11 février 1849 — Al-Kahira. Souvenirs d’Orient, dans La Silhouette, 6e livraison

Cette 6e livraison d’Al-Kahira est la reprise partielle des Amours de Vienne publiées le 7 mars 1841 dans la Revue de Paris et de la Lettre sur Vienne, publiée le 8 mars 1840 dans L’Artiste, signée Gérard de Nerval, elle-même reprise le 29 juin 1840 dans La Presse, sous le titre : Lettres de voyage, V, Un hiver à Vienne. La 6e livraison d'Al-Kahira sera reprise en 1851, en ajout aux Amours de Vienne, aux chapitres VI, « Les amours de Vienne », et IX, « Suite du journal », de l’Introduction du Voyage en Orient.

Nerval a interrompu la relation du « journal » à la date du 31 décembre pour insèrer son article sur Vienne, et la reprend à la date du « 11 janvier » en insérant le récit jusque-là inédit de sa rencontre avec le chef de la police Sedlinsky, et l’amorce du récit des « amours mondaines » en date du 31 décembre dans la première version des Amours de Vienne sera reporté à la date du 1er février.Par ailleurs, on notera que l’auteur de la « lettre » du jeune diplomate qui ouvrait le récit des Amours de 1841, se trouve maintenant incluse dans le fil du récit de la visite du narrateur au chef de la police Sedlinsky, mais que son auteur n’est plus Henri de Brégeas, mais « Monsieur de N*** », inquiétant dédoublement de Nerval, lui-même, qui désormais ne dissocie plus les deux rôles ?

Voir les notices UN HIVER À VIENNE et LE VOYAGE EN ORIENT, ÉLABORATION LITTÉRAIRE DU VOYAGE EN ORIENT

******

 

 

AL-KAHIRA,

SOUVENIRS D’ORIENT.

___

 

IX.

Voilà ma vie. Tous les matins je me lève, j’échange quelques salutations avec les Italiens qui demeurent à l’Aigle-Noir, ainsi que moi ; j’allume un cigare et je descends la longue rue du faubourg de Leopoldstadt. Aux encoignures donnant sur le quai de la Vienne, petite rivière qui nous sépare de la ville centrale, il y a deux cafés, où se rencontrent toujours de grands essaims d’israélites au nez pointu, selon l’expression d’Henri Heine, lesquels tiennent là une sorte de bourse, les uns en plein air, les autres, les plus riches, dans les salles du café. C’est là que l’on voit encore de merveilleuses barbes, de longues lévites de soie noire, plus ou moins graisseuses, et un bourdonnement continuel qui justifie l’expression du poète. Ce sont, en effet, des essaims, soit d’abeilles, soit de frelons

Il est bon, le matin, de prendre un petit verre de kirchenwasser dans l’un de ces cafés, ensuite on peut se hasarder sur le Pont-Rouge qui communique à la Rothenthor, porte fortifiée de la ville. Arrêtons-nous cependant sur le glacis pour lire au coin du mur les affiches des théâtres. Il y en a presque autant qu’à Paris. Le Burg-Theater, qui est la Comédie-Française de l’endroit, annonce quelques pièces de Goethe ou de Schiller, le Corneille et le Racine du théâtre classique allemand ; ensuite arrive le Karntner-thor-Theater, ou théâtre de la Porte-de-Carinthie, qui donne soit du Meyerbeer, soit du Bellini ou du Donizetti ; après, nous avons le théâtre An der Vien (de la Vienne), qui joue des mélodrames et des vaudevilles généralement traduits du français ; puis les théâtres de Josephstadt, de Leopoldstadt, etc., sans compter une foule de cafés-spectacles, dont je t’ai parlé précédemment.

Une fois décidé sur l’emploi de ma soirée, je traverse la Porte-Rouge au-dessous du rempart, et je me dirige à gauche vers un certain gastoffe, où les vins de Hongrie sont d’assez bonne qualité. Le Tokaïer-Wein (Tokay) s’y vend à raison de six kreutzers la chope, et sert à arroser quelques côtelettes de mouton ou de porc-frais, dont on relève le goût avec un quartier de citron.

