LE VOYAGE EN ORIENT de 1843
LES NUITS DU RAMAZAN
ADONIRAM ET BALKIS
La mer d'airain du temple de Salomon, gravure de 1844
Pandora, feuillet autographe àl'encre rouge: "Malheureuse! lui dis-je..."
Nerval est arrivé à Constinople fin juillet 1843. La ville, trop européanisée, ne l’enthousiasme pas : « Il faut dire pourtant que Constantinople est beaucoup moins originale que le Caire, à cause de l’invasion des mœurs européennes et de l’uniformité des maisons toutes bâties en bois », écrit-il à son père le 5 octobre. Et, n’était le désir de voir le spectacle de la fin du Ramazan, il serait reparti dès septembre. C’est donc essentiellement aux coutumes musulmanes liées à cette période sainte que vont être consacrées Les Nuits du Ramazan. Hébergé non plus à Péra, mais dans le quartier turc de Stamboul, à l’auberge au nom prédestiné de l’Étoile (Ildiz Khan), Nerval, toujours vêtu à la mode arabe, va se mêler à la population, et notamment écouter les conteurs qui, la nuit venue, peuplent les cafés. C’est ainsi que l’idée lui vient, par l’artifice de l’écriture, de mêler à l’authenticité de la chose vue, le fantasme de l’histoire de Salomon et la reine de Saba, qui le hante depuis sa jeunesse.
LA REINE DE SABA, LE PROJET DE 1835
En 1835, se rappelle-t-il dans La Bohême galante, l’obsédait déjà le projet d’un drame lyrique, intimement lié alors à son amour encore secret pour « l’autre » reine, l’actrice Jenny Colon, projet pour lequel il avait sollicité la collaboration de Dumas et de Meyerbeer : « La reine de Saba, c’était bien celle, en effet, qui me préoccupait alors, — et doublement. — Le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites tourmentait mes nuits sous les hautes colonnes de ce grand lit sculpté, acheté en Touraine, et qui n’était pas encore garni de sa brocatelle rouge à ramages. Les salamandres de François Ier me versaient leur flamme du haut des corniches où se jouaient des amours imprudents. ELLE m’apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l’admira s’avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin. Elle venait me proposer l’éternelle énigme que le Sage ne put résoudre, et ses yeux que la malice animait plus que l’amour, tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. — Qu’elle était belle ! non pas plus belle cependant qu’une autre reine du matin, dont l’image tourmentait mes journées [...] La question était de la faire débuter à l’Opéra. Le triomphe de Meyerbeer devenait le garant d’un nouveau succès. J’osai en entreprendre le poëme. J’aurais réuni ainsi dans un trait de flamme les deux moitiés de mon double amour » (La Bohême galante, L’Artiste, 2e livraison, 15 juillet 1852) Le projet avait alors tourné court, le « Second Château » des Petits Châteaux de Bohême nous en donne le dénouement : « J’avais écrit avec tout le feu de la jeunesse un scenario fort compliqué, qui parut faire plaisir à Meyerbeer. J’emportai avec effusion l’espérance qu’il me donnait, seulement un autre opéra, les Frères Corses, lui était déjà destiné par Dumas, et le mien n’avait qu’un avenir assez lointain. J’en avais écrit un acte, lorsque j’apprends, tout d’un coup, que le traité fait entre le grand poëte et le grand compositeur se trouve rompu, je ne sais pourquoi. — Dumas partait pour son voyage de la Méditerranée, Meyerbeer avait déjà repris la route de l’Allemagne. La pauvre Reine de Saba, abandonnée de tous, est devenue depuis un simple conte oriental qui fait partie des Nuits du Rhamazan. » L’occasion en effet était belle, dans cet Orient tout imprégné de légendes, de faire ressurgir le couple mythique, doublé, au point de prendre la première place, de la figure d’Adoniram. Le récit reçoit dès lors une double orientation : l’histoire merveilleuse de Balkis, et l’histoire tragique du fondateur du compagnonnage maçonnique.
LES NUITS DU RAMAZAN, LE RÉCIT DU CONTEUR
À Jérusalem, Adoniram, mystérieux architecte dont nul ne connaît l’origine, dirige depuis dix ans la construction du palais et du temple dédié à Jéhovah dont Soliman l’a chargé. Tâche dérisoire et vaine, gronde Adoniram, comparée à la tour de Babel ou aux pyramides, œuvres des « enfants d’Enoch » qui précédèrent le règne usurpateur de Jéhovah et de ses adorateurs, les « fils d’Adam ».
