TEXTES
1824, Poésies diverses (manuscrit autographe)
1824, L’Enterrement de la Quotidienne (manuscrit autographe)
1824, Poésies et poèmes (manuscrit autographe)
1825, « Pour la biographie des biographes » (manuscrit autographe)
15 février 1826 (BF), Napoléon et la France guerrière, chez Ladvocat
6 mai 1826 (BF), Complainte sur l’immortalité de M. Briffaut, par Cadet Roussel, chez Touquet
6 mai 1826 (BF), Monsieur Dentscourt ou le Cuisinier d’un grand homme, chez Touquet
20 mai 1826 (BF), Les Hauts faits des Jésuites, par Beuglant, chez Touquet
12 août 1826 (BF), Épître à M. de Villèle (Mercure de France du XIXe siècle)
11 novembre 1826 (BF), Napoléon et Talma, chez Touquet
13 et 30 décembre 1826 (BF), L’Académie ou les membres introuvables, par Gérard, chez Touquet
16 mai 1827 (BF), Élégies nationales et Satires politiques, par Gérard, chez Touquet
29 juin 1827, La dernière scène de Faust (Mercure de France au XIXe siècle)
28 novembre 1827 (BF), Faust, tragédie de Goëthe, 1828, chez Dondey-Dupré
15 décembre 1827, A Auguste H…Y (Almanach des muses pour 1828)
1828? Faust (manuscrit autographe)
1828? Le Nouveau genre (manuscrit autographe)
mai 1829, Lénore. Ballade allemande imitée de Bürger (La Psyché)
août 1829, Le Plongeur. Ballade, (La Psyché)
octobre 1829, A Schmied. Ode de Klopstock (La Psyché)
24 octobre 1829, Robert et Clairette. Ballade allemande de Tiedge (Mercure de France au XIXe siècle)
21 novembre 1829, Chant de l’épée. Traduit de Korner (Mercure de France au XIXe siècle)
19 décembre 1829, Lénore. Traduction littérale de Bürger (Mercure de France au XIXe siècle)
janvier 1830, La Lénore de Bürger, nouvelle traduction littérale (La Psyché)
16 janvier 1830, Ma Patrie, de Klopstock (Mercure de France au XIXe siècle)
23 janvier 1830, Légende, par Goethe (Mercure de France au XIXe siècle)
6 février (BF) Poésies allemandes, Klopstock, Goethe, Schiller, Burger (Bibliothèque choisie)
13 février 1830, Les Papillons (Mercure de France au XIXe siècle)
13 février 1830, Appel, par Koerner (1813) (Mercure de France au XIXe siècle)
13 mars 1830, L’Ombre de Koerner, par Uhland, 1816 (Mercure de France au XIXe siècle)
27 mars 1830, La Nuit du Nouvel an d’un malheureux, de Jean-Paul Richter (La Tribune romantique)
29 avril 1830, La Pipe, chanson traduite de l’allemand, de Pfeffel (La Tribune romantique)
13 mai 1830 Le Cabaret de la mère Saguet (Le Gastronome)
mai 1830, M. Jay et les pointus littéraires (La Tribune romantique)
juillet ? 1830, Récit des journées des 27-29 juillet (manuscrit autographe)
14 août 1830, Le Peuple (Mercure de France au XIXe siècle)
11 décembre 1830, A Victor Hugo. Les Doctrinaires (Almanach des muses pour 1831)
29 décembre 1830, La Malade (Le Cabinet de lecture )
29 janvier 1831, Odelette, Le Vingt-cinq mars (Almanach dédié aux demoiselles)
14 mars 1831, En avant, marche! (Cabinet de lecture)
23 avril 1831, Bardit, traduit du haut-allemand (Mercure de France au XIXe siècle)
7 mai 1831, Profession de foi (Mercure de France au XIXe siècle)
25 juin et 9 juillet 1831, Nicolas Flamel, drame-chronique (Mercure de France au XIXe siècle)
4 décembre 1831, Cour de prison, Le Soleil et la gloire (Le Cabinet de lecture)
17 décembre 1831, Fantaisie, odelette (Annales romantiques pour 1832)
24 septembre 1832, La Main de gloire, histoire macaronique (Le Cabinet de lecture)
14 décembre 1834, Odelettes (Annales romantiques pour 1835)
1835-1838 ? Lettres d’amour (manuscrits autographes)
26 mars et 20 juin 1836, De l’Aristocratie en France (Le Carrousel)
20 et 26 mars 1837, De l’avenir de la tragédie (La Charte de 1830)
12 août 1838, Les Bayadères à Paris (Le Messager)
18 septembre 1838, A M. B*** (Le Messager)
2 octobre 1838, La ville de Strasbourg. A M. B****** (Le Messager)
26 octobre 1838, Lettre de voyage. Bade (Le Messager)
31 octobre 1838, Lettre de voyage. Lichtenthal (Le Messager)
24 novembre 1838, Léo Burckart (manuscrit remis à la censure)
25, 26 et 28 juin 1839, Le Fort de Bitche. Souvenir de la Révolution française (Le Messager)
13 juillet 1839 (BF) Léo Burckart, chez Barba et Desessart