Il y a ici une manière de payer charmante ; on n’a pas de bourse ; on ne connaît l’argent que sous la forme des petits kreutzers de billon, et des zwanzigs, également de billon, qui valent environ 17 sols de France. Ceci ne sert que d’appoint, autrement l’on paie en billets. De jolis assignats, gradués depuis 1 fr. jusqu’aux sommes les plus folles, garnissent votre portefeuille, et sont ornés de gravures en taille-douce d’une perfection étonnante. Un délicieux profil de femme, intitulé Austria (l’Autriche), vous inspire le regret le plus vif de vous séparer de ces images, et le désir plus grand d’en acquérir de nouvelles. Il importe de remarquer que ces billets sont de deux sortes, soit en monnaie de convention, qui ne représente que la moitié de la valeur, soit en monnaie réelle, qui se maintient plus ou moins, selon les circonstances politiques.

Je ne sais si tous ces détails t’intéressent, mais ils me sont précieux pour le moment, d’autant que le nombre des images que je possède diminue de jour en jour. — Ne nous arrêtons pas à ce détail et allons prendre notre café au centre de la ville, près de la brillante place du Graben, dont le nom funèbre (tombeau) ne répond guère à toutes ces splendeurs.

Généralement, après mon déjeûner, je suis la rue Rothenthurmstrasse, rue commerçante, animée par le voisinage des marchés, jusqu’à ce que je me trouve sur la place de l’église Saint-Étienne, la célèbre cathédrale viennoise, dont la flèche est la plus haute de l’Europe. La pointe en est légèrement inclinée, ayant été frappée jadis par un boulet de canon, parti de l’armée française. Le toit de l’édifice présente une mosaïque brillante de tuiles vernies, qui reflète au loin les rayons du soleil. La pierre brune de cette église étale des raffinements inouïs d’architecture féodale. — En laissant à gauche cet illustre monument, on arrive à un coin de rues dont l’une conduit vers la Porte-de-Carinthie, l’autre vers le Mahl-Markt, et la troisième vers le Graben. — A l’angle des deux premières, se trouve une sorte de pilier dont la destination est fort bizarre. On l’appelle le Stock-im-Eisen. C’est simplement un tronc d’arbre qui, dit-on, faisait autrefois partie de la forêt sur l’emplacement de laquelle Vienne a été bâtie. On a conservé religieusement cette souche vénérable incrustée dans la devanture d’un bijoutier. Chaque compagnon des corps de métier qui arrive à Vienne doit planter un clou dans l’arbre. Depuis bien des années, il est impossible d’en faire entrer un seul de plus, et des paris s’établissent à ce sujet avec les arrivans. Heureux peuple qui s’amuse encore à de telles facéties !... Je me demande quelquefois si jamais il y aura une révolution à Vienne. Les pavés de granit, admirablement taillés, sont, pour ainsi dire, soudés avec du bitume et engrainés l’un dans l’autre, de sorte qu’il semble impossible de les déplacer pour faire des barricades. Chaque pavé coûte au gouvernement un zwanzig. Parviendra-t-on, par de tels sacrifices, à éviter un révolution ?

Nous voici sur le Graben ; c’est la place centrale et brillante de Vienne ; elle présente un carré oblong, ce qui est la forme de toutes les places de la ville. Les maisons sont du dix-huitième siècle ; la rocaille fleurit dans tous les ornemens. Au milieu, se trouve une colonne monumentale ressemblant à un bilboquet. La boule est formée de nuages sculptés qui supportent une sainte vierge dorée. La colonne elle-même est torse, comme celles de l’ordre salomonique, le tout chargé de festons, de rubans et d’attributs. Représente-toi maintenant tous les élégans magasins des plus riches quartiers de Paris, et la comparaison en sera d’autant plus juste, que la plupart des boutiques sont occupées par des marchands de modes et de nouveautés qui font partie de ce que l’on appelle ici la colonie française. Il y a au milieu de la place un magasin dédié à l’archiduchesse Sophie, — laquelle est une bien belle femme, s’il faut s’en rapporter à l’enseigne peinte à la porte.

