18 juillet 1840 — Faust de Goëthe, suivi du second Faust. Choix de ballades et poésies de Goëthe, Schiller, Burger, Klopstock, Schubart, Kœrner, Uhland, etc. Traduits par Gérard, Paris, Charles Gosselin, 9 rue St-Germain-des-Prés, 1840.

Nerval a attaché une importance particulière au tableau intitulé « Hélène », qu'il traduit intégralement en ajoutant cette note: « Toute cette partie a été traduite littéralement, ce qui était le seul moyen de donner une idée des effets de style de Goëthe, qui a tenté ici une sorte de pastiche de la versification grecque. »

De retour devant le palais de Ménélas à Sparte, Hélène apprend avec horreur qu’elle doit y être sacrifiée. C’est alors que « le décor change ». Désormais la temporalité de l'Hélène antique et celle de Faust se mêlent, le palais antique du temps d’Hélène laisse place à une cour du moyen-âge, le temps de Faust.

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HÉLÈNE.

 

DEVANT LE PALAIS DE MÉNÉLAS À SPARTE.

 

HÉLÈNE arrive suivie du chœur de trois jeunes prisonnières,

PANTHALIS, la coryphée.

 

HÉLÈNE.

Beaucoup admirée et beaucoup blâmée, je suis Hélène, j’arrive du bord où nous venons de débarquer, encore ivre du balancement animé des vagues, qui, venant des plaines phrygiennes, nous a porté sur leur dos haut voûté, par la faveur de Poseidon et la force d’Euros, dans les baies paternelles. Là en bas le roi Ménélas se réjouit de son retour et de celui des plus vaillans de ses guerriers. Moi, je te salue, haute maison que Tyndareos, mon père, à son retour, s’est fait élever près de la pente de la colline de Pallas ; et lorsqu’ici je grandis fraternellement avec Clytemnestre, avec Castor et avec Pollux, compagnons de mes jeux, cette maison était ornée plus magnifiquement que toutes les autres maisons de Sparte. Salut, battans de la porte d’airain ! C’est alors que vous vous ouvriez largement, pleins d’hospitalité, qu’il arriva un jour que moi, l’élue entre plusieurs, je vis apparaître Ménélas comme mon fiancé. Ouvrez-vous de nouveau, pour que je puisse remplir fidèlement l’ordre pressé du roi comme il convient à l’épouse. Laissez-moi entrer ! et que tout ce qui jusqu’à présent m’assaillit fatalement reste derrière moi ; car depuis que, sans inquiétude, je quittai cette place, pour visiter le temple de Cythère, obéissant à un devoir sacré, et que là un ravisseur, le Phrygien, m’enleva, bien des choses sont passées que les hommes de loin et de près aiment à raconter, mais que celui-là n’aime pas à entendre, de qui la tradition, en grandissant, a pris la forme du conte.

LE CHŒUR.

Ne dédaigne pas, ô femme illustre !
L’honorable possession du plus grand des biens ;
Car le plus grand bonheur, tu le possèdes seul,
La gloire de la beauté, qui s’élève au-dessus de tout.
Le héros est précédé par son nom ;
Alors il marche fièrement :
Mais le plus opiniâtre des hommes
Se soumet à la beauté toujours triomphante.

HÉLÈNE.

Ainsi je viens ici portée par les vagues avec mon époux, et c’est lui qui m’envoie devant lui à sa ville ; mais je ne sais quelle est sa pensée, si je viens comme épouse, si je viens comme reine, si je viens comme sacrifice des poignantes douleurs du prince et pour les malheurs prolongés des Grecs ? Je suis conquise, mais je ne sais si je suis prisonnière ! Les immortels m’ont singulièrement départi la renommée et la destinée, ces compagnes scabreuses de la beauté, qui sont même à ce seuil, près de moi, avec une présence sombre et menaçante. Car déjà dans le navire profond l’époux ne me regarda que rarement ; il ne prononça aucune parole indulgente. Il était là, en face de moi, comme s’il rêvait malheur. Mais lorsque, naviguant vers le profond rivage de la baie, les proues des navires avaient à peine salué la terre, il dit, comme inspiré par un Dieu : « Ici mes guerriers débarquent suivant l’ordre, je les passerai en revue le long du rivage. Mais toi, continue ton voyage le long de la rive féconde de l’Eurotas, marche en dirigeant les coursiers sur l’ornement de l’humide prairie où se trouvait Lacédémone, autrefois vaste champ voisin de hautes montagnes ; entre dans la maison du prince, qui s’élève jusqu’aux nuages, et passe en revue les servantes qui y sont restées à la tête desquelles est la vieille et prudente intendante. Celle-ci te montrera la riche collection des trésors, tels que ton père les a laissés, et que j’ai accumulés moi-même en les augmentant dans la paix et dans la guerre. Tu trouvears tout dans le meilleur ordre ; car c’est là le privilège du prince, qu’il retrouve en revenant, tout fidèlement à sa place tel qu’il l’y avait laissé. Car le serviteur n’a pas le droit de rien changer par sa volonté. »

LE CHŒUR.

Réjouis-toi maintenant en contemplant le trésor magnifique
Qui s’est toujours augmenté par le prix et par la masse ;
Car l’éclat de la chaîne, la splendeur de la couronne,
Montrent leur fierté d’être ici, et semblent sentir ce qu’ils sont ;
Mais entre seulement, et les anime de ta présence ;
Ils seront bientôt rendus à l’existence et au mouvement.
Je me réjouis de voir la beauté qui lutte d’empire
Avec l’or, et les perles, et les diamans.

HÉLÈNE.

Le maître continua à parler en maître : Lorsque tu auras tout vu l’un après l’autre, alors prends les trépieds qui te sont nécessaires et d’autres vases dont le sacrificateur a besoin pour le saint usage des fêtes, les bassons, les coupes et le plateau. Que l’eau la plus pure soit dans les cruches élancées ; de plus, que le bois sec, prêt à jeter des flammes, soit là ; enfin que le couteau bien affilé ne manque pas. Et pour le reste, je l’abandonne à tes soins. Ainsi il dit, me pressant de partir ; mais l’ordonnateur ne m’indique rien qui respire et qu’il veuille sacrifier pour honorer les Olympiens. Cela est grave ; pourtant je ne crains rien, et j’abandonne tout aux dieux, qui achèvent ce qui semble être conçu dans leur sein. Qu’il soit bien ou mal apprécié par les hommes, nous devons supporter le destin, nous qui sommes mortels. Mainte fois le sacrificateur a levé la hache pesante vers la nuque de l’animal couché sur la terre, et n’a pu l’achever ; en étant empêché, ou par un ennemi voisin, ou par l’intervention d’un Dieu.

LE CHŒUR.

Tu ne saurais deviner ce qui arrivera,
Reine, marche en avant,
Forte dans ton courage !
Le bien et le mal arrivent
A l’homme sans être prévus.
Nous ne le croirions pas si d’avance on nous l’annonçait.
Troie n’a-t-elle pas été bûlé ? Nous avons cependant vu
La mort devant nos yeux, la mort ignominieuse ;
Et ne sommes-nous pas ici
Attachée à toi, te servant pleines de joie ?
Nous voyons le soleil éblouissant du ciel
Et ce qu’il y a de plus beau sur la terre,
Et toi, si charmante ; heureuses que nous sommes !

HÉLÈNE.

Soit ! quoi qu’il arrive, il me convient de monter sans retard dans la maison du roi, laquelle, long-temps désirée, et beaucoup regrettée, et presque perdue pour toujours, se trouve de nouveau devant mes yeux, je ne sais comment. Les pieds ne me portent pas si légèrement sur les marches élevées, que je franchissais jadis comme un enfant.