19 juillet 1839, « Le Mort-vivant », drame de M. de Chavagneux (La Presse)
15 et 16-17 août 1839, Les Deux rendez-vous, intermède (La Presse)
17 et 18 septembre 1839, Biographie singulière de Raoul Spifamme, seigneur des Granges (La Presse)
28 janvier 1840, Lettre de voyage I (La Presse)
25 février 1840, Le Magnétiseur
5 mars 1840, Lettre de voyage II (La Presse)
8 mars 1840, Lettre sur Vienne (L’Artiste)
26 mars 1840, Lettre de voyage III (La Presse)
28 juin 1840, Lettre de voyage IV, Un jour à Munich (La Presse)
18 juillet 1840 (BF) Faust de Goëthe suivi du second Faust, chez Gosselin
26 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort I (La Presse)
29 juillet, 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort II (La Presse)
30 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort III (La Presse)
11 février 1841, Une Journée à Liège (La Presse)
18 février 1841, L’Hiver à Bruxelles (La Presse)
1841 ? Première version d’Aurélia (feuillets autographes)
février-mars 1841, Lettre à Muffe, (sonnets, manuscrit autographe)
1841 ? La Tête armée (manuscrit autographe)
mars 1841, Généalogie dite fantastique (manuscrit autographe)
1er mars 1841, Jules Janin, Gérard de Nerval (Journal des Débats)
5 mars 1841, Lettre à Edmond Leclerc
7 mars 1841, Les Amours de Vienne (Revue de Paris)
31 mars 1841, Lettre à Auguste Cavé
11 avril 1841, Mémoires d’un Parisien. Sainte-Pélagie en 1832 (L’Artiste)
9 novembre 1841, Lettre à Ida Ferrier-Dumas
novembre? 1841, Lettre à Victor Loubens
10 juillet 1842, Les Vieilles ballades françaises (La Sylphide)
15 octobre 1842, Rêverie de Charles VI (La Sylphide)
24 décembre 1842, Un Roman à faire (La Sylphide)
19 et 26 mars 1843, Jemmy O’Dougherty (La Sylphide)
11 février 1844, Une Journée en Grèce (L’Artiste)
10 mars 1844, Le Roman tragique (L’Artiste)
17 mars 1844, Le Boulevard du Temple, 1re livraison (L’Artiste)
31 mars 1844, Le Christ aux oliviers (L’Artiste)
5 mai 1844, Le Boulevard du Temple 2e livraison (L’Artiste)
12 mai 1844, Le Boulevard du Temple, 3e livraison (L’Artiste)
2 juin 1844, Paradoxe et Vérité (L’Artiste)
30 juin 1844, Voyage à Cythère (L’Artiste)
28 juillet 1844, Une Lithographie mystique (L’Artiste)
11 août 1844, Voyage à Cythère III et IV (L’Artiste)
15 septembre, Diorama (L’Artiste-Revue de Paris)
29 septembre 1844, Pantaloon Stoomwerktuimaker (L’Artiste)
20 octobre 1844, Les Délices de la Hollande I (La Sylphide)
8 décembre 1844, Les Délices de la Hollande II (La Sylphide)
16 mars 1845, Pensée antique (L’Artiste)
19 avril 1845 (BF), Le Diable amoureux par J. Cazotte, préface de Nerval, chez Ganivet
1er juin 1845, Souvenirs de l’Archipel. Cérigo (L’Artiste-Revue de Paris)
6 juillet 1845, L’Illusion (L’Artiste-Revue de Paris)
5 octobre 1845, Strasbourg (L’Artiste-Revue de Paris)
novembre-décembre 1845, Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi (La Phalange)
28 décembre 1845, Vers dorés (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste I (L’Artiste-Revue de Paris)
15 mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste II (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mai 1846, Les Femmes du Caire. Scènes de la vie égyptienne (Revue des Deux Mondes)
17 mai 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste III (L’Artiste-Revue de Paris)
12 juillet 1846 Sensations d’un voyageur enthousiaste IV (L’Artiste-Revue de Paris)
16 août 1846, Un Tour dans le Nord. Angleterre et Flandre (L’Artiste-Revue de Paris)
30 août 1846, De Ramsgate à Anvers (L’Artiste-Revue de Paris)
20 septembre 1846, Une Nuit à Londres (L’Artiste-Revue de Paris)
1er novembre 1846, Un Tour dans le Nord III (L’Artiste-Revue de Paris)
22 novembre 1846, Un Tour dans le Nord IV (L’Artiste-Revue de Paris)
15 décembre 1846, Scènes de la vie égyptienne moderne. La Cange du Nil (Revue des Deux Mondes)
1847, Scénario des deux premiers actes des Monténégrins
15 février 1847, La Santa-Barbara. Scènes de la vie orientale (Revue des Deux Mondes)
15 mai 1847, Les Maronites. Un Prince du Liban (Revue des Deux Mondes)
15 août 1847, Les Druses (Revue des Deux Mondes)
17 octobre 1847, Les Akkals (Revue des Deux Mondes)
