LA CAMARADERIE DU PETIT CÉNACLE
LES TROIS GLORIEUSES
(27, 28, 29 juillet 1830)
Avoir 20 ans en 1830 ! C’est sans doute Gautier qui a exprimé avec le plus d’enthousiasme la fièvre qui animait alors la jeunesse intellectuelle et artiste :
Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l’effervescence des esprits à cette époque ; il s’opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs ; l’air grisait, on était fou de lyrisme et d’art. Il semblait qu’on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la poésie […] Dans l’armée romantique comme dans l’armée d’Italie, tout le monde était jeune […]
Poussée à bout par la politique ultra du ministère Polignac et par la publication des Ordonnances, dont la première porte la suppression de la liberté de la presse, c’est cette jeunesse, issue de la bourgeoisie libérale, qui appelle à la révolution le peuple parisien, à commencer par les artisans du livre, typographes, ouvriers imprimeurs. « Ce ne sont pas des hommes faits, ce ne sont pas des chefs révolutionnaires connus de la foule, ce sont des jeunes gens de nos écoles de médecine, des élèves en droit, des élèves de l’École polytechnique qui, l’épée à la main, ont conduit le peuple à l’attaque du château [ Le Louvre et les Tuileries ] » écrit un témoin des trois journées glorieuses.
Depuis quatre ans déjà, Gérard a mis sa plume au service de l’opposition aux ultras congrégationistes en multipliant chez Touquet les petites publications satiriques. Il accueille donc avec enthousiasme les journées révolutionnaires de juillet, auxquelles il semble même avoir activement participé, si l’on en croit un feuillet manuscrit autographe, ébauche de « Mémoires d'un Parisien », où il décrit son trajet à travers Paris en émeute, de la place Saint-Michel à la rue Coquillière où habite son grand-père Laurent.
Et pour célébrer les insurgés de juillet, Gérard compose une ode intitulée Le Peuple, publiée le 14 août dans Le Mercure de France au dix-neuvième siècle.
Si la révolution politique triomphe en juillet, chassant définitivement les Bourbons, la révolution artistique et littéraire, elle, s’est déclarée dès février 1830, avec la bataille d’Hernani, et la constitution du petit Cénacle dans l’atelier de Jehan Du Seigneur durant l’été. Gérard y prend bien entendu une part active. Mais il est dans la même période un autre Nerval, plus secret, qui travaille en silence sur les poètes allemands, sur les innovations formelles de la Pléiade, et se ralliE sans doute plus par opportunisme que par conviction au maître incontournable qu’est devenu Victor Hugo.
SE RALLIER À VICTOR HUGO
Nerval ne fut jamais un « hugolâtre ». Dans ses Poésies diverses et dans le petit vaudeville intitulé Le Nouveau genre, il affirmait même une opposition farouche aux excès verbaux du maître. Pourtant, en 1829, il manifeste la volonté de se rapprocher de Victor Hugo par un essai d’adaptation pour le théâtre du roman Han d’Islande, que Hugo avait publié en 1823. En 1939, Gisèle Marie portait à la connaissance du public l’existence de ce manuscrit autographe, daté de 1829. Nerval avait composé son mélodrame en 3 actes et 9 tableaux et le destinait à l’Ambigu-Comique, puisqu’il prévoyait de faire jouer le rôle de Han par l’acteur Beauvallet, successeur de Frédérick Lemaître à L’Ambigu. La pièce ne fut jamais représentée, mais permit sans doute à Nerval de se rapprocher de Victor Hugo et d’être reçu chez lui.