L’annonce de l’arrivée à Jérusalem de Balkis, reine de Saba, pays du Yémen, accroît la colère d’Adoniram : comment la descendante de la pure lignée de Sem, peut-elle envisager de s’unir à Soliman, dernier rejeton d’une lignée abâtartie ?
Jolie, séduisante, et surtout fine mouche, Balkis va s’ingénier à prendre en défaut le malheureux Soliman sur les deux terrains qui flattent le plus sa vanité : son esprit d’auteur du Cantique des Cantiques, et la somptuosité des constructions en chantier. En visitant ce chantier, Balkis est frappée par le caractère étrange des sculptures créées par Adoniram. L’inspiration, lui explique ce dernier lui est venue en explorant les cavernes des monts du Liban où se trouvent les ruines souterraines de la ville aujourd’hui maudite d’Henochia.
Le soir même doit être coulée la fonte de la mer d’airain, pièce maîtresse du grand œuvre conçu par Adoniram. Mais la manœuvre, sabotée par trois ouvriers jaloux du maître, tourne à la catastrophe, et, tandis qu’Adoniram, désespéré, tente d’enrayer la coulée brûlante, lui apparaît une forme fantomatique : c’est Tubal-Caîn, « l’ombre du père de [s]es pères », qui l’invite à le suivre « dans l’âme du monde habité », jusqu’au « palais souterrain d’Hénoch [...], que l’Égypte appelle Hermès, que l’Arabie honore sous le nom d’Edris ». Toujours suivant Tubal-Caïn, Adoniram s’enfonce sous la terre jusqu’à une région où s’activent des ombres « livrées à des activités qu’il ne comprit pas ». Puis il pénètre dans une « large galerie d’une profondeur incommensurable » au terme de laquelle il parvient au cœur de la montagne de Kaf : « tu as abordé le domaine de tes pères. Ici règne sans partage la lignée de Caïn. Sous ces forteresses de granit, au milieu de ces cavernes inaccessibles, nous avons pu trouver enfin la liberté. C’est là qu’expire la tyrannie jalouse d’Adonaï, là qu’on peut, sans périr, se nourrir des fruits de l’Arbre de Science » lui dit Tubal-Caïn. Là, une multitude d’ombres s’affaire à des travaux liés aux métaux et au feu dont l’entretien permet à la surface de la terre de ne pas périr de froid. De même, les hommes, faits de boue par Adonaï, n’ont acquis la vie et la pensée que par la compassion des Eloïms qui leur ont insufflé l’étincelle du feu central qui les anime. Privés par Adonaï de cette étincelle du feu central, la terre et les hommes mourront. Poursuivant son chemin, toujours à la suite de Tubal-Caïn, Adoniram voit d’immenses figures, dont il devine qu’il s’agit de « la dynastie disparue des princes d’Hénochia », et arrive enfin au tombeau de « l’Inconnu, du premier né de la terre, Adam ».
C’est alors qu’apparaît Caïn, qui va révéler à Adoniram le mystère de ses origines : si sa mère est bien Héva, si Adam est son père nourricier, son vrai père est Eblis. Il est donc l’enfant des Eloïms, mal aimé par ses parents nourriciers, « enfants du limon », et par leur créateur Adonaï : « Ô comble d’iniquité ! Adam ne m’aimait pas ! Héva se souvenait d’avoir été bannie du paradis pour m’avoir mis au monde, et son cœur, fermé par l’intérêt, était tout à son Habel. Lui, dédaigneux et choyé, me considérait comme le serviteur de chacun ; Adonaï était avec lui, que fallait-il de plus ? » Ainsi s’explique le meurtre d’Abel, dont Caïn porte toujours le chagrin et l’opprobe auprès d’Adam et des descendants de Seth, à qui pourtant il a donné les secrets des métaux, tandis qu’Henoch, descendant de Caïn, réfugié dans la montagne de Kaf, y fondait la ville d’Henochia et donnait à son peuple le livre initiatique des métiers de la construction, le livre du Tau, fondement du compagnonnage maçonnique.