21 novembre 1847, Souvenirs de l’Archipel. Les Moulins de Syra (L’Artiste-Revue de Paris)
15 juillet 1848, Les Poésies de Henri Heine (Revue des Deux Mondes)
15 septembre 1848, Les Poésies de Henri Heine, L’Intermezzo (Revue des Deux Mondes)
1er-27 mars 1849, Le Marquis de Fayolle, 1re partie (Le Temps)
26 avril 16 mai 1849, Le Marquis de Fayolle, 2e partie (Le Temps)
6 octobre 1849, Le Diable rouge (Almanach cabalistique pour 1850)
7 mars-19 avril 1850, Les Nuits du Ramazan (Le National)
15 août 1850, Les Confidences de Nicolas, 1re livraison (Revue des Deux Mondes)
26 août 1850, Le Faust du Gymnase (La Presse)
1er septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 2e livraison (Revue des Deux Mondes)
9 septembre 1850, Excursion rhénane (La Presse)
15 septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 3e livraison (Revue des Deux Mondes)
18 et 19 septembre 1850, Les Fêtes de Weimar (La Presse)
1er octobre 1850, Goethe et Herder (L’Artiste-Revue de Paris)
24 octobre-22 décembre 1850, Les Faux-Saulniers (Le National)
29 décembre 1850, Les Livres d’enfants, La Reine des poissons (Le National)
novembre 1851, Quintus Aucler (Revue de Paris)
24 janvier 1852 (BF), L’Imagier de Harlem, Librairie théâtrale
15 juin 1852, Les Fêtes de mai en Hollande (Revue des Deux Mondes)
1er juillet 1852, La Bohême galante I (L’Artiste)
15 juillet 1852, La Bohême galante II (L’Artiste)
1er août 1852, La Bohême galante III (L’Artiste)
15 août 1852, La Bohême galante IV (L’Artiste)
21 août 1852 (BF), Lorely. Souvenirs d’Allemagne, chez Giraud et Dagneau (Préface à Jules Janin)
1er septembre 1852, La Bohême galante V (L’Artiste)
15 septembre 1852, La Bohême galante VI (L’Artiste)
1er octobre 1852, La Bohême galante VII (L’Artiste)
9 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 1re livraison (L’Illustration)
15 octobre 1852, La Bohême galante VIII (L’Artiste)
23 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 2e livraison (L’Illustration)
30 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 3e livraison (L’Illustration)
1er novembre 1852, La Bohême galante IX (L’Artiste)
6 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 4e livraison (L’Illustration)
13 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 5e livraison (L’Illustration)
15 novembre 1852, La Bohême galante X (L’Artiste)
20 novembre 1852, Les Illuminés, chez Victor Lecou (« La Bibliothèque de mon oncle »)
1er décembre 1852, La Bohême galante XI (L’Artiste)
15 décembre 1852, La Bohême galante XII (L’Artiste)
1er janvier 1853 (BF), Petits Châteaux de Bohême. Prose et Poésie, chez Eugène Didier
15 août 1853, Sylvie. Souvenirs du Valois (Revue des Deux Mondes)
14 novembre 1853, Lettre à Alexandre Dumas
25 novembre 1853-octobre 1854, Lettres à Émile Blanche
10 décembre 1853, Alexandre Dumas, Causerie avec mes lecteurs (Le Mousquetaire)
17 décembre 1853, Octavie (Le Mousquetaire)
1853-1854, Le Comte de Saint-Germain (manuscrit autographe)
28 janvier 1854 (BF) Les Filles du feu, préface, Les Chimères, chez Daniel Giraud
31 octobre 1854, Pandora (Le Mousquetaire)
25 novembre 1854, Pandora, épreuves du Mousquetaire
Pandora, texte reconstitué par Jean Guillaume en 1968
Pandora, texte reconstitué par Jean Senelier en 1975
30 décembre 1854, Promenades et Souvenirs, 1re livraison (L’Illustration)
1854 ? Sydonie (manuscrit autographe)
1854? Emerance (manuscrit autographe)
1854? Promenades et Souvenirs (manuscrit autographe)
janvier 1855, Oeuvres complètes (manuscrit autographe)
1er janvier 1855, Aurélia ou le Rêve et la Vie (Revue de Paris)
6 janvier 1855, Promenades et Souvenirs, 2e livraison (L’Illustration)
3 février 1855, Promenades et Souvenirs, 3e livraison (L’Illustration)
15 février 1855, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, seconde partie (Revue de Paris)
15 mars 1855, Desiderata (Revue de Paris)
1866, La Forêt noire, scénario
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BF: annonce dans la Bibliographie de la France
Manuscrit autographe: manuscrit non publié du vivant de Nerval
14 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 5e livraison.