LE CHŒUR.

Jetez, ô mes sœurs !
O tristes prisonnières,
Jetez au loin toutes vos douleurs ;
Partagez le bonheur de votre maîtresse,
Partagez le bonheur d’Hélène,
Qui vers le foyer de son père,
D’un pied lent et tardif
Mais d’autant plus ferme,
S’approche toute en joie.
Chantez et louez les lieux saints,
Qui rétablissent le bonheur,
Et ramènent l’homme à ses foyers.
Celui qui est libre plane,
Comme sur des ailes,
Sur les choses les plus dures ; tandis qu’en vain
Le prisonnier, plein de désir et de regret,
Au-delà du créneau de son cachot
Étend le bras en se désolant.
Mais elle, un Dieu la saisit,
Elle, la fugitive,
Et des ruines d’Ilion,
Il la reporta dans ces lieux,
Dans la vieille maison de son père,
Parée de nouveau pour elle,
Après les innombrables
Délices et tourmens
De sa première jeunesse,
Dont elle doit garder la mémoire.

PANTHALIS (personnage du Coryphée).

Abandonnez maintenant le sentier parsemé de joie et de chants, et tournez vos regards vers les battans de la porte. Que vois-je, mes sœurs ? la reine ne retourne-t-elle pas vers nous à pas redoyblés et pleine d’émotion ? Qu’est-ce, grande reine ? Qu’as-tu pu rencontrer d’effrayant dans le portique de la mison, u lieu du salut des tiens ? Tu ne le caches pas, car j’aperçois de l’aversion sur ton front ; une noble colère en lutte avec la surprise.

HÉLÈNE, qui a laissé les battans de la porte ouverte.

La crainte vulgaire ne convient pas à la fille de Jupiter, et la main légère et fugitive de la frayeur ne la touche pas ; mais l’épouvante qui, s’élevant de l’origine des choses, s’élève sous mille formes, comme des nuages brûlans du foyer central de la montagne, ébranle jusqu’à la poitrine du héros.

Ainsi, aujourd’hui, pleins d’horreur, les dieux du Styx m’ont masqué l’entrée de la maison, que volontiers, comme l’hôte renvoyé, je voudrais franchir en m’éloignant. Mais non ! j’ai reculé jusqu’au grand jour, et vous ne me pousserez pas plus loin, puissance, qui que vous soyez. Je songerai à me consacrer ; alors l’épouse purifiée pourra, comme son époux, saluer le feu du foyer.

LA CORYPHÉE.

Découvre à tes servantes, femme illustre,
A celles qui t’assistent, ce qui est arrivé.

HÉLÈNE.

Ce que j’ai vu, vous le verrez de vos yeux, si la vieille nuit n’a pas englouti ces images dans la profondeur de son sein fécond en merveilles. Mais pour que vous le sachiez, je vous le dis en ces termes. Lorsque j’entrai dans le premier espace intérieur de la maison du roi, marchant avec solennité, et me rappelant les premiers devoirs, je m’étonnai du silence des galeries désertes. Mon oreille ne fut point frappée du bruit de ceux qui marchent en travaillant ; mon regard cherchait en vain ces êtres empressés et remuans poussés par les occupations, et aucune servante n’apparut, aucune intendante, de celles qui viennent toujours pour saluer l’étranger ; mais lorsque je m’approchai vers le siège du foyer, là, je vis, près des débris des cendres éteintes, assise à terre, oh ! quelle grande femme voilée ! non comme endormie, mais comme rêvant. Je l’appelle au travail du ton de quelqu’un qui croit voir l’intendante de la maison, que la précaution de mon époux avait peut-être placée là en attendant ; mais cette femme immobile reste assise enveloppée. Enfin elle remue, sur mes menaces, le bras droit, comme si elle me repoussait et du foyer et du portique.

Je me détourne d’elle avec colère, et je précipite mes pas vers les degrés où s’élève le Thalamos paré et placé près de la salle du trésor. Mais la vision se lève et saute brusquement de la terre ; me barrant le chemin en maîtresse, elle se montre dans sa taille décharnée, et le regard creux, sombre et sanguinaire ; singulière figure qui trouble et l’œil et l’esprit. Mais je parle en vain ; car la parole ne saurait construire des formes en créatrice. Tenez, la voilà elle-même ! elle ose se présenter au jour ! — Ici nous sommes les maîtresses, jusqu’à l’arrivée de notre seigneur et de notre roi.

Phœbus, l’ami de la beauté, repousse ces créations de la nuit, et les refoule dans les cavernes, ou bien il en triomphe.

PHORKYAS, se montrant sur le seuil entre les jambages des Portes.

LE CHŒUR.

J’ai beaucoup éprouvé, quoique la chevelure
Flotte, jeune encore, autour de mes tempes,
J’ai vu bien des spectacles d’horreur ;
Les malheurs de la guerre, la nuit d’Ilio,,
Lorsqu’elle succomba ;
A travers les bruits pleins de nuages de poussière
Des guerriers qui s’entrechoquaient, j’entendis les dieux
Crier avec fracas : j’entendis la Discorde
D’une voix d’airain retentir à travers champs
A l’entour des murailles.
Hélas ! ils étaient encore debout,
Les murs de Troie ; mais l’incendie,
Gagnant déjà de proche en proche,
Va se répandant çà et là,
Avec le souffle de la tempête,
Au-dessus de la ville endormie.
En fuyant, je vis, à travers la fumée et la braise,
Et la flamme, qui s’étendait comme une langue,
Je vis s’avancer des figures merveilleuses
Aux formes gigantesques,
A travers la vapeur éclairée par le feu.
Si je le vis, ou si l’esprit, maîtrisé par l’angoisse,
M’a formé ces illusions,
Jamais je ne pourrais l’affirmer ;
Mais ce que je vois ici d’horrible,
Cela, je le sais sans en douter :
De la main je le toucherais,
Si je n’étais retenue par la crainte.
Laquelle des filles de Phorkyas peux-tu donc être ?
Car je te compare à cette race.
Es-tu une de celles qui n’ont qu’un œil et une dent
Qu’elles se repassent alternativement ?
Oses-tu bien, monstre,
A côté de la beauté,
Te montrer devant le regard connaisseur
De Phœbus, le dieu du beau !
Mais avance toujours, avance,
Il ne contemple pas ce qui est laid.
De même que jamais son œil sacré
N’a regardé l’ombre qui le suit.
Nous, mortels, hélas ! nous sommes condamnés
Malheureusement par la triste destinée
A avoir cette indicible douleur de la vue
Que fait naître ce qui est abominable, éternellement maudit
Dans ceux qui aiment ce qui est beau.
Rh bien ! écoute donc : si insolemment
Tu nous braves, écoute les malédictions,
Écoute les menaces, les invectives qui sortent
De la bouche maudissante des bienheureux
Que les dieux ont formés !
 

PHORKYAS.

La parole est vieille, mais le sens est toujours vrai et sublime : Que jamais la pudeur et la beauté ne s’accordent à traverser, en se donnant la main, le vert sentier de la terre.