Henoch et les siens échappèrent au déluge envoyé par Adonaï/Jéhovah en creusant un réseau souterrain, sous l’emplacement de la cité de Memphis, la grande pyramide de Gizeh constituant la sortie des souterrains à la fin du déluge. Mais alors, la terre était devenue si froide et désertique qu’Henoch n’y put survivre.
Désormais, explique enfin Tubal-Caïn à Adoniram, Jéhovah n’a de cesse de poursuivre la descendance de Caïn qui porte en elle l’étincelle divine des Eloïms, élite spirituelle et artistique, dont le destin sera de toujours être incomprise des hommes soumis à Jéhovah : « Tu dois mourir ; ton nom sera ignoré de tes frères et sans écho dans les âges ; de toi va naître un fils que tu ne verras pas. De lui sortiront des êtres perdus parmi la foule comme les étoiles errantes à travers le firmament [...] L’âme des génies conservera dans leur sein sa précieuse étincelle, et leur grandeur fera leur supplice. Supérieurs aux hommes, ils en seront les bienfaiteurs et se verront l’objet de leurs dédains ; leurs tombes seules seront honorées. Méconnus durant leur séjour sur la terre, ils possèderont l’âpre sentiment de leur force, et ils l’exerceront pour la gloire d’autrui. Sensibles aux malheurs de l’humanité, ils voudront les prévenir, sans se faire écouter. Soumis à des pouvoirs médiocres et vils, ils échoueront à surmonter ces tyrans méprisables. Supérieurs par leur âme, ils seront le jouet de l’opulence et de la stupidité heureuse. Ils fonderont la renommée des peuples et n’y participeront pas de leur vivant. Géans de l’intelligence, flambeaux du savoir, organes du progrès, lumière des arts, instrumens de la liberté, eux seuls resteront esclaves, dédaignés, solitaires. Cœurs tendres, ils seront en butte à l’envie. » Chatterton ou Louis Lambert n’auraient pas mieux défini la condition de l’artiste et du penseur incompris parmi les hommes.
Adoniram doit maintenant revenir parmi les hommes accomplir sa destinée terrestre : « Adoniram se sentit soulevé ; le jardin des métaux, ses fleurs étincelantes, ses arbres de lumière, les ateliers immenses et radieux des gnomes, les ruisseaux éclatans d’or, d’argent, de cadmium, de mercure et de naphte se confondirent sous ses pieds en un large sillon de lumière, en un rapide fleuve de feu. Il comprit qu’il filait dans l’espace avec la rapidité d’une étoile. Tout s’obscurcit graduellement : le domaine de ses aïeux lui apparut un instant, tel qu’une planète immobile au milieu d’un ciel assombri, un vent frais frappa son visage, il ressentit une secousse, jeta les yeux autour de lui, et se retrouva couché sur le sable, au pied du moule de la mer d’airain » Trois jours plus tard, instruit par Tubal-Caïn sur la manière de sauver son œuvre, Adoniram passe aux yeux de tous de la honte à la gloire.
De façon très symbolique, c’est auprès de la fontaine de Siloé, où l’aveugle de l’Évangile recouvrera la vue, qu’Adoniram, venu là pour méditer, rencontre Balkis et lui ouvre les yeux sur ses véritables sentiments pour Soliman, et sur leurs ascendances pareilles : « Ombres sacrées de mes ancêtres ! ô Tubal-Caïn, mon père ! vous ne m’avez point trompé ! Balkis, esprit de lumière, ma sœur, mon épouse, enfin je vous ai trouvée ! Seuls sur la terre, vous et moi, nous commandons à ce messager ailé des génies du feu dont nous sommes descendus » Ainsi s’accomplira la prédiction de Tubal-Caïn, et se perpétuera la noble descendance des Eloïms.
Tandis que Balkis affronte avec courage, et un peu de malice, la colère de Soliman humilié, Adoniram va tomber sous les coups des trois compagnons qui l’ont déjà trahi en sabotant la fonte de la mer d’airain. Phanor, le maçon, Amrou le charpentier et Méthousaël le forgeron se présentent devant Soliman et dénoncent la traîtrise d’Adoniram et Balkis. Sont-ils maîtres dans leur corporation, en connaissent-ils le mot de passe, leur demande Soliman ? À cette seule condition leur parole sera crédible. Il ne reste plus aux trois complices qu’à obtenir par la force cette parole secrète du maître Adoniram, puis le supprimer.