Nerval a retrouvé à Constantinople le peintre et graveur Camille Rogier, l’ami du temps du Doyenné, et déambule avec lui dans le quartier européen de Péra, puis dans le quartier turc de Stamboul, où le spectacle d’un homme décapité pour raison religieuse l’amène à une réflexion sur la politique et les mœurs turques.
Voir les notices ADONIRAM ET BALKIS et ÉLABORATION LITTÉRAIRE DU VOYAGE EN ORIENT
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LES NUITS DU RAMAZAN.
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I.
LES PLAISIRS DE STAMBOUL.
Ville étrange que Constantinople ! Splendeur et misère, larmes et joies ; l’arbitraire plus qu’ailleurs, et aussi plus de liberté ; quatre peuples différens qui vivent ensemble, sans trop se haïr. Turcs, Arméniens, Grecs et Juifs, enfans du même sol et se supportant beaucoup mieux les uns les autres que ne le font, chez nous, les gens de diverses provinces ou de divers partis. Etais-je donc destiné à assister au dernier acte de fanatisme et de barbarie qui ait pu se commettre encore en vertu des anciennes traditions musulmanes ? — J’avais retrouvé à Péra un de mes plus anciens amis, un peintre français, qui vivait là depuis trois ans, et fort splendidement, du produit de ses portraits et de ses tableaux, — ce qui prouve que Constantinople n’est pas si brouillé qu’on le croit avec les Muses. Nous étions partis de Péra, la ville franque, pour nous rendre aux bazars de Stamboul, la ville turque.
Après avoir passé la porte fortifiée de Galata, on a encore à descendre une longue rue tortueuse, bordée de cabarets, de pâtissiers, de barbiers, de bouchers et de cafés francs qui rappellent les nôtres, — et dont les tables sont chargées de journaux grecs et arméniens ; — il s’en publie cinq ou six à Constantinople seulement, sans compter les journaux grecs qui viennent de Morée. — C’est là le cas pour tout voyageur de faire appel à son érudition classique, afin de saisir quelques mots de cette langue vivace qui se régénère de jour en jour. La plupart des journaux affectent de s’éloigner du patois moderne et de se rapprocher du grec ancien jusqu’au point juste où ils pourraient risquer de n’être plus compris. On trouve là aussi des journaux valaques et serbes imprimés en langue roumaine, beaucoup plus facile à comprendre pour nous que le grec, à cause d’un mélange considérable de mots latins. Nous nous arrêtâmes quelques minutes dans un de ces cafés pour y prendre un gloria sucré, chose inconnue chez les cafetiers turcs. — Plus bas, on rencontre le marché aux fruits offrant des échantillons magnifiques de la fertilité des campagnes qui environnent Constantinople. Enfin, l’on arrive en descendant toujours, par des rues tortueuses et encombrées de passans, à l’échelle où il faut s’embarquer pour traverser la Corne d’or, golfe d’un quart de lieue de large et d’une lieue environ de longueur, qui est le port le plus merveilleux et le plus sûr du monde, et qui sépare Stamboul des faubourgs de Péra et de Galata.
Cette petite place est animée par une circulation extraordinaire, et présente du côté du port un embarcadère en planches, bordé de caïques élégans. Les rameurs ont des chemises de soie à manches longues, d’une coupe tout à fait galante ; — leur barque file avec rapidité, grâce à sa forme de poisson, et se glisse sans difficulté entre les centaines de vaisseaux de toutes nations qui remplissent l’entrée du port.
En dix minutes, on a atteint l’échelle opposée, qui correspond à Balik-Bazar, le marché aux poissons ; c’est là que nous fûmes témoins d’une scène extraordinaire. Dans un carrefour étroit du marché, beaucoup d’hommes étaient réunis en cercle. Nous crûmes au premier abord qu’il s’agissait d’une lutte de jongleurs ou d’une danse d’ours. — En fendant la foule, nous vîmes à terre un corps décapité, vêtu d’une veste et d’un pantalon bleu, — et dont la tête, coiffée d’une casquette, était placée entre les jambes, légèrement écartées. Un Turc se retourna vers nous et nous dit, en nous reconnaissant pour des Francs : « Il paraît que l’on coupe aussi les têtes qui portent des chapeaux. » — Pour un Turc, une casquette et un chapeau sont l’objet d’un préjugé pareil, attendu qu’il est défendu aux musulmans de porter une coiffure à visière, puisqu’ils doivent se frapper le front à terre, tout en conservant leur coiffure. — Nous nous éloignâmes avec dégoût de cette scène, et nous gagnâmes les bazars. Un Arménien nous offrit de prendre des sorbets dans sa boutique, et nous raconta l’histoire de cette étrange exécution.
