiennes et je remonterais encore aujourd’hui à cette position que j’ai négligée pour vous si vous me donniez lieu de chercher à vous rendre fière de moi. Vous vous plaignez de quelques heures que je vous ai fait perdre... mais mon amour m’a fait perdre des années et le plus terrible encore, c’est que je ne puis plus rien sans vous. Je les ressaisirais bien vite si vous vouliez. Que m’importe la renommée tant qu’elle ne prendra pas vos traits pour me couronner ? Jusque là il y aura une gloire dans laquelle la mienne s’absorbera toujours, c’est la vôtre. Jamais mes assiduités les plus grandes n’arriveront à vous la faire oublier. Accordez moi quelques uns de vos instans... Ne vous effrayez plus de me voir... Je vous avoue que je suis aujourd’hui d’une humeur fort peu tragique et que je risque beaucoup moins de vous ennuyer.

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[fol. 13]

– 22 –

Je me réveille en poussant des cris de joie !

Mon amie, le bonheur est une chose noble et sérieuse et il n’y a de gaîté folle que pour les plaisirs de l’enfant. J’ai la joie du ciel dans le cœur, vos bontés me ravivent et c’est de l’enthousiasme aujourd’hui que j’éprouve pour vous. Que vous soyez aussi bonne que belle, aussi sensible que charmante, ah ! voilà ce que je n’avais jamais osé espérer, voilà ce qui m’aurait donné cent fois plus de force encore mais j’ai manqué de confiance en vous et j’en ai été puni par de bien longues douleurs.

Maintenant, que viens-je vous offrir ? une âme abattue, endolorie qui peut à peine comprendre que ses mauvais jours sont passés, et qui se remet encore de temps à autre à s’attrister par habitude. Oh ! les transports de la jeunesse, l’éclair des yeux qui se rencontrent, l’imagination qui déborde en de ravissantes extases, voilà ce que je perds de jour en jour ! serez vous assez récompensée de vous sacrifier par l’ivresse d’un pauvre cœur où le bonheur revêtira peut être des apparences moins séduisantes que le désir et l’inquiétude... Tout cela me reviendra t’il comme au temps où mon amour inconnu de vous était pur et céleste !

Nous avons maintenant à nous garder d’une chose, c’est de cet abattement qui succède à toute tension violente, à tout effort surhumain : pour qui n’a qu’un désir modéré la réussite est une suprême joie qui fait éclater toutes les facultés humaines. C’est un point lumineux dans l’existence qui ne tarde pas à pâlir et à s’éteindre... Mais pour les cœurs plus profondément épris, l’excès d’émotion est grand mêle [suscrit] confond pour un instant tous les ressorts de la vie, le trouble est grand, la confusion est profonde et la tête se courbe en frémissant comme sous le souffle de Dieu. Hélas ! que sommes nous pauvres créatures et comment répondre dignement à la puissance que le ciel a mise en nous ? Je ne suis qu’un homme et vous une femme, et l’amour qui est entre nous...

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Ne dérangez personne de chez vous par le temps qu’il fait...

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[fol. 14]

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Permettez moi de me rapprocher de vous après vous avoir donné le temps d’oublier mes folies ! J’ai respecté vos ordres, j’ai mis à me calmer toutes les forces de mon âme ; je n’espère et n’attends de vous pour ce soir qu’un signe de pardon un mot de bonté... J’ai attendu pour vous voir le jour où tout le monde en a le droit, pour vous parler le jour où beaucoup d’autres en ont le privilège... Ne redoutez rien de ma présence et de mes paroles : j’ai su me calmer enfin quelques jours ont calmé des agitations qu’il vous a été plus facile de comprendre que d’excuser peut-être ; j’ai appris à redevenir courageux et patient. Je ne veux plus compromettre en quelques heures toutes les chances d’une destinée à laquelle vous aviez paru prendre quelque intérêt et je me suis dit souvent que dans l’affection que je vous porte il y a trop de passé pour qu’il n’y ait pas beaucoup d’avenir.

J’avais résolu de ne pas vous écrire : en manquant à cette résolution je m’expose encore à un danger dont votre indulgence peut me sauver...

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[fol. 15]

– 24 –

J’avais résolu de ne plus vous écrire, Madame. Les lettres ne sont bonnes que pour les amans froids ou pour les amans heureux. On admet l’incohérence dans les paroles, mais les phrases écrites deviennent des témoins éternels. Je voudrais pouvoir anéantir toutes les lettres que je vous ai écrites adressées ; votre indifférence m’aura peut être rendu ce service ; mais le souvenir reste encore et c’est trop. Combien n’en ai-je pas déchiré pourtant. J’en écris une vraie et sentie, mais dont la violence risquerait de vous effrayer, puis une autre réfléchie et calculée où je m’applique à vous paraître patient et raisonnable ; et ce n’est aucune des deux que je vous envoie mais une troisième écrite à la hâte et parce qu’il faut en finir, faite avec les lambeaux des autres, où les phrases ne se suivent pas, où les idées se confondent, une lettre folle et blessante et qui défait tout mon ouvrage.