Pour la dernière fois avant son départ, Adoniram va procéder à la paie des ouvriers. Chacun doit se faire reconnaître en prononçant le mot secret qui identifie sa place dans l’ordre hiérarchique du compagnonnage : « Le mot d’ordre des apprentis avait été précédemment JAKIN, nom d’une des colonnes de bronze ; le mot d’ordre des compagnons BOOZ, nom de l’autre pilier ; le mot des maîtres JÉHOVAH… [...] . Pour ce dernier jour, le mot de passe avait été changé. L’apprenti disait TUBAL-CAÎN ; le compagnon, SCHIBBOLETH ; et le maître GIBLIM. » Pris dans le guet-apens préparé par les trois complices, Adoniram refusant de leur livrer les mots secrets, est assassiné. et son corps est enterré en hâte sur « un tertre solitaire, situé au-delà du chemin de Béthanie » La mort d’Adoniram fait grand bruit à Jérusalem. Dix-sept jours plus tard, la fosse est découverte : « Le cadavre ayant été reconnu, un des maîtres le prit par un doigt, et la peau lui resta à la main ; il en fut de même pour un second ; un troisième le saisit par le poignet de la manière dont les maîtres en usent envers le compagnon, et la peau se sépara encore ; sur quoi il s’écria : MAKBÉNACH, qui signifie : LA CHAIR QUITTE LES OS [...] ce mot serait dorénavant le mot de maître et le cri de ralliement des vengeurs d’Adoniram, et la justice de Dieu a voulu que ce mot ait, durant bien des siècles, ameuté les peuples contre la lignée des rois [...] Et la postérité d’Adoniram resta sacrée pour eux ; car longtemps après ils juraient encore par les fils de la veuve ; ainsi désignaient-ils les descendans d’Adoniram et de la reine de Saba. »
Devenu très vieux et sentant la mort venir, Soliman fait préparer dans la montagne de Kaf un palais inaccessible, qu’il rend par conjurations magiques inviolable pour tous les animaux susceptibles d’attenter à son intégrité physique, jusqu’à sa propre renaissance future : « Les derniers temps de sa vie furent employés à conjurer, par des signes magiques, par des paroles mystiques, et par la vertu de l’anneau, tous les animaux, tous les élémens, toutes les substances douées de la propriété de décomposer la matière. Il conjura les vapeurs du nuage, l’humidité de la terre, les rayons du soleil, le souffle des vents, les papillons, les mites et les larves. Il conjura les oiseaux de proie, la chauve-souris, le hibou, le rat, la mouche impure, les fourmis et la famille des insectes qui rampent ou qui rongent. Il conjura le métal ; il conjura la pierre, les alcalis, et jusqu’aux émanations des plantes. » Hélas ! que peuvent les précautions d’un homme contre la force du destin ? Un ciron, oublié dans la conjuration, grignote patiemment le pilier du trône sur lequel repose Soliman : « Il travailla deux cent vingt-quatre ans… Puis tout à coup le pilier rongé fléchit sous le poids du trône, qui s’écroula avec un fracas énorme. Ce fut le Ciron qui vainquit Soliman et qui le premier fut instruit de sa mort ; car le roi des rois précipité sur les dalles ne se réveilla point. » Ce destin royal, note Nerval, n’est pas propre aux légendes orientales. On le retrouve dans la légende nordique de Balder : « Balder. Odin et Freya avaient de même conjuré tous les êtres, afin qu’ils respectassent la vie de Balder, leur enfant. Ils oublièrent le gui de chêne, et cette humble plante fut cause de la mort du fils des dieux. C’est pourquoi cet humble végétal était sacré dans la religion druidique, postérieure à celle des Scandinaves. »
ÉCHOS PSYCHIQUES ET LITTÉRAIRES
Hormis de très discrètes interventions personnelles, sous forme de notes (références savantes au Talmud, au Livre d’Hénoch, aux œuvres de La Peyrère et de Klimius, au prêtre Jean, à la légende de Balder) ou de courtes incises (rapprochement entre la descente d’Adoniram chez les Eloïms et descente d’Énée aux enfers dans L’Énéide), Nerval donne la parole au conteur et, durant les pauses, à ses auditeurs plus ou moins contradicteurs d’Ildiz-Khan, se dédouanant ainsi de toute responsabilité quant à la véracité du récit, puisqu’il n’en est pas le narrateur, et quant aux sources, puisque ce n’est pas un chrétien mais un musulman qui parle, ce qui permet d’amalgamer sources bibliques, talmudiques et coraniques.