Le corps décapité que nous avions rencontré se trouvait depuis trois jours exposé dans Balik-Bazar, ce qui réjouissait fort peu les marchands de poissons. C’était celui d’un Arménien, nommé Owaghim, qui avait été surpris, trois ans auparavant, avec une femme turque. En pareil cas, il faut choisir entre la mort et l’apostasie. — Un Turc ne serait passible que de coups de bâton. — Owaghim s’était fait musulman. Plus tard, il se repentit d’avoir cédé à la crainte, il se retira dans les îles grecques, où il abjura sa nouvelle religion.
Trois ans plus tard, il crut son affaire oubliée et revint à Constantinople avec un costume de Franc. Des fanatiques le dénoncèrent, et l’autorité turque, quoique fort tolérante alors, dut faire exécuter la loi. Les consuls européens réclamèrent en sa faveur ; mais que faire contre un texte précis ? En Orient, la loi est à la fois civile et religieuse ; le Coran et le code ne font qu’un. La justice turque est obligée de compter avec le fanatisme encore violent des classes inférieures. On offrit d’abord à Owaghim de le mettre en liberté moyennant une nouvelle abjuration. Il refusa. — On fit plus ; on lui donna les moyens de s’échapper. Chose étrange, il refusa encore, disant qu’il ne pouvait vivre qu’à Constantinople ; qu’il mourrait de chagrin en la quittant encore, ou de honte en y demeurant au prix d’une nouvelle apostasie. Alors l’exécution eut lieu. — Beaucoup de gens de sa religion le considérèrent comme un saint et brûlèrent des bougies en son honneur.
Cette histoire nous avait vivement impressionnés. La fatalité y a introduit des circonstances telles que rien ne pouvait faire qu’elle eût un autre dénouement. Le soir même du troisième jour de l’exposition de corps à Balik-Bazar, trois juifs, selon l’usage, le chargeaient sur leurs épaules et le jetaient dans le Bosphore parmi les chiens et les chevaux noyés que la mer rejette çà et là contre les côtes.
Je ne veux point, d’après ce triste épisode dont j’ai eu le malheur d’être témoin, douter des tendances progressives de la Turquie nouvelle. Là, comme en Angleterre, la loi enchaîne toutes les volontés et tous les esprits jusqu’à ce qu’elle ait pu être modifiée. La question de l’adultère et celle de l’apostasie peuvent seules aujourd’hui encore donner lieu à de si tristes événemens.
Nous avons parcouru les bazars splendides qui forment le centre de Stamboul. C’est tout un labyrinthe solidement construit en pierre dans le goût byzantin et où l’on trouve un abri vaste contre la chaleur de jour. D’immenses galeries, les unes cintrées, les autres construites en ogives, avec des piliers sculptés et des colonnades, sont consacrées chacune à un genre particulier de marchandises. On admire surtout les vêtemens et les babouches des femmes, les étoffes brodées et lamées, les cachemires, les tapis, les meubles incrustés d’or, d’argent et de nacre, l’orfèvrerie et plus encore les armes brillantes réunies dans cette partie du bazar qu’on appelle le Bésestain.
Une des extrémités de cette ville, pour ainsi dire souterraine, conduit à une place fort gaie entourée d’édifices et de mosquées, qu’on appelle la place du Séraskier. C’est le lieu de promenade, pour l’intérieur de la ville, le plus fréquenté par les femmes et les enfans. — Les femmes sont plus sévèrement voilées dans Stamboul que dans Péra ; vêtues du feredjé vert ou violet, et le visage couvert d’une gaze épaisse, il est rare qu’elles laissent voir autre chose que les yeux et la naissance du nez. Les Arméniennes et les Grecques enveloppent leurs traits d’une étoffe beaucoup plus légère.
Tout un côté de la place est occupé par des écrivains, des miniaturistes et des libraires ; les constructions gracieuses des mosquées voisines, dont les cours sont plantées d’arbres, — et fréquentées par des milliers de pigeons qui viennent s’abattre parfois sur la place, — les cafés et les étalages chargés de bijouteries, la tour voisine du Sérasquier qui domine toute la ville, et même plus loin l’aspect sombre des murs du vieux sérail, où réside la sultane-mère, donnent à cette place un caractère plein d’originalité.
En redescendant vers le port, j’ai vu passer le sultan dans un cabriolet fort singulier. Deux chevaux attelés en flèche tiraient cette voiture à deux roues, dont la large capote, carrée du haut comme un dais, laisse tomber sur le devant une pente de velours à crépine d’or. Il portait la redingote simple et boutonnée jusqu’au col, que nous voyons aux Turcs depuis la réforme, et la seule marque qui le distinguât était son chiffre impérial brodé en brillans sur son tarbouch rouge. Un sentiment de mélancolie est empreint sur sa figure pâle et distinguée. Par un mouvement machinal j’avais ôté mon chapeau pour le saluer, — ce qui n’était au fond qu’une politesse d’étranger, et non certes la crainte de me voir traiter comme l’Arménien de Balik-Bazar— Il me regarda alors avec attention, — car je manifestais par là mon ignorance des usages. On ne salue pas le sultan.