Ulrich Guttinger écrit dans ses Mémoires en date du 27 juin 1829, « J’ai fait chez Victor Hugo la connaissance du jeune traducteur de Faust. C’est un esprit charmant, avec des yeux naïfs, et qui a des idées à lui sur Goethe et sur l’Allemagne. Il avait demandé à Victor Hugo la permission de lui présenter quelques-uns de ses amis, et l’un d’eux, qui a l’air d’un étudiant et qui porte sur le dos des cheveux aussi longs que ceux d’une jeune fille [on a reconnu Gautier], m’a dit qu’il se destinait d’abord à la peinture, mais qu’à présent, il voulait faire de la littérature comme Gérard. Voilà encore deux bonnes recrues pour les batailles à venir ! »
Nerval en effet fut un des plus ardents combattants de la bataille d’Hernani. Témoignage de Gautier :
Hernani se répétait, et au tumulte qui se faisait déjà autour de la pièce, on pouvait prévoir que l’affaire serait chaude. Assister à cette bataille, combattre obscurément dans un coin pour la bonne cause était notre vœu le plus cher, notre ambition la plus haute ; mais la salle appartenait, disait-on, à l’auteur, au moins pour les premières représentations, et l’idée de lui demander un billet, nous, rapin inconnu, nous semblait d’une audace inexécutable. Heureusement, Gérard de Nerval, avec qui nous avions eu au collège Charlemagne une de ces amitiés d’enfance que la mort seule dénoue, vint nous faire une de ces rapides visites inattendues dont il avait l’habitude […] Gérard, à cette époque, était déjà un assez grand personnage. La célébrité l’était venue chercher sur les bancs du collège. À dix-sept ans, il avait eu un volume de vers imprimé et, en lisant la traduction de Faust par ce jeune homme presque enfant encore, l’olympien de Weimar avait daigné dire qu’il ne s’était jamais si bien compris. Il connaissait Victor Hugo, était reçu dans la maison et jouissait bien justement de toute la confiance du maître, car jamais nature ne fut plus délicate, plus dévouée et plus loyale. Gérard était chargé de recruter des jeunes gens pour cette soirée qui menaçait d’être si orageuse et soulevait d’avance tant d’animosité. Il avait dans ses poches, plus encombrées de livres, de bouquins, de brochures, de carnets à prendre des notes, car il écrivait en marchant, que celle du Colline de la Vie de bohème, une liasse de petits carrés de papier rouge timbrés d’une griffe mystérieuse inscrivant au coin du billet le mot espagnol : hierro, voulant dire fer. Cette devise, d’une hauteur castillane bien appropriée au caractère d’Hernani, et qui eût pu figurer sur son blason, signifiait aussi qu’il fallait être, dans la lutte, franc, brave et fidèle comme l’épée. Nous ne croyons pas avoir éprouvé de joie plus vive en notre vie que lorsque Gérard, détachant du paquet six carrés de papier rouge, nous les tendit d’un air solennel, en nous recommandant de n’amener que des hommes sûrs...
Loyale recrue de la bataille, Gautier en reçut la récompense attendue :
Nos états de service d’Hernani – trente campagnes, trente représentations [il y eut 33 représentations d’Hernani, entre février et juin 1830] vivement disputées – nous donnaient presque le droit d’être présenté au grand chef. Rien n’était plus simple : Gérard de Nerval ou Petrus Borel, dont nous avions fait récemment la connaissance, n’avaient qu’à nous mener chez lui […] Victor Hugo, que le nombre de visiteurs amenés par les représentations d’Hernani avait fait renvoyer de la paisible retraite qu’il habitait au fond d’un jardin rempli d’arbres, rue Notre-Dame-des-Champs, était venu se loger dans une rue projetée du quartier François 1er, rue Jean Goujon, composée alors d’une maison unique, celle du poète; autour s’étendaient les Champs-Élysées presque déserts et dont la solitude était favorable à la promenade et à la rêverie.
Le ralliement de Gérard, à défaut d’amitié, fut scellé par l’ode intitulée Les Doctrinaires, datée du « 16 octobre 1830 » et dédiée « A Victor Hugo », composée pour célébrer les journées de juillet et publiée en 1831 dans l’Almanach des Muses.
L’ATELIER DE JEHAN DUSEIGNEUR
C’est à Gautier qu’il faut demander de nous parler de ce moment d’exaltation frénétique qui réunit une vingtaine de jeunes gens fous d’art et de littérature. Le petit Cénacle, ainsi désigné modestement pour marquer sa distance – respectueuse ? – avec celui de Hugo, se constitue, pendant l’été 1830, chez le sculpteur Jehan Duseigneur :
Dans une petite chambre qui n’avait pas de sièges pour tous ses hôtes, se réunissaient des jeunes gens véritablement jeunes et différents en cela des jeunes d’aujourd’hui, tous plus ou moins quinquagénaires. Le hamac où le maître du logis faisait la sieste, l’étroite couchette dans laquelle l’aurore le surprenait souvent à la dernière page d’un volume de vers, suppléaient à l’insuffisance des commodités de la conversation. On n’en parlait que mieux debout et les gestes de l’orateur ou du déclamateur ne s’en développaient que plus amplement. Par exemple, il ne fallait pas faire trop les grands bras, de peur de se heurter le poing à la pente du lambris.