Par ailleurs, on voit que par rapport à ce qu’il nous en dit dans La Bohême galante et les Petits Châteaux de Bohême, le projet a considérablement évolué depuis 1835. Le récit porte désormais un sous-titre : « Légende orientale du Compagnonnage ». C’est dire que si les charmes de la Reine du matin, autrefois assimilés à ceux de Jenny Colon, sont toujours évoqués, c’est le mystère qui entoure les origines d’Adoniram, et par extension de l’espèce humaine, qui occupe désormais la première place.
En cela, le récit des origines d’Adoniram vient nourrir et prolonger la réflexion métaphysique de Nerval, à l’œuvre dès la crise nerveuse de 1841, dans Le Christ aux oliviers dont on sait que deux au moins des cinq sonnets qui le composent étaient déjà écrits en 1841, puisqu’ils sont adressés cette année-là à Victor Loubens, et dans le sonnet intitulé Antéros, adressé au même destinataire.
Comme souvent chez Nerval, la lecture d’un autre est l’amorce du déploiement de sa propre pensée. Ici, c’est Jean Paul Richter qui constitue l’amorce du processus. « Imitation de Jean Paul », indique Nerval en sous-titre au Christ aux oliviers. En effet, le motif du Christ venant annoncer aux hommes que « Dieu est mort » est présent dans le poème de Richter intitulé Le Songe, poème dont Mme de Staël avait donné une fine analyse. Mais la différence de perspective entre Le Songe de Jean-Paul et le Christ aux oliviers de Nerval est immense. Tout d’abord, le récit de Richter est présenté comme un songe, donc une possible illusion, dont le narrateur se réveillera. Plus encore, si le Christ de Jean Paul apparaît comme une figure rayonnante après son supplice pour apporter la vérité de l'absence de Dieu aux hommes, pour le Christ de Nerval, le supplice est à venir, et l’évidence de l’absence de celui à qui l’holocauste sera offert, rend le sacrifice absurde. Le consentement du Christ en fait ainsi le frère des grandes victimes païennes d’une divinité cruelle : « Cet Icare oublié... Ce Phaëton perdu... Ce bel Atys meurtri... » Enfin et surtout, le dernier des cinq sonnets, dont on ignore à quelle date il fut composé, entre 1841, où il ne figure pas dans la lettre à Loubens, et mars 1844, où l’ensemble des cinq sonnets fut publié dans L’Artiste, donne à la passion christique un nouveau sens en faisant du Christ la victime sacrificielle d’un dieu encore inconnu du monde romain, mais déjà présenté comme cruel et vengeur :
La périphrase sibylline qui achève le dernier sonnet du Christ aux oliviers s’éclaire doublement à travers l’histoire d’Adoniram dans Les Nuits du Ramazan : plongé à la suite de Tubal-Caïn au royaume souterrain des caïnites, Adoniram va être instruit par la bouche même de Caïn sur ses origines : « Héva fut ma mère ; Eblis, l’ange de lumière, a glissé dans son sein l’étincelle qui m’anime et qui a régénéré ma race ; Adam, pétri de limon et dépositaire d’une âme captive, Adam m’a nourri. Enfant des Eloïms, j’aimai cette ébauche d’Adonaï, et j’ai mis au service des hommes ignorans et débiles l’esprit des génies qui résident en moi. »
Telle est la double origine de la descendance de Caïn : enfants du limon façonnés par AdonaÏ/Jéhovah, mais animés de l’étincelle divine des Eloïms préadamites, reconnaissables d’âge en âge à leur nature d’artistes éternels chercheurs d’absolu dont Jéhovah n’aura de cesse de se venger. Nerval en donnera une illustration avec l’histoire de Faust, ou Fust, inventeur incompris de l’imprimerie, poursuivi par la vindicte de l’Église, histoire qu’il développe dans un article intitulé Le Faust du Gymnase. La légende de Fust, publiée significativement juste après le feuilleton des Nuits du Ramazan, dans La Presse, le 26 août 1850, et dont il fera le drame intitulé L’Imagier de Harlem.