Profondément enracinée, réside dans toutes les deux une si ancienne haine, que, n’importe où elles se trouvent en chemin, chacune tourne le dos à son ennemie ; chacune se presse de marcher en avant de plus belle ; la pudeur affligée, mais la beauté toujours hautaine et insolente, jusqu’à ce qu’enfin la nuit creuse de l’Orcus les entoure, à moins que l’âge ne les ait domptées avant cette époque. Je vous trouve maintenant, audacieuses qui venez de l’étranger, remplies d’arrogance, pareilles à l’essaim à la fois bruyant et rauque, qui par-dessus notre tête en nuage prolongé, envoie d’en haut ces sons qui engagent le voyageur silencieux à jeter ses regards en haut ; mais ils passent leur chemin, et lui va le sien ; il en sera ainsi de nous. Qui êtes-vous donc, vous qui, sauvages comme des Ménades, semblables aux femme ivres, osez faire ce vacarme autour du palais sublime du roi ? Qui donc êtes-vous, qui aboyez en voyant l’intendante, comme la meute des chiens en apercevant la lune ? Croyez-vous que la race dont vous sortez m’est cachée ? Toi, jeune engeance ! enfantée dans la guerre, élevée dans les batailles, toi, dévorée par la luxure, à la fois séduite et sédustrice, énervant et la force du guerrier, et la force du citoyen ! Ainsi groupées, vous ressemblez à des sauterelles, qui se précipitent d’en-haut pour couvrir les moissons verdoyantes des champs. Vous, dissipatrices de l’application étrangère ! vous dont la gourmandise détruit la prospérité naissante ; toi, marchandise conquise, vendue au marché, troquée.

HÉLÈNE.

Celle qui, en présence de la maîtresse, gronde les servantes usurpe ses droits comme patronne de la maison ; car à elle seule il convient de vanter ce qui est louable, ou même de réprimander tout ce qui mérite blâme.

Aussi suis-je satisfaite des services qu’elles m’ont rendus lorsque la force d’Ilion fut assiégée et succomba, et fut anéantie, non moins que lorsque nous supportâmes les peines communes de la vie errante, où chacun d’ordinaire ne pense qu’à soi. J’attends encore pareille chose de ce joyeux troupeau. Le maître ne demande pas ce qu’est l’esclave, seulement comment il sert. Tais-toi donc, et ne détourne d’elles ni tes regards ni ta figure hideuse. As-tu bien gardé jusqu’ici la maison du roi à la place de la maîtresse de la maison ?

Cela sera ta gloire ; mais à présent elle revient elle-même, retire-toi maintenant, afin de ne pas être punie au lieu d’être louée.

PHORKYAS.

Menacer les habitantes de la maison demeure un droit immense, que l’illustre épouse du souverain comblée des faveurs de Dieu a bien mérité par une sage direction en de longues années. A présent que tu es reconnue et que tu entres de nouveau dans ton ancien rang de reine et de maîtresse de la maison, saisis les rênes relâchées depuis long-temps ; règne et gouverne maintenant ; prends possession du trésor et de nous telles que nous sommes. Mais avant tout, protège-moi, moi la plus vieille, contre ce troupeau de filles, qui près du cygne de ta beauté, semble une bande d’oies criardes mal emplumées.

LA CORYPHÉE.

Que la laideur se montre laide auprès de la beauté !

PHORKYAS.

Que la sottise paraît sotte auprès de la prudence !

(A partir de ce vers les chorétides répondent chacune en sortant du chœur.)

PREMIÈRE CHORÉTIDE.

Raconte-nous de l’Érèbe, ton père, raconte-nous de la Nuit, ta mère.

PHORKYAS.

Parles donc de Scylla, ton cousin germain.

DEUXIÈME CHORÉTIDE.

Maint et maint monstre s’élève dans ton arbres généalogique !

PHORKYAS.

A l’Orcus va chercher ta consanguinité !

TROISIÈME CHORÉTIDE.

Ceux qui y habites sont trop jeunes pour toi !

PHORKYAS.

Va attirer dans tes filets amoureux le vieux Tirésias.

QUATRIÈME CHORÉTIDE.

La nourrice d’Orion est ton arrière-petite-fille.

PHORKYAS.

Les Harpies, je suppose, l’ont nourrie de leurs excrémens.

CINQUIÈME CHORÉTIDE.

Avec quoi nourris-tu cette maigreur si bien soignée ?

PHORKYAS.

Ce n’est pas avec du sang, dont tu es si avide.

SIXIÈME CHORÉTIDE.

Tu n’aimes que les cadavres, hideux cadavres toi-même !

PHORKYAS.

Des dents de vampire brillent dans ta bouche insolente.

LA CORYPHÉE.

Je fermerai la tienne si je te dis qui tu es.

PHORKYAS.

Commence par te nommer, et l’énigme est devinée.

HÉLÈNE.

Sans colère, mais en m’affligeant, je me place entre vous, vous interdisant la fureur d’une pareille lutte de paroles ; car rien n’est si nuisible au service des maîtres que la désunion des fidèles serviteurs. L’écho de ses ordres accomplis rapidement ne lui revient plus alors avec harmonie ; au contraire, autour de lui naît un bruit, un tumulte ; plus d’unité ; il s’y perd, c’est en vain qu’il gronde. Ce n’est pas tout, vous avez, dans votre colère sans frein, évoqué des images et des figures si fatales et si pleines d’horreur, que je me sens poussée vers l’Orcus, en dépit des champs fleuris de ma patrie qui m’entourent. Est-ce bien le souvenir ? était-ce une illusion qui m’a saisie ? Étais-je tout cela ? Le suis-je ? Le serai-je à l’avenir, le rêve et le fantôme de ceux qui détruisent les villes ? Les jeunes filles frémissent ; mais toi, la plus vieille, tu n’es pas émue. Parles donc, mais parles clairement !

PHORKYAS.

Celui qui se souvient du bonheur varié des longues années, celui-là croit que la plus grande faveur des dieux n’est qu’un rêve. Mais toi, jouissant de si grandes faveurs, sans mesure et sans fin, tu n’as vu, ta vie durant, que des amoureux enflammés soudainement aux coups les plus audacieux. Déjà Thésée te saisit, de bonne heure excité par sa flamme ardente, fort comme Hercule, jeune homme aux formes belles et magnifiques.

HÉLÈNE.

Il me ravit ! moi, biche svelte de dix ans ! et le château d’Aphnidé, dans l’Attique, me cacha.

PHORKYAS.

Alors, délivrée bientôt par Castor et Pollux, tu fus entourée par l’élite des héros.

HÉLÈNE.

Cependant je favorisai secrètement, comme je l’avoue volontiers, Patrocle, lui, l’image de Pélée !

PHORKYAS.

Mais la volonté de ton père te destina à Ménélas, qui sut traverser les mers et sut aussi garder sa maison.

HÉLÈNE.

Il lui donna à la fois sa fille et le soin de son empire ; Hermione fut le fruit de cette union.

PHORKYAS.

Mais tandis que Ménélas conquit au loin avec valeur l’héritage de la Crète, à toi, épouse solitaire, il apparut un hôte d’une beauté fatale.

HÉLÈNE.

Pourquoi me ressouvenir de ce demi-veuvage ? et des suites affreuses qui en sont résultées pour moi ?

PHORKYAS.

Cette entreprise me valut à moi, née libre à Crète, la captivité et un long esclavage.

HÉLÈNE.

Il t’a nommée immédiatement intendante, te confiant beaucoup, et le château et le trésor conquis par sa valeur.

PHORKYAS.

Que tu as abandonnés, songeant à Ilion, la ville aux fortes murailles et aux joies inépuisées de l’amour.

HÉLÈNE.

Ne me rappelle pas les joies ! ma poitrine et ma tête furent inondées par des souffrances inexprimables.

PHORKYAS.

Cependant on dit que tu apparus sous deux faces, comme double fantôme, à la fois dans Ilion et en Égypte.

HÉLÈNE.

Ne rends pas plus confus encore mes sens égarés ; même maintenant je ne sais, je suis...

PHORKYAS.

Ils ajoutaient ensuite : Que montant du creux empire des ombres, Achille se joignit ardemment à toi ! T’aimant antérieurement contre toutes les résolutions de la destinée.

HÉLÈNE.