La chambre était pauvre, mais d’une pauvreté fière et non sans quelque ornement. Un passe-partout de sapin verni contenait des croquis d’Eugène et d’Achille Devéria ; auprès du passe-partout, une baguette d’or encadrait une tête de Louis Boulanger d’après Titien ou Giorgione, peinte sur carton, en pleine pâte, d’un ton superbe. Sur un pan du mur, un morceau de cuir de Bohême, à fond d’or, gaufré de couleurs métalliques, avait non pas la prétention de tapisser la chambre, mais d’étaler pour le plaisir des peintres, un fauve miroitement d’or et de tons chatoyants dans un angle obscur.
Pour garniture la cheminée avait deux cornets en faïence de Rouen remplis de fleurs. Une tête de mort qu’on eût pu croire prise sous la main de quelque Madeleine de l’Espagnolet [surnom du peintre espagnol Ribera,1591-1652], en qui les romantiques voyaient un peintre maudit], tant le rayon y tombait livide, tenait lieu de pendule. Si elle n’indiquait pas l’heure, elle faisait du moins penser à la fuite irréparable du temps. Les médaillons des camarades, modelés par Jehan du Seigneur - notez bien cet h, il est caractéristique du temps – et passés à l’huile grasse pour leur ôter la crudité du plâtre et les culotter, pardon du mot, les statuaires et les fumeurs l’emploient dans la même acception, étaient suspendus de chaque côté de la glace et dans l’épaisseur de la fenêtre, où ils recevaient un jour frisant très favorable au relief. Que sont devenus ces médaillons faits par une main glacée elle-même maintenant, d’après des originaux disparus ou dont bien peu du moins survivent ? Ces plâtres se seront sans doute brisés au choc brutal des déménagements, à travers les odyssées d’existences aventureuses, car nul alors n’était assez riche pour assurer l’éternité du bronze à cette collection qui serait aujourd’hui si précieuse comme art et comme souvenir. Sur une modeste étagère de merisier suspendue à des cordons, resplendissait, entre quelques volumes de choix, un exemplaire de Cromwell, avec une dédicace amicale signé du monogramme V.H. La Bible chez les protestants, le Coran chez les mahométans ne sont pas l’objet d’une plus profonde vénération. C’était bien, en effet, pour nous le livre par excellence, le livre qui contenait la pure doctrine. La réunion se composait habituellement de Gérard de Nerval, de Jehan du seigneur, d’Auguste Mac Keat [Auguste Maquet, 1813-1888, romancier, qui fut le nègre d’Alexandre Dumas], Philothée O’Neddy [anagramme de Théophile Dondey] (chacun arrangeait un peu son nom pour lui donner plus de tournure), de Napoléon Tom, de Joseph Bouchardy [1810-1870, dramaturge auteur de mélodrames, frère d’Anatole Bouchardy avec qui Nerval fonda Le Monde dramatique], de Célestin Nanteuil [1813-1873, peintre, lithographe et dessinateur, illustrateur des romantiques], plus tard de Théophile Gautier, de quelques autres encore, et enfin de Pétrus Borel lui-même. Ces jeunes gens unis par la plus tendre amitié, étaient les uns peintres, les autres statuaires, celui-ci graveur, celui-là architecte. Quant à nous, comme nous l’avons dit, placé à l’Y de carrefour, nous hésitions entre deux routes, c’est-à-dire entre la poésie et la peinture, également abominables aux familles […]
Gérard était parmi nous le seul lettré dans l’acception où se prenait ce mot au milieu du XVIIIe siècle. Il était plus subjectif qu’objectif, s’occupait plus de l’idée que de l’image, comprenait un peu la nature à la façon de Jean-Jacques Rousseau, dans ses rapports avec l’homme, n’avait qu’un goût médiocre aux tableaux et aux statues et, malgré son commerce assidu avec l’Allemagne et sa familiarité avec Goethe, restait plus français qu’aucun de nous, de race, de tempérament et d’esprit (Gautier, Histoire du romantisme, 1874)
Gautier – il le dit ici –, hésitait alors entre une carrière de peintre et une carrière d’écrivain. C’est en peintre sensible à la ligne et à la couleur, aux particularités des physionomies qu’il trace la galerie des portraits des camarades :
Le sculpteur Jehan du Seigneur, qui fit entre 1830 et 1831 les portraits en médaillons de ses amis mentionnés plus haut :
Jean du Seigneur était un jeune homme d’une vingtaine d’années environ, à peine majeur à coup sûr, l’air doux, modeste, presque timide d’une vierge ; il était de petite taille, mais robuste comme le sont généralement les sculpteurs habitués à lutter contre la matière. Il avait des cheveux châtain foncé qu’il portait séparés par deux raies sur les tempes et relevés en pointe au-dessus du front comme la flamme qui couronne les génies ou le toupet caractéristique de Louis-Philippe. Cette coiffure qui semblerait étrange aujourd’hui, dessinait un beau front blanc satiné de lumière, sous lequel brillaient deux prunelles d’un noir velouté, nageant dans le fluide bleu de l’enfance et d’une incomparable douceur. De légères moustaches, une fine royale donnaient de l’accent au masque, dont la mâchoire inférieure peu proéminente indiquait une volonté tenace.