Mon compagnon, que j’avais un instant perdu de vue dans la foule, me dit : Suivons le sultan ; il va comme nous à Péra ; seulement il doit passer par le pont de bateaux qui traverse la Corne d’Or. C’est le chemin le plus long, mais on n’a pas besoin de s’embarquer, et la mer en ce moment est un peu houleuse.
Nous nous mîmes à suivre le cabriolet, qui descendait lentement par une longue rue bordée de mosquées et de jardins magnifiques, au bout de laquelle on se trouve, après quelques détours, dans le quartier du Fanar, où demeurent les riches négocians grecs, ainsi que les princes de la nation. Plusieurs des maisons de ce quartier sont de véritables palais, et quelques églises ornées à l’intérieur de fraîches peintures s’abritent à l’ombre des hautes mosquées, — dans l’enceinte même de Stamboul, la ville spécialement turque.
Chemin faisant, je parlais à mon ami de l’impression que m’avait causée l’aspect inattendu d’Abdul-Medjid, — et la pénétrante douceur de son regard, qui semblait me reprocher de l’avoir salué comme un souverain vulgaire. Ce visage pâle, effilé, ces yeux en amande jetant au travers de longs cils un coup d’œil de surprise, adouci par la bienveillance, — l’attitude aisée, la forme élancée du corps, tout cela m’avait prévenu favorablement pour lui. Comment, disais-je, a-t-il pu ordonner l’exécution de ce pauvre homme dont nous avons vu le corps décapité à Balik-Bazar.
Il n’y pouvait rien, me dit mon compagnon : le pouvoir du sultan est plus borné que celui d’un monarque constitutionnel. Il est obligé de compter avec l’influence des Ulémas, qui forment à la fois l’ordre judiciaire et religieux du pays, et aussi avec le peuple, dont les protestations sont des révoltes et des incendies. Il peut sans doute, au moyen des forces armées dont il dispose, et qui souvent l’oppriment, exercer un acte arbitraire ; — mais qui le défendra ensuite contre le poison, arme de ceux qui l’entourent, ou l’assassinat, arme de tous ? Tous les vendredis, il est obligé de se rendre en public à l’une des mosquées de la ville où il doit faire sa prière, — afin que chaque quartier puisse le voir tour à tour. Aujourd’hui il se rend au Téké de Péra, qui est le couvent des derviches tourneurs.
Mon ami me donna encore sur la situation de ce prince d’autres détails, qui m’expliquèrent jusqu’à un certain point la mélancolie empreinte sur ses traits. — Il est peut-être, en effet, le seul de tous les Turcs qui puisse se plaindre de l’inégalité des positions. C’est par une pensée toute démocratique que les musulmans ont placé à la tête de leur nation un homme qui est à la fois au-dessus et au-dessous de tous.
A lui seul, dans son empire, il est défendu de se marier légalement. On a craint l’influence que donnerait à certaines familles une si haute alliance, et il ne pourrait pas davantage épouser une étrangère. — Il se trouve donc privé des quatre femmes légitimes accordées par Mahomet à tout croyant qui a les moyens de les nourrir. Ses sultanes, — qu’il ne peut appeler ses épouses, — ne sont originairement que des esclaves, — et, comme toutes les femmes de l’empire turc, — arméniennes, grecques, catholiques ou juives, — sont considérées comme libres, son harem ne peut se recruter que dans les pays étrangers à l’islamisme, et dont les souverains n’entretiennent pas avec lui de relations officielles.
A l’époque où la Porte était en guerre avec l’Europe, le harem du Grand Seigneur était admirablement fourni. Les beautés blanches et blondes n’y manquaient pas, — témoin cette Roxelane française au nez retroussé, qui a existé ailleurs qu’au théâtre, — et dont on peut voir le cercueil, drapé de cachemires et ombragé de panaches, reposant près de son époux dans la mosquée de Solimanié. — Aujourd’hui, plus de Françaises, plus même d’Européennes possibles pour l’infortuné sultan. S’il s’avisait seulement de faire enlever une de ces grisettes de Péra qui portent fièrement les dernières modes européennes aux promenades du dimanche, il se verrait écrasé de notes diplomatiques d’ambassadeurs et de consuls, et ce serait peut-être l’occasion d’une guerre plus longue que celle qui fut causée jadis par l’enlèvement d’Hélène.