Mais, comme idole, je m’unis à lui, idole lui même. C’était un songe ; ces paroles le disent assez... Je perds connaissance... et deviens une idole encore une fois, je le sens !

(Elle tombe dans les bras du chœur.)

LE CHŒUR.

Tais-toi, tais-toi !
Toi, au regard oblique, à la bouche méchante :
Des lèvres si hideuses, ne montrant qu’une dent !..
Que peut-il sortir de cet effroyable gouffre entr’ouvert ?
Car le méchant qui paraît bienfaisant,
La colère du loup sous la toison de la brebis
M’inspirent plus de frayeur
Que la gueule du chien à trois têtes.
Nous sommes là écoutant avec anxiété :
Quand, comment peut-il sortir ce monstre sans égal,
Placé là dans toute son horreur ?
Car maintenant, au lieu de nous verser
La douce parole consolatrice, puisée dans le Léthé,
Tu remues ; des temps passés, plus de mal que de bien,
Et tu rembrunis en même temps,
Et l’éclat du présent et la lumière de l’espérance
Qui doucement commençait à poindre.
Tais-toi, tais-toi !
Que l’âme de la reine,
Déjà prête à s’enfuir,
Se maintienne encore et conserve palpable
La forme de toutes les formes
Que le soleil ait jamais éclairées.

(Hélène s’est remise et se retrouve au milieu des autres.)

PHORKYAS.

Sors des nuages légers, magnifique soleil de ce jour qui, voilé, nous ravissait encore et qui règne maintenant en éblouissant par son éclat. Tu vois dans ton regard charmant comme le monde se déroule devant tes yeux pleins de douceur. Qu’elles m’appellent laides tant qu’elles veulent, je sais aussi ce qui est beau.

HÉLÈNE.

Si je sors en chancelant du vide qui l’entourait dans le vertige, je voudrais cependant encore jouir du repos, car mes membres sont si las ; mais il convient aux reines, il convient à tous les hommes de se posséder et de prendre courage, quelques menaçantes que soient les circonstances.

PHORKYAS.

Es-tu enfin dans ta grandeur, dans ta beauté ? Ton regard signifie-t-il un ordre ? Que veut-il, prononce-le ?

HÉLÈNE.

Tenez-vous prête à réparer ce que l’insigne négligence de votre querelle a fait perdre ; ayez hâte d’accomplir un sacrifice tel que le roi l’a commandé.

PHORKYAS.

Tout est prêt dans la maison, la coupe, le trépied, la hache aiguë, tout ce qui est nécessaire pour arroser et pour encenser ; désigne la victime !

HÉLÈNE.

Le roi ne l’a pas indiquée.

PHORKYAS.

Il ne l’a pas prononcé ? O mot fatal !

HÉLÈNE.

Quelle douleur s’empare de toi ?

PHORKYAS.

Reine, c’est toi qui es la victime.

HÉLÈNE.

Moi ?

PHORKYAS.

Et celles-ci.

LE CHŒUR.

Malheur et désespoir !

PHORKYAS.

Tu tomberas sous la hache !

HÉLÈNE.

Horrible ! mais je l’ai pressenti. Malheureuse que je suis !

PHORKYAS.

Cela me semble inévitable.

LE CHŒUR.

Hélas ! et nous, quel sera notre sort ?

PHORKYAS.

Elle meurt d’une noble mort ; mais vous, au balcon élevé de la maison qui supporte le faîte du toit, comme des grives quand on les prend, vous tremblotterez à la file.

(Hélène et le chœur sont étonnés et effrayés, formant un groupe significatif symétriquement disposé)

Spectres ! vous voilà immobiles comme des figures effrayées de quitter le jour qui ne vous appartient pas. Les hommes, ces spectres qui tous vous ressemblent, ne renoncent pas volontiers à la lumière brillante et sublime du soleil ; mais personne ne prie pour eux et personne ne les sauve de cette foi ; tous ils le savent, mais peu s’y plaisent. Il est certain vous ,êtes perdus ! Courage donc, à l’œuvre !

(Frappant dans ses mains, on voit à la porte apparaître des nains déguisés,qui exécutent

avec promptitude les ordres qu’elle a prononcés.)

Approche-toi, monstre sombre, rond comme une boule, roule vers ici il y a du mal à faire à pleines mains. Faites place à l’autel aux cornes d’or ; déposez la hache éblouissante au-dessus du bord d’argent ; emplissez d’eau les vases, car il y aura à laver la souillure affreuse du sang noir ; étendez ici précieusement le tapis sur la poussière, afin que la victime s’agenouille royalement, et soit enveloppée, à la vérité la tête séparée, mais ensevelie avec décence et dignité.

LA CORYPHÉE.

La reine demeure abandonnée à ses pensées ; les jeunes filles se fanent comme le gazon moissonné. Mais à moi, leur doyenne, il semble qu’un devoir sacré s’impose d’échanger la parole avec toi, la plus âgée des âgées. Tu es expérimentés, sage ; tu sembles être bienveillante pour nous, quoique cette jeune troupe écervelée t’ait méconnue ; c’est pourquoi, dis ce que tu crois possible pour nous sauver.

PHORKYAS.

Rien de si facile : seulement de la reine il dépend de se conserver, et vous autres aussi qui lui appartenez. Il faut de la résolution et de la promptitude.

LE CHŒUR.

O la plus vénérée des parques ! la plus sage des sibylles, tiens fermés les ciseaux d’or ; alors annonce-nous le jour et le salut, car nous sentons déjà douloureusement nos jeunes membres se remuer, tressaillir, se détacher, qui préféraient d’abord se réjouir dans la danse et se reposer ensuite sur le sein du bien-aimé.

HÉLÈNE.

Laisse-les se lamenter ! Je ressens de l’affliction, mais nulle crainte ; cependant si tu peux nous sauver, j’y consens avec reconnaissance ; pour l’esprit sage, pénétrant, au regard lointain, souvent l’impossible se montre encore possible ; parle et dis ton moyen de salut !

LE CHŒUR.

Parle ! parle ! hâte-toi de dire comment nous échapperons à ces affreux lacets qui saisissent déjà, menaçans, notre col, comme de hideux ornemens. Nous le pressentons déjà, malheureuses ! c’est pour nous suffoquer, pour nous étouffer, si toi, ô Rhéa ! la mère auguste de tous les dieux, tu n’as pas pitié de nous.

PHORKYAS.

Avez-vous assez de patience pour écouter silencieusement le fil prolongé du discours ? Ce sont de nombreuses histoires.

LE CHŒUR.

Nous te suivrons avec patience ! car, en t’écoutant, nous prolongeons nos vies.

PHORKYAS.

Celui qui, restant dans sa maison, garde un noble trésor et sait cimenter les murailles élevées de sa demeure, de même qu’assurer le toit contre la pluie battante ; celui-là passera bien les longs jours de sa vie ; mais celui qui franchit criminellement, avec des pas fugitifs, le chemin sacré du seuil de sa porte, celui-là trouve en retournant, l’ancienne place, mais tout transformé, sinon détruit.

HÉLÈNE.

A quoi bon ici ces sentences banales ? Tu peux raconter ; ne rappelle pas des choses fâcheuses.

PHORKYAS.

Cela est historique et n’est aucunement un reproche. De golfe en golfe, Ménélas a ramé ; Ménélas combattait en pirate, et les rivages et les îles furent traités en ennemis. Revenant couvert de butin, il entassa ces richesses dans son palais. Pendant dix longues années, il resta devant Ilion ; je ne sais combien de temps il lui fallut pour revenir. Mais que se passa-t-il ici sur la place du palais sublime de Tyndare ? Qu’est devenu l’empire tout à l’entour ?

HÉLÈNE.