Pétrus Borel, l’aîné de la bande, surnommé plus tard le lycanthrope, qui fit lui aussi à sa manière les portraits de ses amis du petit Cénacle dans ses Rhapsodies :
Il y a dans tout groupe une individualité pivotale, autour de laquelle les autres s’implantent et gravitent comme un système de planètes autour de leur astre.
Pétrus Borel était cet astre ; nul de nous n’essaya de se soustraire à cette attraction […] Il était un peu plus âgé que nous, de trois ou quatre ans peut-être, de taille moyenne, bien pris, d’un galbe plein d’élégance, et fait pour porter le manteau de couleur de muraille par les rues de Séville ; non qu’il eût un air d’Almaviva ou de Lindor : il était au contraire d’une gravité toute castillane et paraissait toujours sortir d’un cadre de Vélasquez comme s’il y eût habité […] C’était une de ces figures qu’on n’oublie plus, ne les eût-on aperçues qu’une fois. Ce jeune et sérieux visage, d’une régularité parfaite, olivâtre de peau, doré de légers tons d’ambre comme une peinture de maître qui s’agatise, était illuminé de grands yeux, brillants et tristes, des yeux d’Abencérage pensant à Grenade […] Pétrus Borel nous en imposait extrêmement et nous lui témoignions un respect qui n’est pas ordinaire entre jeune gens à peu près du même âge ; il parlait bien, d’une façon étrange et paradoxale avec des mots d’une bizarrerie étudiée et une sorte d’âpreté éloquente ; il n’en était pas encore aux hurlements à la lune du lycanthrope et ne montait pas trop à la gorge du genre humain. Nous le trouvions très fort, et nous pensions qu’il serait le grand homme spécial de la bande. Les Rhapsodies s’élaboraient lentement et dans une ombre mystérieuse pour éclater en coup de foudre et aveugler la bourgeoisie stupéfiée.
Célestin Nanteuil, infatigable lithographe, illustrateur de la plupart des publications de ses amis. C’est à lui que Nerval demandera le frontispice du Monde dramatique :
Il avait l’air de ces longs anges thuriféraires ou joueur de sambuque qui habitent les pignons des cathédrales, et qui serait descendu par la ville au milieu des bourgeois affairés, tout en gardant son nimbe plaqué derrière la tête, en guise de chapeau […] Vers cette époque de 1830, il pouvait compter de dix-huit à dix-neuf ans. Il était mince, élancé, fluet comme les colonnes fuselées des nefs du XVe siècle et les boucles de sa chevelure ne figuraient pas mal les acanthes des chapiteaux. Sa taille spiritualiste s’effilait et semblait vouloir monter vers le ciel, balançant sa tête comme un encensoir […] Comme il était d’un blond de lin, sa barbe future ne produisait le long de ses joues qu’un coton blanc soyeux pareil à un duvet de pêche visible seulement à contre-jour, et il gardait ce sexe indécis des êtres surnaturels composé de l’éphèbe et de la jeune fille. Il avait l’émotion et la pudeur facile et rougissait aisément. Une longue redingote boutonnée à la poitrine, ayant une coupe de soutane, faisait ressortir la grâce un peu gauche, mais non sans élégance, du jeune artiste timide qui devait ressembler aux peintres néochrétiens allemands, élèves d’Overbeck [peintre graveur allemand 1789-1869] et soutenant à Rome la théorie de l’art catholique primitif.