Il ne me reste plus qu’une petite rue à suivre pour arriver au principal café du Kohlmarkt, dans lequel ton ami s’adonne aux jouissances de ce qu’on appelle un mélange, et qui n’est autre chose que du café au lait servi dans un verre à patte, en lisant ceux des journaux français que la censure permet de recevoir.

11 janvier. — Je me vois forcé d’interrompre la narration des plaisirs de ma journée pour t’informer d’une aventure beaucoup moins gracieuse que les autres, qui est venue interrompre ma sérénité...

Il est bon que tu saches qu’il est fort difficile à un étranger de prolonger son séjour au-delà de quelques semaines dans la capitale de l’Autriche. On n’y resterait pas même vingt-quatre heures, si l’on n’avait soin de se faire recommander par un banquier, qui répond personnellement des dettes que vous pourriez faire. Ensuite arrive la question politique. Dès les premiers jours, j’avais cru m’apercevoir que j’étais suivi dans toutes mes démarches. — Tu sais avec quelle rapidité et quelle fureur d’investigation je parcours les rues d’une ville étrangère, de sorte que le métier des espions n’a pas dû être facile à mon endroit.

Enfin, j’ai fini par remarquer un particulier d’un blond fadasse, qui paraissait suivre assiduement les mêmes rues que moi. Je prends ma résolution ; je traverse un passage, puis je m’arrête tout à coup, et je me trouve, en me retournant, nez à nez avec le monsieur qui me servait d’ombre. Il était fort essoufflé.

« Il est inutile, lui dis-je, de vous fatiguer autant. J’ai l’habitude de marcher très vite, mais je puis régler mon pas sur le vôtre et jouir ainsi de votre conversation. »

Ce pauvre homme paraissait très embarrassé ; je l’ai mis à son aise, en lui disant que je savais à quelles précautions la police de Vienne était obligée vis-à-vis des étrangers, et particulièrement des Français, et je continuai par un éloge de cette institution paternelle. Demain, lui dis-je, j’irai voir votre directeur et le rassurer sur mes intentions.

L’estafier ne répondit pas grand-chose et s’esquiva en feignant de ne pas trop comprendre mon mauvais allemand.

Pour t’édifier sur ma tranquillité dans cette affaire, je te dirai qu’un journaliste de mes amis m’avait donné une excellente lettre de recommandation pour un des chefs de la police viennoise. Je m’étais promis de n’en profiter que dans une occasion grave. Le lendemain donc je me dirigeai vers la politzey-direction.

J’ai été parfaitement accueilli ; le personnage en question, qui s’appelle le baron de S*** est un ancien poète lyrique, ancien membre du Tugendbund et des sociétés secrètes, qui a passé à la police, en prenant de l’âge, à peu près comme on se range, après les folies de la jeunesse. Beaucoup de poètes allemands se sont trouvés dans ce cas. A Vienne, du reste, la police a quelque chose de patriarcal qui explique mieux qu’ailleurs ces sortes de transitions.

Nous avons causé longtemp littérature, et M. de S***, après s’être rassuré sur ma position, m’a admis peu à peu dans une sorte d’intimité.

— Savez-vous, m’a-t-il dit, que vos aventures m’amusent infiniment ?

— Quelles aventures ?

— Mais, celles que vous racontez si agréablement à votre ami O’Neddy, et que vous mettez ici à la poste pour Paris.

— Ah ! vous lisez cela ?

— Oh ! ne vous en inquiétez pas ; rien dans votre correspondance n’est de nature à vous compromettre. Et même, le gouvernement fait grand cas de ceux des étrangers qui, loin de fomenter des intrigues, profitent avec ardeur des plaisirs de la bonne ville de Vienne.