Un pas de plus sera franchi avec l’identification opérée dans le sonnet d’une violence extrême intitulé Antéros. Rappelons le poème, tel qu’il fut présenté et adressé à Loubens :
« En voici un autre que vous vous expliquerez plus difficilement peut-être : cela tient toujours à cette mixture semi-mythologique et semi-chrétienne qui se brassait dans mon cerveau.
Antéros
Si, comme le dit Nerval lui-même à son correspondant, on trouve ici une « mixture » de sources mythologiques pas très cohérente, se détachent, clairs et qui ne varieront pas, les noms de Jéhovah, le vainqueur, le vengeur, et de Caïn, sa victime, auquel le « je » du poète semble s’assimiler, meurtrier involontaire « hélas » d’Abel, comme l’explicitera Caïn dans Les Nuits du Ramazan : « Avant d’enseigner le meurtre à la terre, j’avais connu l’ingratitude, l’injustice et les amertumes qui corrompent le cœur. Travaillant sans cesse, arrachant notre nourriture au sol avare, inventant, pour le bonheur des hommes, ces charrues qui contraignent la terre à produire, faisant renaître pour eux, au sein de l’abondance, cet Eden qu’ils avaient perdu ; j’avais fait de ma vie un sacrifice. O comble d’iniquité ! Adam ne m’aimait pas ! Héva se souvenait d’avoir été bannie du paradis pour m’avoir mis au monde, et son cœur, fermé par l’intérêt, était tout à son Habel. Lui, dédaigneux et choyé, me considérait comme le serviteur de chacun ; Adonaï était avec lui, que fallait-il de plus ? Aussi, tandis que j’arrosais de mes sueurs la terre où il se sentait roi, lui-même, oisif et caressé, il paissait ses troupeaux en sommeillant sous les sycomores. Je me plains : nos parents invoquent l’équité de Dieu : nous lui offrons nos sacrifices, et le mien, des gerbes de blé que j’avais fait éclore, les prémices de l’été ! le mien est rejeté avec mépris… C’est ainsi que ce Dieu jaloux a toujours repoussé le génie inventif et fécond, et donné la puissance avec le droit d’oppression aux esprits vulgaires. »
C’est encore l’histoire d’Adoniram que nous voyons à l’œuvre lors de la crise nerveuse en 1853 et 1854, nourrissant la matière onirique des œuvres ultimes, Les Amours de Vienne.Pandora et Aurélia ou le Rêve et la Vie.
Pandora a constitué pour Nerval le laboratoire du récit de rêve en faisant vivre au narrateur l’expérience d’états hypnagogiques ou hallucinatoires inspirée du monde souterrain des caïnites visité par Adoniram, au moins par deux motifs : rentré chez lui furieux après avoir passé une soirée de Saint-Sylvestre désastreuse à l’Ambassade de France à Vienne, le narrateur rêve d’abord qu’il se trouve avec Pandora dans un lieu rendu irrespirable par la raréfaction de l’air : « Malheureuse ! lui dis-je, nous sommes perdus par ta faute, et le monde va finir ! Ne sens-tu pas qu’on ne peut plus respirer ici ? L’air est infecté de tes poisons, et la dernière bougie qui nous éclaire encore tremble et pâlit déjà au souffle impur de nos haleines… De l’air ! de l’air ! Nous périssons ! » Sensation qui rappelle celle qu’éprouve Tubal-Caïn au sortir du souterrain après le Déluge envoyé par Adonaï : « Soudain un vent glacial et chargé de miasmes infects pénètre dans ma poitrine et la dessèche. Suffoqué, je le rejette, et l’aspire encore pour ne pas mourir. Je ne sais quel poison froid circule dans mes veines ; ma vigueur expire, mes jambes fléchissent, la nuit m’environne, un noir frisson s’empare de moi. Le climat de la terre était changé, le sol refroidi ne dégageait plus assez de chaleur pour animer ce qu’il avait fait vivre autrefois. »