Joseph Bouchardy, le spécialiste des scénarios injouables, dont lui-même ne parvenait pas toujours à dénouer les fils, piètre dramaturge, comme son frère fut pour Le Monde dramatique un piètre gestionnaire :
C’était aussi une étrange figure que celle de Joseph Bouchardy. Il ne semblait pas né sous nos pâles climats, mais au bord de l’Indus ou du Gange, tant il était basané et fauve de ton. Il ne lui manquait que d’être vêtu de mousseline blanche, coiffé d’un turban de cachemire enroulé, et de porter un anneau de diamant à la narine pour avoir l’air tout à fait du maharadja de Lahore. Il avait des cheveux d’un noir bleu qui, en se mêlant vers les tempes au ton or de la peau, produisait des teintes verdâtres. Ses prunelles, étoiles de jais, brillaient de feux noirs sur une sclérotique jaune, et sa figure s’encadrait d’une légère ombre de barbe fine et soyeuse dont on eût pu compter les poils comme dans les miniatures indiennes […] Cet aspect sauvage et féroce était purement pittoresque et n’indiquait nulle barbarie intérieure. Jamais il ne fut cœur plus chaud, plus dévoué, plus tendre que celui de ce jeune tigre des jungles […] Comme les camarades du petit cénacle, Bouchardy savait tous les vers d’Hugo et eût récité Hernani par cœur d’un bout à l’autre […] mais il était moins lyrique que le reste de la bande. La composition dramatique le préoccupait énormément. Il faisait des plans pour des drames imaginaires, traçait des épures de scènes, ajustait des charpentes, faisait des plantations de péripéties, s’enfermait dans des situations dont il jetait la clé par la fenêtre, se donnant pour tâche de sortir de là, ménageait des effets pendant trois actes afin de les faire éclater au moment précis, découpait des portes masquées dans les murs pour l’apparition du personnage attendu et dans les planchers des trappes anglaises pour sa disparition. Il machinait d’avance, comme un château d’Ann Radcliffe, l’édifice singulier avec donjon, tourelles, souterrains, couloirs secrets, escaliers en spirale, salles voûtées, cabinets mystérieux, cachettes dans l’épaisseur des murs, oubliettes, caveaux mortuaires, chapelles cryptiques où ses héros et ses héroïnes devaient plus tard se rencontrer, s’aimer, se haïr, se combattre, se tendre des embûches, s’assassiner ou s’épouser...
Théophile Dondey de Santeny, alias Philothée O'Neddy, qui, myope comme Nerval, comme lui aussi préféra toujours ses rêves à la réalité et, après avoir publié Feu et Flamme dont la première Nuit, « Pandémomium », évoque les réunions chez Duseigneur, sortit bien vite de la compétition littéraire pour ne plus écrire que pour lui-même :
Quand Philothée O’Neddy fréquentait la cave de Pétrus [il s’agit du « camp des Tartares » où quelques camarades avaient imaginé de revenir à la vie sauvage du côté des carrières de Clignancourt] et la boutique de Jehan - le jeune statuaire avait installé son atelier dans une boutique fruitière, au coin de la rue de Vaugirard, en face de cette fontaine ornée d’un bas-relief représentant une nymphe vue de dos où s’ajuste assez bizarrement un robinet de cuivre - , c’était un garçon qui offrait cette particularité d’être bistré de peau comme un mulâtre et d’avoir des cheveux blonds crêpés, touffus, abondants comme un Scandinave ; ses yeux étaient d’un bleu clair, et leur extrême myopie en rendait le globe saillant ; sa bouche était forte, rouge et sensuelle. De cet ensemble résultait une sorte de galbe africain qui avait valu à Philothée le sobriquet d’Othello.