N’attendez pas de moi des phrases de roman, je ne suis ni Saint-Preux ni Werther, ou plutôt je sens trop vivement pour écrire comme eux des lettres éloquentes et ménagées.

Le beau roman que je vous écrirais si j’étais moins sincère... Il y a des années d’angoisses de rêves de projets qui voudraient se presser dans une phrase dans un mot...

Vous voyez que j’ai étudié votre lettre Votre lettre m’a fait assez expier mes torts ; j’ai senti également toute l’imprudence et toute la dureté de ma conduite... Je suis retombé à vos pieds

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[fol. 16]

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Madame — puisque le malheur veut qu’une circonstance insignifiante vienne tout à coup m’arracher au à ce peu de calme [suscrit] que j’avais retrouvé enfin et qui me servait à préparer l’avenir, puisque tout un passé qu’il fallait oublier revient gronder à mes oreilles et me rapporte à la fois ses émotions et son vertige, écoutez donc quelques mots encore et vous y gagnerez peut-être des mois de résignation et de silence de ma part.

Que vous ayez en un seul jour oublié tant de dévoûment dont vous aviez des preuves, tant de loyauté et de bonne foi qui se trahissaient dans mes moindres rapports, que vous ayez même flétri d’un doute une proposition qui honorait mon cœur, même en admettant que mon amour-propre en eût mis trop haut l’importance ; je ne vous en veux pas, j’accepte cette punition cruelle d’une imprudence probable dont j’ai peine à me rendre compte même aujourd’hui... Mais je ne vois dans tout cela rien d’irréparable. Je ne suis coupable d’aucun de ces crimes qu’une femme ne peut pardonner, et vous l’avouerai-je, l’excès même de votre ressentiment m’a découragé moins que n’eût fait le dédain d’une âme indifférente. J’aurais perdu tout espoir si vous m’eussiez quitté par ennui, par fatigue, ou par la diversion d’un autre attachement, mais rien de tout cela, mon amour a été tranché dans le vif ; il y a une blessure et non une plaie, je ne puis me rappeler ce jour fatal sans penser à la veille, si belle et si enivrante, qu’il eût fallu mourir après. Mon Dieu ! notre pauvre lune de miel n’a guère eu qu’un premier quartier... Et vous me connaissez si peu encore que vous ne m’avez jusqu’ici ni bien compris ni bien jugé. Vos injustices en seraient une preuve déjà. Oh ! daignez interroger votre cœur et vous direz qu’il y a malgré tout quelque chose qui bat encore pour moi ; que tous ces hommes qui vous ont entourée depuis quelque temps sont plus riches et plus beaux mais n’ont pas cette âme, cet esprit même que vous aviez su distinguer, qu’ils sont frivoles surtout et aussi incapables

[fol. 17]

d’aimer que de sentir en eux l’ambition des grandes choses. Ah ! l’amour et l’art nous réuniront malgré tout... Vous sentirez que toutes ces relations brillantes laissent un côté vide dans le cœur, que c’est beaucoup d’avoir rencontré un ami fidèle, soumis, dont l’affection se conserve pure à travers toutes sortes d’amertumes. Pourquoi vous risqueriez-vous à choisir quelque autre que moi ? je sais vos habitudes, vous pouvez me rendre prudent par beaucoup de confiance. Quel intérêt aurais-je à vous compromettre aujourd’hui. Je sais maintenant de quoi il faudra se garder, et je tiens d’ailleurs à m’isoler de plus en plus, à vivre tout à fait pour vous. Ce n’est pas difficile pour qui ne pense qu’à vous seule... Eh bien vous me verriez aussi rarement qu’il vous plairait. Nous trouverions les précautions les plus sûres. Puisque vous avez tant à craindre, votre secret sera sous la garde de mon honneur : mais j’ai besoin de vous voir un peu de temps en temps, de vous voir à tout prix. Je vous ai aperçue hier, vous étiez si belle, vous aviez l’air si doux... J’ai retrouvé dans vos traits quelque chose de cette expression de bonté qui me charmait tant quand vous m’étiez favorable. Ah ! cruelle femme ! ne dites pas que vous ne m’avez pas aimé, autrement vous auriez été bien trompeuse. Si vous m’aimiez, vous m’aimez toujours... vous êtes touchée de cette passion qui survit à tout, qui garde pour elle toute l’humiliation et tout le malheur et qui vous laisse à vous toute liberté, toute fantaisie, qui ne se plaint pas même de votre inconstance mais seulement de votre injustice... Vous serez bien avancée quand vous m’aurez fait mourir. Que diriez-vous si j’allais me tuer comme D ....... !

 

Fin [d’une autre main]

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