Gronder est donc ta seconde nature pour que tu ne saches point remuer les lèvres sans prononcer un blâme ?

PHORKYAS.

Tant d’années demeurant abandonné le vallon montueux qui s’étend au bord de Sparte ! Le Taygète est par derrière, où, comme un joyeux ruisseau, l’Eurotas roule, et tracerse ensuite largement notre vallée, le long des roseaux, où il nourrit vos cygnes. Là-bas, derrière le vallon montagneux, une race audacieuse s’est établie, sortie de la nuit cimmérienne ; elle a construit une tour inaccessible, d’où elle maltraite, selon ses désirs, et le sol, et ceux qui l’habitent.

HÉLÈNE.

Quoi ! ils ont pu accomplir chose pareille ? Cela semble impossible.

PHORKYAS.

Ils avaient assez de temps ; il y a une vingtaine d’années que cela s’est passé.

HÉLÈNE.

Y a-t-il un seul maître ? Sont-ce des brigands, sont-ils nombreux et alliés ?

PHORKYAS.

Ce ne sont point des brigands ; mais l’un d’eux est le maître de tous. Je ne l’attaque pas par des paroles, bien qu’il m’ait déjà visité ; il ne dépendait que de lui de tout prendre ; mais il se contente de quelques dons libres : c’est ainsi qu’il les nomma, mais non comme tribut.

HÉLÈNE.

Quel air a-t-il ?

PHORKYAS.

Il n’est point mal ! Il me plaît à moi ; c’est un homme alerte, hardi, bien fait, comme il s’en trouve peu parmi les Grecs ; c’est un homme intelligent. On attaque ces gens comme des barbares ; mais je ne pense pas qu’on en trouve parmi eux un seul aussi cruel que maint héros qui, devant Ilion, s’est montré semblable aux anthropophages. Je fais cas de sa générosité ; Je me suis confié à lui. Et son château, ah ! si vos yeux le voyaient ! c’est bien autre chose que ces vieux remparts que vous pères ont élevés sans plan et sans pensée, comme des Cyclopes qui construisent à la manière cyclopéenne, roulant la pierre brute sur des pierres brutes ; mais là, au contraire, là tout est horizontal, perpendiculaire et régulier. En un mot, voyez le château du dehors, il aspire vers le ciel, si solide, si bien ordonné, clair et poli comme l’acier. A y grimper la pensée même glisse, et dans l’intérieur, de vastes cours fermées, entourées d’architectures de toute espèce et à toutes fins. Voilà des colonnes, des galeries qui dominent en dedans et au dehors, et des blasons.

LE CHŒUR.

Qu’appelle-t-on des blasons ?

PHORKYAS.

Ajax n’avait-il pas des serpens enlacés sur son bouclier, comme vous l’avez vu vous-mêmes ? Les Sept, là-bas devant Thèbes, portaient chacun sur son bouclier de riches images significatives. Là, on voyait la lune et les étoiles sur le firmament nocturne, et aussi la déesse, le héros et les échelles, les glaives et les flambeaux, et tous les fléaux qui menacent fatalement les bonnes villes. Notre troupe de héros possède des figures de ce genre qu’elle a conservées par héritages de ses premiers aïeux, dans le premier éclat des couleurs. Vous voyez des lions, des aigles, et aussi des serres et des becs, puis des cornes de buffle, des ailes, des roses, des queues de paon, aussi des raies or, et noir et argent, bleu et rouge. De pareilles choses sont appendues dans ces salles, les unes après les autres, formant une file. Dans les salles sans bornes, immenses comme le monde, là vous pouvez danser.

LE CHŒUR.

Dis, y a-t-il aussi des danseurs ?

PHORKYAS.

Les meilleurs, une jeune troupe, fraîche, aux boucles d’or. Quel parfum de jeunesse elle répand ! Pâris seul exhalait cette douce odeur lorsqu’il vint trop près de la reine.

HÉLÈNE.

Tu sors tout-à-fait de ton rôle ; dis-moi le dernier mot.

PHORKYAS.

Tu dois le dire ; c’est à toi à prononcer ce oui simple, grave et intelligible ! Aussitôt je t’entourerai de ce château.

LE CHŒUR.

Oh ! dis-la, cette vaillante parole ! sauve-toi et nous en même temps.

HÉLÈNE.

Comment dois-je craindre que le roi Ménélas soit assez cruel envers moi pour vouloir ma perte ?

PHORKYAS.

As-tu donc oublié comment il mutila ton Déïphobus, ce frère de Pâris, tué dans le combat, sans l’avoir écouté, qui, avec opiniâtreté, te conquit, toi veuve, et te prit heureusement pour concubine ; il lui coupa le nez et les oreilles, et le mutila plus encore. C’était une horreur à le voir.

HÉLÈNE.

C’est ainsi qu’il le traita, et c’est à cause de moi qu’il agit ainsi.

PHORKYAS.

Pour lui-même, il te fera pareille chose. La beauté est indivisible ; celui qui l’a possédée tout entière préfère l’anéantir, maudissant tout partage de possession.

(Trompettes dans le lointain. Le chœur frémit.)

Avec quelle force le son jeté de la trompette saisit et déchire l’oreille dans la poitrine de l’homme et déchire l’oreille et les entrailles ; ainsi la jalousie se cramponne et s’introduit dans la poitrine de l’homme, qui n’oublie jamais ce qu’il a possédé jadis, et ce qu’il a perdu maintenant, et qu’il ne possède plus.

LE CHŒUR.

N’entends-tu pas retentir les cors ? ne vois-tu pas les éclairs des armes ?

PHORKYAS.

Sois le bienvenu, seigneur et roi, je te rendrai volontiers compte à toi.

LE CHŒUR.

Mais nous ?

PHORKYAS.

Vous le savez clairement ; vous voyez sa mort devant vos yeux ; la vôtre aussi y est comprise ; non, vous ne sauriez être sauvée.

HÉLÈNE.

J’ai médité sur ce qu’il y a de plaus pressé, sur ce que je dois tenter. Tu es un mauvais génie, je le sens bien, et je le crains. Tu tournes le bien en mal. Mais, avant tout, je veux te suivre au castel ; le reste, je le sais ; ce que la reine peut cacher mystérieusement et profondément en son sein est impénétrable à chacun. Vieille, marche en avant !

LE CHŒUR.

Oh ! que volontiers nous allons,
D’un pied fugitif,
Derrière nous la mort ;
Devant nous du château
Les murs inaccessibles.
Qu’il nous protège aussi bien
Que le château d’Ilion
Qui pourtant a succombé
Sous une ruse infâme.

(Des nuages se répandent, voilent le fond et, si l’on veut, le voisinage du spectateur.)

Comment ? mais comment,
Sœurs, regardez à l’entour !
Le jour n’est-il pas serein ?
Des files de nuages s’étendent,
Sortis des flots sacrés d’Eurotas.
Déjà le regard perd le doux rivage
Couronné partout de roseaux ;
Et aussi les cygnes, libres, gracieux, fiers,
Qui se glissent mollement sur l’eau
Nageant ensemble avec délices.
Hélas ! je ne les vois plus ;
Mais cependant, cependant,
J’entends encore leurs chants ;
J’entends encore dans le lointain de terribles sons.
Ces sons signifient la mort ;
Hélas ! pourvu qu’ils ne nous annoncent pas aussi,
Au lieu du salut, et des secours promis,
Notre heure et notre fin dernière,
A nous qui ressemblons aux cygnes,
Avec leurs beaux cols blancs, hélas !
Et à celle qui est née des cygnes.
Malheur à nous, malheur à nous !
Tout à l’entour de nous déjà
Est voilé de nuages ;
Nous ne pouvons nous voir l’une l’autre !
Qu’arrive-t-il donc ? Marchons-nous ?
Ou planons-nous seulement,
En frôlant le sol de nos pas ?
Ne vois-tu rien ? N’est-ce pas peut-être
Hermès qui plane devant nous !
Son sceptre d’or ne luit-il pas,
Nous guidant, nous précipitant,
Vers le mélancolique séjour de l’Hadès ?
Plein de formes insaisissables,
Et toujours vide, si fort qu’on le remplisse.