On ne connaissait pas, par exemple, sa Desdemona, mais à coup sûr il n’avait pas d’Iago, car il était très aimé dans la bande. Son lorgnon ne le quittait pas ; il le portait au lit et le gardait sur son nez même en dormant ; sans l’inséparable binocle il ne pouvait, disait-il, distinguer ses rêves et perdait tous les enchantements de la nuit. Les charmes poétiques des sylphides, les attraits provocants des gracieuses succubes qui hantent l’heureux sommeil de la jeunesse, se confondaient dans un vague brouillard […]
Il se laissa peu à peu envahir par l’ombre, et le sentier qui conduisait à son seuil littéraire s’effaça rapidement sous les mousses, les ronces et les végétations parasites. Un chagrin inconnu plus ou moins mal dévoré, cette immense fatigue qui suit parfois chez les jeunes poètes un trop violent effort intellectuel, le désaccord du réel et de l’idéal, une de ces causes ou toutes ces causes ensemble, peut-être aussi le regret ou le scrupule de certaines audaces, avaient-ils recouvert de leurs cendres grises le poète de Feu et Flamme. Il s’était retiré du petit cénacle où il flamboyait et pérorait jadis, et l’on avait perdu sa trace, comme cela arrive trop souvent à ces jours de dispersion où s’écroulent les Babel du rêve qu’élèvent en commun les compagnons de l’idée quand ils ont vingt ans.
Nerval en fait participa peu sur le plan littéraire aux productions frénétiques des Jeunes France. Sa contribution au projet collectif des Contes du Bousingo, qui d'ailleurs mourut dans l'œuf, fut l'alerte récit intitulé La Main de gloire, histoire macaronique, publié en septembre 1832 dans le Cabinet de lecture et sera repris en volume dans Contes et Facéties en 1852 sous le titre : La Main enchantée.
TRADUIRE LES POÈTES ALLEMANDS
Plus encore que parmi les poètes français, c'est dans la littérature allemande que Nerval trouve, dès 1827, sa famille de prédilection. Il a lu De l’Allemagne de Mme de Staël, et porté son choix sur le premier Faust de Goethe. Connait-il suffisamment la langue allemande ? Son père a pu l’aider, et l’on sait qu’il passe l’été à Saint-Germain-en-Laye auprès de son oncle et sa tante Dublanc. Cette dernière, née Eberl, est d’origine pragoise et viennoise. Deux autres traductions de Faust ont d’ailleurs déjà paru, sous la plume du comte de Sainte-Aulaire (que Nerval retrouvera en 1839 ambassadeur à Vienne) et de A. Stapfer. Gérard publie d’abord, le 30 juin 1827, La Dernière Scène de Faust, traduction en vers, signée « Gérard, Auteur des Élégies nationales », dans Le Mercure de France au XIXe siècle, et le 28 novembre, la Bibliographie de la France enregistre la publication de Faust, tragédie de Goethe, nouvelle traduction complète en prose et en vers, par Gérard, à Paris, chez Dondey-Dupré père et fils, 47 bis rue de Richelieu, 1828. La publication rend aussitôt célèbre le jeune auteur. Dès 1828, Delacroix grave sur le sujet une série de lithographies, et Berlioz lui emprunte le texte de ses Huit scènes de Faust, puis en 1846 quelques éléments pour La Damnation de Faust.
Gérard commence sans doute à cette même date son propre Faust dont ne subsiste qu’un manuscrit autographe du premier acte et le début du second, vingt feuillets, dont A. Marie dit qu’il s’agit plutôt d’un « fascicule débroché d’un manuscrit complet ». Le thème de l’inventeur y est proche de l’ébauche de Nicolas Flamel publiée au Mercure de France en juin 1831, qui trouvera son accomplissement en 1852 dans L'Imagier de Harlem.
Goethe l’a lancé, mais Gérard est loin de ne s’intéresser qu’au maître de Weimar.
L’année 1829 sera jalonnée par la publication dans divers journaux de ses premières traductions de poèmes souvent peu connus de Klopstock, Schubart, Bürger, Schiller, Tiedge, Uhland, sous la simple signature de Gérard. La Psyché publie en mai sa première traduction (il y en aura huit) de Lénore, Ballade allemande, imitée de Bürger, en août, Le Plongeur, Ballade, « Extrait d’une traduction inédite de Schiller par Gérard », en octobre, À Schmied. Ode de Klopstock écrite pendant une maladie dangereuse, et le 24 octobre 1829, Le Mercure de France au XIXe siècle publie Robert et Clairette, Ballade allemande de Tiedge.