Je fus loin de m’étonner de cette confidence ; je savais parfaitement que toutes les lettres passaient par un cabinet noir, non pas seulement en Autriche, mais dans la plupart des pays allemands. Je tournai le tout en plaisanterie ; — si bien que je suis arrivé fort loin dans la confiance du baron de S***, qui me fournira lui-même bien des sujets d’observation... Ne sommes-nous pas aussi, nous autres écrivains, les membres d’une sorte de police morale ?...

14 janvier. — Hier le baron de S*** m’a fait mander chez lui et m’a dit : « Amusez-vous donc à lire cette lettre. » Mon étonnement fut très grand en reconnaissant qu’elle s’adressait à mon oncle du Périgord, et qu’elle était la copie d’une lettre de mon cousin Henri, le diplomate, qui a quitté Vienne depuis quelques jours.

Voici l’écrit :

 

Mon cher oncle,

Depuis le moment où M. le ministre des affaires étrangères a daigné, sur votre puissante recommandation, m’ouvrir enfin la carrière diplomatique, en m’attachant à l’ambassade de Suède, je puis dire qu’un nouveau jour s’est levé pour moi ! Mon esprit agrandi par les conseils de votre expérience demande à se déployer largement dans cette sphère, où vous avez obtenu jadis de si beaux triomphes. Quoique je doive, d’après vos conseils, me borner, quant à présent, à écrire lisiblement les dépêches, notes, mémorandum, conférences, etc., dont la copie me sera confiée, à donner des légalisations et des visas en l’absence du chancelier, à résumer des rapports, et surtout à couper des enveloppes et à former des cachets de cire d’une rondeur satisfaisante, je sens que je ne m’arrêterai pas toujours à ces préliminaires de l’art diplomatique, qui ne sont pas à négliger, sans doute, mais qui recouvrent comme d’un voile les profonds arcanes politiques auxquels je brûle d’être bientôt initié.

Et d’abord, puisque vous m’avez permis de vous soumettre mes observations personnelles avec toute la prudence possible, je profite d’un courrier extraordinaire pour vous envoyer cette lettre, qui ne sera point lue à la poste, ainsi que peuvent l’être celles que je vous adresserai par la voie ordinaire dans le courant de mon voyage.

Ne vous étonnerez-vous pas, me sachant parti pour la froide Suède, de recevoir ma lettre datée de Vienne, capitale de l’Autriche ? J’en suis moi-même tout surpris encore et ne puis attribuer ce qui m’arrive qu’aux complications nouvelles qui ont surgi tout à coup dans la question d’Orient.

Il y a justement sept jours, j’allais prendre congé de mes supérieurs afin de partir le soir même pour ma destination ; j’avais choisi la voie de terre, vu la saison avancée, et je comptais d’abord me rendre en droite ligne à Francfort, puis à Hambourg, en me reposant dans chacune de ces deux villes, n’ayant plus ensuite, comme vous le savez, qu’une courte traversée par mer de Hambourg à Stockholm. J’ai étudié cent fois la carte en attendant l’audience du ministre ; mais ce dernier en a décidé autrement. Son excellence était, ce jour-là, visiblement préoccupée. J’ai été reçu entre deux portes après bien des difficultés. — Ah ! c’est vous, monsieur de N*** ? Votre oncle est toujours en bonne santé, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur le ministre, mais un peu souffrant... c’est-à-dire qu’il se croit malade. — Une belle intelligence, monsieur ! Voilà de ces hommes qu’il nous faudrait encore ; de ceux dont Bonaparte avait dit : C’est une race à créer ! Et il l’a créée. Mais la voilà qui s’éteint comme le reste... J’allais répondre que j’espérais vous succéder en tout, quand le chef du cabinet est entré : — Pas un courrier ! a-t-il dit au ministre ; celui qui arrive d’Espagne est malade ; les autres sont partis, ou ne sont pas arrivés. Les routes sont si mauvaises ! — Hé bien, dit le ministre, nous avons là M. de N***, donnez-lui vos lettres ; il faut bien qu’un attaché serve à quelque chose. — Pouvez-vous partir aujourd’hui ? me dit le secrétaire. — Je comptais partir justement ce soir. — Quelle route prenez-vous ? — Par Trèves et par Francfort. — Hé bien, vous irez porter ce paquet à Vienne. — Cela vous détournera un peu, a dit le ministre avec bonté, mais vous étudierez l’Allemagne en passant, c’est utile... Vous avez une chaise de poste ? — Oui, monsieur le ministre. — Il vous faut six jours. — Six jours et demi peut-être à cause des inondations, a observé le secrétaire. — Enfin, c’est aujourd’hui jeudi, M. de N*** arrivera jeudi prochain. — Telles furent les dernières paroles du ministre, et je partis le même soir.