Au motif de l’asphyxie est associé, dans ce premier rêve de Pandora, celui d’un châtiment lié aux multiples du chiffre sept : « — Mon seigneur, cria-t-elle nous n’avons à vivre que sept mille ans. Cela fait encore mille cent quarante… — Septante-sept mille ! lui dis-je, et des millions d’années en plus : tes nécromans se sont trompés !... », symbolique numérologique qui investit également les prédictions du prophète Ahias : « Au milieu de ce désordre, le prophète Ahias de Silo apparaît sombre, terrible et enflammé du feu divin ; Ahias, pauvre et redouté, qui n’est rien que par l’esprit. C’est à Soliman qu’il s’adresse : — Dieu a marqué d’un signe le front de Caïn le meurtrier, et il a prononcé : « Quiconque attentera à la vie de Caïn sera puni sept fois ! » et Lamech, issu de Caïn, ayant versé le sang, il a été écrit : « On vengera la mort de Lamech septante fois sept fois. » Or, écoute, ô roi, ce que le Seigneur m’ordonne de te dire : — Celui qui a répandu le sang de Caïn et de Lamech sera châtié sept cents fois sept fois. »
Cette esquisse de récit de rêve inspiré par le séjour d’Adoniram chez les Caïnites se déploie plus largement dans Aurélia ou le Rêve et la Vie. Dans un épisode hallucinatoire non publié dans la Revue de Paris, la reine de Saba est devenue une divinité quasi universelle : « Sur une feuille imprégnée du suc des plantes j’avais représenté la Reine du Midi, telle que je l’ai vue dans mes rêves, telle qu’elle a été dépeinte dans l’Apocalypse de l’apôtre St Jean. Elle est couronnée d’étoiles et coiffée d’un turban où éclatent les couleurs de l’arc en ciel. Sa figure aux traits placides est de teinte olivâtre, son nez a la courbure du bec de l’épervier. Un collier de perles roses entoure son col, et derrière ses épaules s’arrondit un col de dentelles gauffrées ; sa robe est couleur d’hyacinthe et l’un de ses pieds est posé sur un pont ; l’autre s’appuie sur une roue. L’une de ses mains est posée sur le roc le plus élevé des montagnes de l’Yémen, l’autre dirigée vers le ciel balance la fleur d’anxoka, que les profanes appelent fleur du feu. Le serpent céleste ouvre sa gueule pour la saisir, mais une seule graine ornée d’une aigrette lumineuse s’engloutit dans le gouffre ouvert. Le signe du Bélier apparaît deux fois sur l’orbe céleste, où comme en un miroir se réfléchit la figure de la Reine qui prend les traits de sainte Rosalie. Couronnée d’étoiles, elle apparaît, prête à sauver le monde. Les constellations célestes l’environnent de leurs clartés.
Sur le pic le plus élevé des montagnes d’Yémen on distingue une cage dont le treillis se découpe sur le ciel. Un oiseau merveilleux y chante ; c’est le talisman des âges nouveaux. Léviathan, aux ailes noires, vole lourdement à l’entour. Au delà de la mer s’élève un autre pic sur lequel est inscrit ce nom Mérovée. De ces deux points qui sont les antiques villes de Saba formant l’extrémité du détroit de Babel- Mandel, on voit sourdre et se répartir sur toute la terre les deux races, blanche en Asie, noire en Afrique, d’où sont issus les Francs et les Gallas. Pour les premiers la reine s’appelle Balkis, et pour les autres Makéda, c’est à dire la grande. »
Notons pour finir la présence insistante de références aux sociétés secrètes maçonniques, dont Nerval se dit adepte, et tout particulièrement aux codes de reconnaissance entre initiés, auxquels Nerval donne une force presque magique dans la lettre véhémente qu’il adresse à Émile Blanche le 17 octobre 1854, faisant assaut avec son médecin de puissance entre initiés : « [...] j’ai peut-être plus de protection à faire mouvoir que vous n’en rencontrerez contre moi. Je ne sais si vous avez trois ans ou cinq ans [...] Si vous avez le droit de prononcer le mot de Mac Benac, et je l’écris à l’orientale parce que si vous dites Joachim, je dirai Booz, si vous dites Booz, je dis Jehovah ou même Macbena » Menace réelle ou plaisanterie ? En tout état de cause, Nerval reprend ici très précisément les mots de passe des corporations au service d’Adoniram dans Les Nuits du Ramazan.
Selon un processus psychique constant chez lui, Nerval a donc investi son héros Adoniram de ses propres hantises : souffrance de Caïn, l’enfant mal-aimé, devenu coupable d’une faute dont il n’était pas responsable, foi dans un destin d’élu héritier d’une lignée mystique, vaincue par le pouvoir usurpé du dieu chrétien, mais toujours gardienne de la puissance magique du verbe, prononcé comme une incantation — ou une imprécation.