Quand le sultan traverse, dans Péra, la foule immense de femmes grecques se pressant pour le voir, il lui faut détourner les yeux de toute tentation, car l’étiquette ne lui permettrait pas une maîtresse passagère, et il n’aurait pas le droit d’enfermer une femme de naissance libre. Il doit s’être blasé bien vite sur les Circassiennes, les Malaises ou les Abyssiniennes, qui seules se trouvent dans les conditions possibles de l’esclavage, et souhaiter quelques blondes Anglaises ou quelques spirituelles Françaises ; mais c’est là le fruit défendu.
Mon compagnon m’apprit aussi le nombre actuel des femmes du sérail. Il s’éloigne beaucoup de ce qu’on suppose en Europe. Le harem du sultan renferme seulement trente-trois cadines, ou dames, parmi lesquelles trois seulement sont considérées comme favorites. Le reste des femmes du sérail sont des odaleuk, ou femmes de chambre. L’Europe donne donc un sens impropre au terme d’odalisque. Il y a aussi des danseuses et des chanteuses qui ne s’élèveraient au rang de sultane que par un caprice du maître et une dérogation aux usages. De telles sorte que le sultan, réduit à n’avoir pour femmes que des esclaves, est lui même fils d’une esclave, — une injure que ne lui ménagent pas les Turcs dans les époques de mécontentement populaire.
Nous poursuivions cette conversation en répétant de temps à autre : Pauvre sultan ! Cependant il descendit de voiture sur le quai du Fanar, — car on ne peut passer ni en voiture ni à cheval sur le pont de bateaux qui traverse la Corne d’Or à l’un de ses points les plus rétrécis. Deux arches assez hautes y sont établies pour le passage des barques. — Arrivé sur l’autre bord, il monta à cheval et se dirigea par les sentiers qui côtoient les murs extérieurs de Galata, à travers le petit champ des morts, ombragé de cyprès énormes, et gagna ainsi la grande rue de Péra. Les derviches l’attendaient rangés dans leur cour, où il nous fut impossible de pénétrer. C’est dans ce Téké, ou couvent, que se trouve le tombeau du fameux comte de Bonneval, ce renégat célèbre qui fut longtemps à la tête des armées turques et lutta en Allemagne contre les armées chrétiennes. Sa femme, — une Vénitienne qui l’avait suivi à Constantinople, — lui servait d’aide-de-camp dans ses combats.
Pendant que nous étions restés arrêtés devant la porte du Téké, un cortège funèbre, précédé par des prêtres grecs, montait la rue, se dirigeant vers l’extrémité du faubourg. Les gardes du sultan ordonnèrent aux prêtres de rétrograder, parce qu’il se pouvait qu’il sortît d’un moment à l’autre, — et qu’il n’était pas convenable qu’il se croisât avec un enterrement. Il y eut quelques minutes d’hésitation. Enfin l’archimandrite, qui, avec sa couronne de forme impériale et ses longs vêtemens byzantins brodés de clinquant, semblait fier comme Charlemagne, adressa vivement des représentations au chef de l’escorte ; — puis, se retournant, l’air indigné, vers ses prêtres, il fit signe de la main qu’il fallait continuer la marche, et que si le sultan avait à sortir dans ce moment-là, ce serait à lui d’attendre que le mort fût passé.
Je cite ce trait comme un exemple de la tolérance qui existe à Constantinople pour les différens cultes. — Il se peut aussi que la protection de la Russie ne soit pas étrangère à cette fierté des prêtres grecs.
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15 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 6e livraison.
Nerval poursuit sa visite de Constantinople, côté européanisé, avec Camille Rogier, puis seul, s’intéressant à la variété des costumes qui signale la variété des croyances religieuses, mais conscient qu’ici comme au Caire, la vie traditionnelle ancestrale est en train de disparaître.
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LES NUITS DU RAMAZAN.
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II.
LE GRAND CHAMP DES MORTS.
J’éprouve quelque embarras à parler si souvent de funérailles et de cimetières, à propos de cette riante et splendide cité de Constantinople, dont les horizons mouvementés et verdoyans, dont les maisons peintes et les mosquées si élégantes, avec leurs dômes d’étain et leurs minarets frêles, ne devraient inspirer que des idées de plaisirs et de douce rêverie. Mais c’est qu’en ce pays la mort elle-même prend un air de fête. Le cortège grec dont j’ai parlé tout à l’heure n’avait rien de cet appareil funèbre de nos tristes enterremens. Les popes, au visage enluminé, aux habits éclatans de broderies, de jeunes ecclésiastiques venant ensuite, en longues robes de couleurs vives, puis leurs amis vêtus de leurs costumes les plus riches, — et au milieu la morte, jeune encore, d’une pâleur de cire, mais avec du fard sur les joues, et étendue sur des fleurs, couronnée de roses, vêtue de ses plus beaux ajustemens de velours et de satin, — et couverte d’une grande quantité de bijoux en diamans, — qui probablement ne l’accompagneront pas dans la fosse ; tel était le spectacle, plus mélancolique que navrant, présenté par ce cortège.