Vous jugez de ma joie, me voyant chargé d’un message d’état ! Et quel bon conseil vous m’aviez donné d’acheter cette chaise de poste, que ma tante a trouvée si chère ! Un attaché sans chaise de poste, m’avez-vous dit, c’est un... Je crois que vous avez employé cette comparaison : c’est un colimaçon sans coquille ; l’image me semble fort juste, à part la rapidité qui n’est nullement dévolue à l’animal cité par vous.

J’aime à plaisanter, j’ai même fait bien des folies de jeunesse ; mais je songe sérieusement à ma carrière, je me préoccupe de mon avenir, suivant en cela vos bons avis ; tous les jeunes gens ne pensent pas de même malheureusement. Qui croyez-vous que je rencontre à la table d’hôte de l’hôtel d’Angleterre !... Je m’entends appeler d’un bout de la table à l’autre, je me détourne, je crois me tromper... point du tout : c’était mon cousin Fritz, parti de Paris huit jours avant moi, et parti pour vous aller voir dans votre terre du Périgord.

Vous comprenez, mon oncle, que l’idée n’était pas venue de lui, mais de son père, lequel imagine toujours que je vous fais la cour aux dépens de mon cousin. Dieu merci, vous savez si j’en ai dit jamais le moindre mal. Qu’il ait rejeté toute occupation sensée, ou du moins qu’il se soit livré à mille occupations frivoles ; qu’il ait dissipé tout le bien de sa mère, et le tiers de notre domaine de M... ; qu’il ait promené par le monde ses goûts d’artiste, ses prétentions d’esprit, ses amourettes folles, et ses mille caprices qui choquent toutes les idées reçues, vous savez, mon oncle, que je m’en préoccupe fort peu. Cependant, j’avouerai qu’il ne m’est jamais agréable de me rencontrer avec un pareil étourdi dans les hautes sociétés où m’appelle ma position. Ce n’est point encore là le cas, nous ne sommes qu’à une table d’hôte de Munich. Je ne sais pourquoi, d’ailleurs, je ne m’étais point fait servir dans mon appartement, ce qui m’aurait évité cette rencontre. Chaque fois qu’on n’agit pas en homme très comme il faut, on peut être sûr d’avoir à s’en repentir ; c’est un de vos principes que je n’oublierai plus. Enfin, voici la conversation qui s’établit de loin entre nous deux ; vous pensez bien que je ne répondais que par monosyllabes. La table n’était garnie que d’Anglais et d’Allemands, mais on nous comprenait très bien. Il me plaisante, avec l’esprit que vous lui connaissez, sur ma nouvelle position diplomatique, me demande si j’apporte la guerre ou la paix, et autres folies. Je lui fais signe qu’il n’est pas prudent de parler ainsi ; et, en effet, j’ai appris ensuite qu’il y avait à cette même table un espion prussien et un espion anglais ; moi-même je passais pour un espion français, malgré mon titre d’attaché. Les Allemands ignorent ou ne veulent pas croire que notre gouvernement n’use pas de pareils moyens, et que nous n’employons jamais qu’une politique loyale et constitutionnelle.