(Le théâtre change et représente l’intérieur de la cour d’un château du moyen âge.)

LE CHŒUR.

Oui, tout d’un coup, le nuage s’assombrit, il perd son éclat grisâtre, et devient brun comme les murs. Des murailles s’opposent en effet au regard, et arrêtent sa liberté. Est-ce une cour ? est-ce une profonde fosse, affreuse dans tous les cas ? Hélas ! sœurs, nous sommes prises, prises commejamais nous ne l’avons été.

LA CORYPHÉE.

Précipitée et frivole, véritable image de femme, qui dépend de chaque moment, jouet et caprice du temps, du bonheur et du malheur, ni l’une ni l’autre ne savez rien supporter avec calme ; toujours l’une cointredit l’autre avec violence, et les autres se disputent à travers leurs paroles. Dans la joie comme dans la douleur, vous pleurez et vous riez du même ton. Maintenant taisez-vous ! et attendez en écoutant ce que la reine résoudra dans sa sublime sagesse, pour elle et pour nous.

HÉLÈNE.

Où es-tu, Pythonisse ? N’importe ton nom, sors de ces nuages, de ce sombre castel ! Et tu allais peut-être pour m’annoncer à ce magnifique seigneur et héros, pour me préparer un bon accueil. Je t’en remercie ; mais conduis-moi promptement vers lui ; je ne désire que la fin de ce labyrinthe ; je ne désire que le repos.LE

LA CORYPHÉE.

C’est en vain, ô reine ! que tu jettes tes regards à l’entour ; le simple fantôme a disparu ; il est resté peut-être là-bas dans le nuage, au sein duquel nous sommes venues ici, je ne sais comment, promptement et sans faire un pas. Peut-être erre-t-il dans le labyrinthe de ce castel qui s’est formé d’élémens si fivers, interrogeant peut-être le seigneur, touchant la salutation auguste que l’on doit au prince. Mais vois donc déjà là-haut se remuer en foule dans les galeries, sur les croisées et sous les portails, en s’entrechoquant, beaucoup de serviteurs ; cela nous annonce un accueil à la fois distingué et favorable.

CHŒUR.

Mon cœur s’épanouit ! Oh ! voyez seulement là !
Avec quelle retenue et quel pas mesuré
La jeune troupe gracieuse fait mouvoir avec harmonie
Son cortège réglé ; comment, et d’après quel ordre
Semble rangé et formé de si bonne heure
Ce magnifique peuple d’adolescens !
Que dois-je admirer le plus ? Est-ce la démarche élégante ?
Est-ce la chevelure bouclée autour du front éclatant,
Et les joues rouges comme des pêches,
Couvertes encore d’un velouté si doux ?
Volontiers j’y mordrais ; mais je frissonne en y pensant ;
Car, dans une tentation pareille,
La bouche, hélas ! peut se remplir de cendres !
Mais les plus beaux s’approchent de nous,
Que peuvent-ils porter là ?
Des degrés pour le trône,
Un tapis et un siège,
Une draperie à l’entour,
Quu semble une tente.
La voilà qui flotte,
En des guirlandes de nuages
Au-dessus de la tête
De notre reine ;
Car déjà elle est montée
Sur le magnifique siège.
Approchez degré par degré,
Formez-vous en cercle majestueux,
Dignement, trois fois dignement !
Soit bénie une réception si belle !

(Tout ce que le chœur vient de prononcer s’exécute peu à peu. — Faust, après que des jeunes enfans et des varlets ont défilé en long cortège, paraît en haut de l’escalier dans un costume de cour, en chevalier du moyen âge et descend avec lenteur et dignité.)

LA CORYPHÉE, le contemplant attentivement.

Si à celui-ci les dieux, comme ils le font souvent, n’ont pas prêté pour peu d’instans une figure merveilleuse, un port sublime, une présence aimable et charmante ; s’il doit garder ces avantages ; alors on peut dire qu’il réussira dans tout ce qu’il doit entreprendre, soit dans les combats avec les hommes, soit dans ceux que les femmes soutiennent. En vérité, il est préférable à beaucoup d’autres que mes yeux ont cependant hautement estimés. Je vois le prince, avec sa démarche lente et grave, sa retenue pleine de respect... Hélas ! sauve-toi, ô reine !

FAUST, s’approchant ; à ses côtés un prisonnier enchaîné.

Au lieu d’un salut solennel, comme il convenait, au lieu d’un accueil respectueux, voici que je t’amène, rudement chargé de fers, le serviteur que voilà, lequel, oubliant son devoir, m’a détourné du mien. — Ici agenouille-toi, pour faire l’aveu de ta faute à cette femme sublime. — Voilà, auguste souveraine, l’homme chargé de veiller du haut de la tour, avec son œil perçant, de regarder tout à l’entour pour épier rigoureusement dans l’espace des cieux et sur l’étendue de la terre, tout ce qui peut s’annoncer çà et là ; et tout ce qui peut se mouvoir, depuis le cercla des collines dans la vallée, jusque dans le castel élevé ; soit les flots d’un troupeau, soit les flots d’une armée. Nous nous partageons ceux-là, et nous attaquons l’autre. Aujourd’hui, ô quel oubli ! Tu approches, il ne t’annonce point. La réception pleine d’honneur, due à une si noble étrangère, se trouve manquée. Il a, par ce forfait, mérité la mort ; déjà son sang aurait coulé ; mais toi seule as le droit de punir, ou de faire grâce à ton gré.

HÉLÈNE.

Cette haute autorité, telle que sur eux tu me l’accordes, comme arbitre, comme souveraine (et sans doute c’est une épreuve), je l’exerce maintenant ; le premier devoir d’un juge est d’entendre les accusés. — Parle donc !

LINCÉUS, gardien de la tour.

Laissez-moi m’agenouiller, laissez-moi voir,
Laissez-moi mourir, laissez-moi vivre !
Car je suis dévoué tout entier
A cette femme envoyée des dieux.
 
Attendant les délices du matin,
Épiant à l’est l’arrivée du jour,
Tout d’un coup le soleil, devant moi,
Se leva par miracle au sud.
 
Mon regard tourné vers ce côté,
Au lieu des gorges, au lieu des hauteurs,
Au lieu de l’espace de la terre et des cieux,
Ne voyait plus que celle qui est sans égale.
 
Je suis doué d’un regard perçant,
Comme le lynx placé au haut des arbres ;
Mais maintenant il fallait que je fisse effort,
Comme au sortir d’un profond rêve ;
 
Je ne savais plus comment m’orienter ;
Le créneau, la tour, la porte fermée...
Les nuages planent et s’entr’ouvrent,
Et voici, la déesse en sort.
 
Les yeux et le sein tourné vers elle,
Je m’enivrais de ce doux éclat.
Cette beauté, combien elle éblouit !
Elle m’aveuglait tout-à-fait, malheureux !
 
J’ai oublié les devoirs du garde,
J’ai oublié le cor enchanté ;
Menace toujours de m’anéantir !
La beauté dompte toute colère.

HÉLÈNE.