Ces publications dans la presse devaient être regroupées en deux volumes, mais seul un volume est annoncé le 6 février 1830, par la Bibliographie de la France sous le titre : Poésies allemandes, Klopstock, Goethe, Schiller, Burger, Morceaux choisis et traduits par M. Gérard, Paris, Bureau de la Bibliothèque choisie, 1830. La Bibliothèque choisie est une collection dirigée par Sébastien Laurentie, rédacteur en chef de La Quotidienne. Laurentie avait créé en 1829 cette collection en format de poche in-18 avec le concours de Jules Janin et Charles Nodier (Gérard fréquente alors le salon de l’Arsenal), destinée à rendre accessible un choix de bons textes. Une section est réservée à des « Choix de poésies ».
Après cette publication, Nerval poursuit son travail de traduction d’œuvres allemandes, notamment du poète patriote Körner, Chant de l'épée, le 21 novembre 1829, Appel, le 13 février 1830, qui inspireront les chants patriotiques dans le drame de Léo Burckart en 1839, et viendront grossir en 1840 la nouvelle édition de Faust de Goethe suivi du second Faust.
La fusion est telle avec l’âme allemande que Gérard publie le 30 avril 1831, au Mercure de France au XIXe siècle, un récit intitulé Le Bonheur de la maison, dont il est l’auteur, mais qu’il attribue à Jean-Paul Richter, que Gautier plagiera d’ailleurs sans façon en 1839 dans un récit intitulé L’Âme de la maison.
On aura noté un grand absent dans ce travail sur la littérature allemande, qui pourtant joue un rôle décisif dans l’inspiration de Nerval : E.T.A. Hoffmann. Absence très partiellement comblée en septembre 1831 par la publication en deux livraisons des Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre, Conte inédit d’Hoffmann, premier et deuxième chapitres. Mais des Élixirs du diable, du Vase d’or, du Magnétiseur, qui ont rendu presque familier à Nerval le passage du côté du rêve et de la folie, pas un mot. Sans doute Jean-Paul Richter et E.T.A. Hoffmann sont-ils trop intimement liés au processus créateur en gestation. Le premier réapparaîtra en pleine crise de 1841 comme inspirateur des sonnets du Christ aux oliviers, le second comme toile de fond de la fantastique Pandora en 1853-1854.
« EN CE TEMPS-LÀ JE RONSARDISAIS »
Nerval s'est-il vraiment senti à l'aise parmi les frénétiques du petit Cénacle ? On peut en douter au regard des recherches littéraires qui l'occupent dans le même temps. En 1852, Arsène Houssaye, directeur du journal L’Artiste demande à son ami une série d’articles sur « ses anciens vers ». Nerval est ainsi amené, à partir de la livraison II de La Bohême galante, à revenir au temps où il publiait, dans la collection de la Bibliothèque des Textes Choisis dirigée par Laurentie, un volume consacré aux poètes de la Pléiade, et composait, dans l’esprit de Ronsard, ses premières odelettes :
Vous le voyez, mon ami – en ce temps, je ronsardisais – pour me servir d’un mot de Malherbe. Considérez, toutefois, le paradoxe ingénieux qui fait le fond de ce travail : il s’agissait alors pour nous, jeunes gens, de rehausser la vieille versification française, affaiblie par les langueurs du XVIIIe siècle, troublée par les brutalités des novateurs trop ardents ; mais il fallait aussi maintenir le droit antérieur de la littérature nationale dans ce qui se rapporte à l’invention et aux formes générales. Cette distinction, que je devais à l’étude de Schlegel, parut obscure alors même à beaucoup de nos amis, qui voyait dans Ronsard le précurseur du romantisme. – Que de peine on a en France pour se débattre contre les mots !
Je ne sais trop qui obtint le prix proposé alors par l’Académie ; mais je crois bien que ce ne fut pas Sainte-Beuve, qui a fait couronner depuis, par le public, son Histoire de la poésie au XVIe siècle. Quant à moi-même, il est évident qu’alors je n’avais droit d’aspirer qu’aux prix du collège, dont ce morceau ambitieux me détournait sans profit.
Je fus cependant si furieux de ma déconvenue, que j’écrivis une satire dialoguée contre l’Académie, qui parut chez Touquet.
Eh bien ! étant admis à l’étude assidue de ces vieux poètes, croyez bien que je n’ai nullement cherché à en faire le pastiche, mais que leurs formes de style m’impressionnaient malgré moi, comme il est arrivé à beaucoup de poètes de notre temps.