J’ai fini par me lever, je l’ai pris à part, et je lui ai fait comprendre tout ce que sa conduite avait d’indiscret à mon égard. — Nous ne sommes plus de jeunes fous, lui ai-je dit ; la confiance du gouvernement m’a créé un titre et des devoirs nouveaux. La chaise de poste qui me transporte à Vienne est peut-être chargée des destinées d’un grand pays... — Tu es en chaise de poste ? m’a dit aussitôt mon cousin. — Je ne voyage pas autrement. — C’est fort commode en effet, quand on n’aime pas aller à pied. Moi, je voyage à pied quand le pays est beau. — Bien du plaisir. — Par exemple, ce pays-ci est fort triste ; des campagnes plates, sablonneuses, et des forêts de sapins pour varier ; des rivières sans eau, des villes sans pierres, des tavernes sans vin, des femmes... Je me hâtai de lui couper la parole, car il m’aurait compromis plus encore. — Il faut que je reparte, lui dis-je ; je ne me suis arrêté à Munich que pour dîner. — C’est-à-dire pour souper, car on dîne ici à une heure, et il en est huit. — Adieu donc. — Tu ne restes pas pour voir la vieille Mme Schrœder-Devrient dans Médée ? — J’ai des devoirs plus pressans. — Je suis capable de faire une folie... — Je le crois. — Voilà ma position. J’étais parti de Paris pour aller voir notre oncle ; j’ai pris par la Bourgogne, afin d’éviter la monotonie de nos routes du centre. J’ai fait un coude pour voir le Jura, puis pour voir Constance, la ville des conciles (les décorations de l’Opéra sont tout-à-fait inexactes, et elles ont bien raison) ; ce qu’il y a de plus beau à Constance, c’est le bateau à vapeur qui vous en éloigne, et qui vous fait toucher en six heures à cinq nations différentes. Je ne voulais que poser le pied en Bavière ; mais à Lindau l’on m’a dit des merveilles de Munich. Je viens de parcourir la ville en un jour et j’en ai assez ; tu as une place vide dans ta chaise de poste, tu vas à Vienne, je t’y accompagne. Je suis fort curieux de voir cette capitale. Je crus l’arrêter en lui demandant s’il avait des lettres de crédit ; il m’a montré une circulaire de l’un des Rothschild, qui le recommandait à ses correspondans. Je ne sais trop ce que vaut ce papier, qui me paraît être une simple recommandation ou lettre de politesse, mais à Vienne on en jugera.

J’ai appris de bonne source que l’on n’y garderait pas vingt-quatre heures un étranger dont le portefeuille ne serait pas bien et valablement garni.

Après tout sa conversation m’a distrait pendant la route, qui n’était pas fort commode surtout dans le pays de Salzbourg, l’un des endroits les plus sauvages de la terre. À Vienne, il est descendu dans une auberge du faubourg de Leopoldstadt, voulant, dit-il, garder le plus strict incognito. J’en suis charmé et je désire le rencontrer le moins possible. Il vous écrira sans doute pour s’excuser d’avoir pris la route de Vienne au lieu de celle de Périgord. Il est vrai que la terre étant ronde, rien ne l’empêchera de vous aller rendre ses devoirs... tôt ou tard.

 

Voici la lettre de l’enfant... qu’en dis-tu ? C’est ainsi que l’on est servi par ses parens. M. de S*** m’a recommandé le plus grand secret sur sa communication amicale ; mais ne trouves-tu pas que la police paternelle de Vienne est bonne à quelque chose… au moins quand on a des amis !

Je te ferai part plus tard de mes réflexions.

 

GÉRARD DE NERVAL.

_______

 

Al-Kahira. Souvenirs d'Orient, 7e livraison >>>

item1a1
item2