Je ne puis pas punir le mal que j’ai causé. Malheur à moi ! Cruelle, cruelle destinée qui me poursuit, de séduire partout le cœur des hommes à ce point, qu’ils ne respectent ni eux-mêmes, ni tout autre chose honorable. Pillanr, séduisant, combattant, enlevant des demi-dieux, des héros, des dieux, même des démons, je fus conduite par eux çà et là. Je mis en désordre le monde maintes fois, et à présent je cause l’embarras partout. Éloigne ce brave, donne-lui la liberté ; qu’aucune honte n’atteigne celui qui est ébloui par les dieux.

FAUST.

C’est avec étonnement, ma reine, que je vois celle qui touche le but si juste, et en même temps je me sens atteint. Je vois l’arc qui a lancé la flèche et qui m’a blessé. Des flèches suivent les flèches et l’atteignent. Partout je les pressen emplumées, perçant à travers l’air et les murailles. Que suis-je maintenant ? Tout-à-coup vous tournerez contre moi ceux qui m’étaient toujours fidèles, et je crains déjà que mon armée obéisse à la femme triomphante qui n’a jamais été vaincue. Que puis-je faire ? que de me remettre à votre disposition mpi-même, et tout ce qui m’appartient. Permettez que je me jette à genoux en vous reconnaissant, libre et fidèle, comme ma souveraine, vous qui, en paraissant, acquîtes la possession et le trône.

LINCÉUS, portant une caisse et accompagné d’hommes qui en portent d’autres.

Vous me voyez de retour, ma reine. Le riche mendie un regard ; il te voit et se sent à la fos misérable comme un pauvre, et riche comme un prince. Qu’est-ce que j’étais et qu’est-ce que je suis maintenant ? Que faut-il vouloir ? que faire ? A quoi bon l’étincelle des plus beaux yeux, elle rejaillit devant vous. — Nous arrivâmes du côté du Levant ; c’en était fait de l’Occident : le premier ne savait rien du dernier, le premier tomba, le second resta debout, la lance du troisième n’était pas loin ; chacun était fortifié au centuple ; des milliers furent tués inaperçus. Nous poussâmes plus loin, nous entraînâmes tout avec violence ; partout nous fûmes les maîtres ; et là où je commandais aujourd’hui en maître, un autre vola et pilla demain. Celui-ci s’empara de la plus belle femme, celui-là du plus beau taureau ; tous les chevaix furent enlevés. Mais moi, j’aimais épier ce qu’il y a de plus beau, de plus rare qu’on ait jamais vu, et tout ce qu’un autre possédait n’était pour moi que de l’herbe séchée.

J’étais à la trace des trésors,
Je suivais seulement ma vue perçante ;
Je regardais dans toutes les poches ;
Tout intérieur était transparent pour moi,
Et des monceaux d’or m’appartenaient ;
Mais avant tout est la plus noble pierre,
L’émeraude mérite de verdoyer sur ton cœur.
Maintenant balance entre l’oreille et la bouche.
La gouttelette sortie du gouffre de la mer ;
Les rubis sont tout-à-fait éclipsés,
Le rouge de tes joues les rend pâles.
Et c’est ainsi que le plus grand des trésors
Je le transporte ici à ta place ;
Devant tes pieds je dépose
La récolte de plus d’une bataille sanglante.
Je traîne ici bien des caisses,
J’ai encore plus de ces coffres de fer ;
Permets que je suive ta trace,
Et je remplirai ton trésor jusqu’aux voûtes.
Car à peine as-tu monté au trône,
Que déjà se courbent, déjà s’inclinent
L’esprit, et la richesse et le pouvoir,
Devant ton unique image.
Tout cela je le tenais ferme à moi ;
Mais maintenant, malicieuse, il est ton bien ;
Je l’ai cru digne, sublime, et de poids.
Maintenant, je vois que ce l’était rien.
Disparu est tout ce que j’ai possédé ;
C’est une herbe moissonnée, fanée.
Oh ! rends-lui par un regard indulgent
Toute sa valeur qu’il a perdue !

FAUST.

Éloigne promptement ce fardeau acquis avec audace, sans être blâmé à la vérité, mais sans récompense. Déjà tout ce que le castel recèle dans son sein est à elle. Il est donc inutile de lui offrir un trésor spécial. Pars, et amoncèle trésor sur trésor avec ordre. Montre l’image sublime du luxe qu’aucun regard n’a encore vu ! Que les voûtes brillent comme des cieux purs. Prépare des paradis de la vie surnaturelle, fais devant ses pas rouler des tapis sur des tapis ; que son pied foule un parterre velouté, et que son regard, que les dieux n’éblouissent pas, ne rencontre partout que l’éclat le plus sublime.

LINCÉUS.

Ce que le seigneur ordonne est facile ; pour le serviteur, c’est un jeu ; la fierté de cette beauté ne règne-t-elle pas sur le bien et sur la vie ? Déjà toute l’armée est adoucie, tous les glaives sont paralysés et émoussés devant cette magnifique image ; le soleil même est faible et froid devant la splendeur de sa figure. Tout est vide, tout est nul.

HÉLÈNE, à Faust.

Je désire te parler ; mais monte, viens à mes côtés ! La place vide appelle le seigneur et assure la mienne.

FAUST.

Permets d’abord qu’à genoux je te rende ce loyal hommage, femme sublime ; la main qui m’élève à tes côtés, permets que je la baise.Reçois-moi, comme co-régent de ton empire sans bornes, tu auras en moi et adorateur et serviteur et gardien, tout dans l’un.

HÉLÈNE.

Je vois et j’entends des merveilles sans nombre ; je suis ravie d’étonnement. Je voudrais m’informer de beaucoup de choses. Mais je désire savoir pourquoi le ton du discours de cet homme m’a semblé si singulier et si affable. Un son semble harmonieusement succéder à un autre son, et lorsqu’une parole a frappé l’oreille, arrive une autre parole pour caresser la première.

FAUST.

Si déjà le langage de nos peuplades te séduit, alors certainement leur chant te transportera ; car il satisfait et l’oreille et le sens dans toute sa profoindeur. Mais ce qu’il y a de plus sûr, essayons-le immédiatement ; il appellera, il attirera le doux discours.

HÉLÈNE.

Ainsi, dis-moi comment faire pour dire de si belles paroles.

FAUST.

Rien de si facile ; il faut que cela parte du cœur, et lorsque la poitrine est brisée d’espoir et de regret, on regarde à l’entour, et on demande —

HÉLÈNE.

— qui est heureux avec soi ?

FAUST.

L’esprit ne contemple ni le futur, ni le passé. Le présent seul —

HÉLÈNE.

— est notre bonheur.

FAUST.

C’est un trésor, un gain sublime, possession et gage, qui le confirme ?

HÉLÈNE.

— Ma main.

LE CHŒUR.

Qui ose blâmer notre reine,
Si elle accorde au seigneur de ce château
Un accueil amical ?
Car, avouez-le, toutes nous sommes prisonnières
Comme cela nous est arrivé souvent,
Depuis l’ignominieuse chute d’Ilion,
Et depuis que nous errons dans un labyrinthe d’existences
Pleines d’angoisse et de chagrin.
Des femmes exposées à l’amour des hommes
Ne font pas elles-mêmes de choix.
Mais elles les subissent ;
Et à des bergers aux cheveux d’or,
Peut-être comme à des faunes au poil rude,
Selon que l’occasion se présente,
Elles accordent un pareil droit
Sur leurs membres délicats et faibles. —
Plus près et plus près encore ils sont assis.
Appuyés déjà l’un contre l’autre,
L’épaule à l’épaule, le genou contre le genou,
Les mains dans les mains ; ils se bercent
Sur l’élévation sublime
Du trône aux splendides coussins.
La majesté ne se prive pas
De la secrète joie
De se manifester hautement
Devant les regards du peuple.

HÉLÈNE.