Les odelettes, ou petites odes de Ronsard, m’avaient servi de modèle. C’était encore une forme classique, imitée par lui d’Anacréon, de Bion, et, jusqu’à un certain point, d’Horace. La forme concentrée de l’odelette ne me paraissait pas moins précieuse à conserver que celle du sonnet, où Ronsard s’est inspiré si heureusement de Pétrarque, de même que, dans ses élégies, il a suivi les traces d’Ovide ; toutefois, Ronsard a été généralement plutôt grec que latin, c’est là ce qui distingue son école de celle de Malherbe.
Nerval bouscule un peu la chronologie. Sa satire de L’Académie est parue chez Touquet en décembre 1826, avant donc que l’Académie n’ait couronné ses concurrents Philarète Chasles et Saint-Marc Girardin et que Sainte-Beuve ne publie son Tableau historique et critique de la poésie française au XVIe siècle. Ce qui importe est moins l’Introduction qu’il donne à son volume que le choix des auteurs retenus : Ronsard, qui se taille la part du lion, Du Bellay, Baïf, Belleau, Du Bartas, Chassignet, Desportes, Régnier, et les formes poétiques du discours, du sonnet et de l’ode.
En 1830, à l'écart des remous politiques et des excès frénétiques du petit Cénacle, Gérard publie son Choix des Poésies de Ronsard, Du Bellay, Baïf, Belleau, Du Bartas, Chassignet, Desportes, Régnier et s’essaie à la poésie fluide de l’odelette à la manière des maîtres renaissants. Pas de pastiche pour autant : s’il reprend par exemple le titre, Avril de Rémi Belleau (intitulé d’abord Le Vingt-cinq mars), ce n’est pas pour célébrer comme lui la fécondité du renouveau printanier, mais bien plutôt, avec un rien d’ironie à l’égard du maître, pour exprimer un état de spleen et de stérilité aux résonances mallarméennes de Renouveau (ci-dessous), dont le poète symboliste disait qu’il aurait pu l’appeler « Spleen printanier ».
Nerval est séduit par la forme renaissante de l'odelette et s'y applique en publiant successivement dès 1831, plusieurs de ses propres Odelettes, dont la plus célèbre, Fantaisie, poésies qu'il reprendra pour partie dans La Bohême galante puis dans le premier des Petits Châteaux de Bohême.
Pour l’heure, la forme du sonnet héritée des poètes de la Renaissance n’éveille pas la création poétique chez Nerval. Il faut attendre la crise de 1841 pour que jaillissent six sonnets, dont l’un est directement inspiré de Du Bartas : A Madame Sand.
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Avril de Rémi Belleau (début)
Le Vingt-cinq mars de Gérard de Nerval
Renouveau de Stéphane Mallarmé
28 juillet, émeutes rue Saint-Antoine
Le Peuple, publié anonymement, en plaquette
Manuscrit autographe de Han d'Islande, page de titre et liste des personnages
La bataille d'Hernani
Manuscrit autographe des Doctrinaires, ode dédiée à Victor Hugo
Gérard Labrunie, médaillon de Jehan Duseigneur, 1831
Théophile Gautier, Les Jeunes-France, 1833
Petrus Borel, Rhapsodies, 1832
Frontispice du Monde dramatique par Célestin Nanteuil, 1835
Philothée 0'Neddy, Feu et Flamme, 1833
Fantaisie, manuscrit autographe
Choix de poésies de Ronsard, publié en 1830
Édition de Faust chez Dondey-Dupré
Delacroix, aquarelle préparatoire pour la lithographie de Faust,
Delacroix, lithographie pour Faust, la scène du barbet
Delacroix, dessin préparatoire à la plume, Faust et Marguerite
Berlioz, Huit scènes de Faust
Ébauche d'un Faust, manuscrit autographe
Faust, frontispice de l'édition chez Dondey-Dupré
En novembre 1849, Le Magasin pittoresque publie la gravure d'Henri Valentin, intitulée L'Atelier de Clésinger. On y reconnaît les figures de l'époque du petit Cénacle: Nerval, assis au fond, fumant une longue pipe, Alphonse Karr, Paul Chenavard, Maxime Du Camp, Ferdinand Boissard, Champfleury...
Madame de Staël
Goethe en 1828
Poésies allemandes, publiées en 1830