Je me sens si loin, et cependant si près. Et j’aime à me dire : Me voilà, là.

FAUST.

A peine je respire ; la parole me manque, ma bouche tremble ; c’est un rêve ; le jour et le lieu sont disparus.

HÉLÈNE.

Il me semble que j’ai trop vécu, et, cependant, je me sens si nouvelle ! identifiée avec toi : si fidèle à toi inconnu.

FAUST.

N’analyse pas la destinée la plus unique ; l’existence est un devoir, ne fût-ce que pour un instant.

PHORKYAS, entrant avec violence.

Épelez encore l’alphabet de l’amour,
Jouez-vous en creusant les choses amoureuses,
Continuez à aimer et à subtiliser par oisiveté ;
Mais le temps n’est pas favorable.
Ne sentez-vous pas un sourd tremblement ?
Prêtez l’oreille seulement
Au son aigu de la trompette.
Le malheur n’est pas loin ;
Ménélas, avec des flots de peuple,
Est en marche vers vous !
Préparez-vous à la lutte terrible !...
Entouré de la foule des vainqueurs,
Mutilé comme Deiphobus,
Tu expieras la protection donnée à ces femmes.
Suspendue à un fil léger,
Celle-ci trouvera près de l’autel
La hache fraîchement aiguisée.

FAUST.

Audacieuse interruption ! elle s’annonce à contre-temps. Même dans les dangers, je n’aime pas l’impétuosité irréfléchie. Le plus beau des messagers, un message de malheur le rend laid ; et toi, la plus laide des laides, tu aimes à apporter le message le plus affreux. Mais, cette fois-ci, tu ne réussiras pas ; remplis les airs de ton haleine vide. Ici, il n’y a pas de danger, et même le danger ne serait qu’une vaine menace.

(Signaux, explosion des tours, trompettes et clairons, musique guerrière,passage de forces militaires formidables.)

FAUST.

Bientôt tu verras de nouveau assemblé le cercle inséparable des héros. Celui-là seul est digne de la faveur des femmes, qui sait les protéger par la force.

(Aux chefs, qui se séparent des colonnes et qui s’approchent.)

Avec cette colère calme et retenue, qui vous assure la victoire, allez, jeunesse au sang pur du Nord, et vous, forces de l’Orient dans sa fleur ! Couvertes d’acier, éblouissantes de rayons, ces armées qui brisèrent empire sur empire, elles avancent, la terre tremble ; elles marchent et le tonnerre suit. —

C’est près de Pylos que nous mîmes pied à terre. Le vieux Nestor n’est plus ! et tous les petits liens de royauté, notre troupe sauvage les brise. Sans retard repoussez maintenant de ces murs Ménélas jusqu’à la mer ! Qu’il y rôde, pillant et guettant sa proie, c’était là son penchant et sa destinée.

La reine de Sparte m’ordonne de vous saluer comme ducs. Mettons maintenant à ses pieds et la montagne et la vallée, et la conquête de l’empire sera à vous. Toi, Germain, défends les baies de Corinthe avec des boulevards et des digues. Et toi, Goth, je recommande à ta résistance l’Achaïe avec ses cent gorges. Que les armées des Francs marchent vers Élis, que les Saxons aient Messine en partage, que le Normand balaye les mers, et qu’il grandisse l’Argolide.

Alors, chacun demeurera chez soi et dirigera la force et l’éclair vers l’extérieur ; mais Sparte trônera sur vous, siège de la reine pour de longues années. Elle vous voit jouir à la fois, vous, tous et chacun, de pays où rien ne manque. Vous chercherez avec confiance, à ses pieds, sanction, droit et lumière.

(Faust descend, les princes font un cercle autour de lui, afin d’écouter mieux l’ordre et l’ordonnance.)

LE CHŒUR.

Celui qui demande la plus belle pour soi,
Bravement avant toute chose
Doit avec sagesse regarder ses armes :
En flattant, il a bien su gagner
Ce qu’il y a de plus désirable sur terre ;
Mais il ne le possédera pas tranquillement :
De rusés séducteurs la surprennent,
Des brigands audacieux la lui arrachent,
Qu’il y pense et y prenne garde.
Je loue notre souverain pour cela ;
Je l’estime plus haut que tous les autres,
D’avoir réussi, par sa prudence et par sa valeur,
À faire que les forts soient là, obéissants,
Debout, à attendre son signal.
Ils exécutent loyalement son ordre ;
Chacun en tirant profit pour soi,
Comme pour appeler le remerciement du prince,
Et tous deux pour le profit de la gloire, son égale.
Car qui l’arrachera désormais
Au puissant qui la possède ?
Elle lui appartient. Oh ! qu’il la garde !
Doublement nous le souhaitons !
Il l’a entourée au dedans des sûres murailles ;
Au dehors, de la plus vaillante armée.

FAUST.

Les dons accordés à ceux-ci, à chacun un riche territoire, ces dons sont grands et magnifiques ; qu’ils partent, nous gardons l’empire du centre. Et ils te protégeront avec ardeur, tour à tour, toi, terre qui n’es pas une île, mais que les vagues ont rattachée par une légère chaîne de collines aux derniers hôtes des montagnes de l’Europe. Que ce pays, acquis maintenant à ma reine, fasse plus que tout autre le bonheur de tous ; lorsqu’au doux gazouillement des hautes eaux d’Eurotas elle sortit de la coquille, son auguste mère et sa sœur furent éblouies de son éclat. Ce pays, ta patrie, te montrant, tourné vers toi, sa plus grande beauté, oh ! préfère-le à celui qui t’appartient. Et même, quand sur ses plus hautes montagnes le dard du soleil est vainqueur, le rocher verdoie encore, et la chèvre y prend sa frugale pitance. La source ruisselle, les ruisseaux se précipitent, et déjà commencent à verdir les ravins, les pentes et les prés ; l’on voit passer sur cent collines des troupeaux de brebis. Les bêtes à cornes marchent d’un pas mesuré vers le bord escarpé, l’abri est préparé pour elles, le roc se voûte en cent cavernes. Pan les protège ; des nymphes séjournent dans les grottes humides et rafraîchies, et, désireux des régions plus élevées, l’arbre s’élève de branche en branche. Ce sont déjà de vieilles forêts : le chêne est grand, fort et dur ; l’érable, plein d’un doux suc, s’élève dans toute sa grâce et se joue de son fardeau. Et, maternellement, dans l’ombre tranquille jaillit le lait pur pour l’enfant et l’agneau ; les fruits pendent partout, et le miel dégoutte de la tige creusée. Là, le bien-être est héréditaire ; la joue devient sereine comme la bouche, chacun est immortel à sa place, ils sont saints et contents, et ainsi se développe le gracieux enfant pour devenir un jour père heureux. Nous sommes surpris, et nous nous demandons : « Sont-ce des hommes ou des dieux ? » C’est ainsi qu’Apollon s’était associé aux pasteurs ; car, là où la nature règne dans sa pureté, tous les mondes s’embrassent et se confondent. (Assis à côté d’elle.) Ainsi pour toi comme pour moi, tout a réussi ; oublions le passé ; oh ! sois fière de ton origine divine, tu appartiens entièrement au premier monde. Un château ne doit pas t’enfermer. Conservant son éternelle jeunesse, pour nous, pour nos délices, l’Italie est voisine encore de Sparte. Appelée à jouir du bonheur le plus sublime, tu touches au point suprême de ton sort : les trônes se changent en verdure, notre bonheur est libre au sein de la nature.

(La scène change. Des kiosques fermés s’adossent à un rang de casernes entourées de treillages ombragés. Faust et Hélène ne sont pas vus. Le chœur, dormant, est dispersé çà et là.)

 

Second Faust, Hélène, suite >>>

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