La vue que l’on a du couvent des derviches tourneurs s’étend sur le Petit-Champ-des-Morts, dont les allées mystérieuses, bordées d’immenses cyprès, descendent vers la mer jusqu’aux bâtimens de la marine. Un café, où viennent volontiers s’asseoir les derviches, hommes de leur nature assez gais et assez causeurs, étend en face du Téké ses rangées de tables et de tabourets, où l’on boit du café en fumant le narguilé ou le chibouk. On jouit là de la vue des passans européens. Les équipages des riches Anglais et des ambassadeurs circulent souvent dans cette rue, — ainsi que les voitures dorées des femmes du pays ou leurs arabats, — qui ressemblent à des charrettes de blanchisseuses, sauf les agrémens qu’y ajoutent la peinture et la dorure. — Les arabats sont traînés par des bœufs. Leur avantage est de contenir facilement tout un harem qui se rend à la campagne. Le mari n’accompagne jamais ses épouses dans ces promenades, qui ont lieu le plus souvent le vendredi, — ce jour étant le dimanche des Turcs.
Je compris, à l’animation et à la distinction de la foule, que l’on se dirigeait vers un divertissement quelconque, — situé probablement au-delà du faubourg. Mon compagnon m’avait quitté pour aller dîner chez des Arméniens qui lui avaient commandé un tableau, et avait bien voulu m’indiquer un restaurant viennois situé dans le haut de Péra. A partir du couvent et de l’espace verdoyant qui s’étend de l’autre côté de la rue, on se trouve entièrement dans un quartier parisien. Des boutiques magnifiques de marchandes de modes, de bijoutiers, de confiseurs et de lingers, des hôtels anglais et français, des cabinets de lecture et des cafés, voilà tout ce qu’on rencontre pendant un quart de lieue. Les consulats ont aussi, pour la plupart, leurs façades sur cette rue. On distingue surtout l’immense palais, entièrement bâtis en pierre, de l’ambassade russe. — Ce serait, au besoin, une forteresse redoutable qui commanderait les trois faubourgs de Péra, de Tophana et de Galata. Quant à l’ambassade française, elle est moins heureusement située, dans une rue qui descend vers Tophana ; et ce palais, qui a coûté plusieurs millions, n’est pas encore terminé.
En suivant la rue, on la voit plus loin s’élargir et l’on rencontre à gauche le théâtre italien, ouvert seulement deux fois par semaine. Ensuite viennent de belles maisons bourgeoises donnant sur des jardins, puis à droite les bâtimens de l’université turque et des écoles spéciales ; puis encore plus loin, à gauche, l’hôpital français.
Le faubourg se termine au-delà de ce point, et la route élargie se trouve encombrée de frituriers et de marchands de fruits, de pastèques et de poissons ; les guinguettes commencent à se montrer plus librement que dans la ville. Elles ont en général d’immenses proportions. C’est d’abord une salle vaste comme l’intérieur d’un théâtre, avec une galerie haute à balustres de bois tournés. Il y a d’un côté un comptoir où se distribuent les vins blancs et rouges dans des verres à anses que chaque buveur emporte à la table qu’il a choisie ; de l’autre un immense fourneau chargé de ragoûts, qu’on vous distribue également dans une assiette qu’il faut emporter jusqu’à sa table. Dès lors, il faut s’habituer à manger sur ce petit meuble, qui ne monte pas à la hauteur du genou. La foule qui se presse dans ces sortes de lieux ne se compose que de Grecs, reconnaissables à leurs tarbouchs plus petits que ceux des Turcs, de Juifs reconnaissables par de petits turbans entourés d’une étoffe grise, et d’Arméniens au kalpack monstrueux, qui semble un bonnet de grenadier enflé par le haut. Un musulman n’oserait pénétrer publiquement dans ces établissemens bachiques.
Il ne faut pas croire, d’après ces coiffures qui distinguent encore chaque race, dans le peuple surtout, que la Turquie soit autant qu’autrefois un pays d’inégalité. Jadis les chaussures, comme les bonnets, indiquaient la religion de tout habitant. Les Turcs seuls avaient droit de chausser la bottine ou la babouche jaune ; les Arméniens la portaient rouge, les Grecs bleue, et les juifs noire. Les costumes éclatans et riches ne pouvaient également appartenir qu’aux musulmans. Les maisons même participaient à ces distinctions, et celles des Turcs se distinguaient par des couleurs vives ; les autres ne pouvaient être peintes que de nuances sombres. Aujourd’hui cela a changé : tout sujet de l’empire a le droit d’endosser le costume presque européen de la Réforme, et de se coiffer du fezzi rouge, qui disparaît en partie sous un flot de soie bleue, assez fourni pour avoir l’air d’une chevelure azurée.
C’est ce dont je fus convaincu en voyant un grand nombre de gens qui se dirigeaient ainsi vêtus, à pied ou à cheval, vers la promenade européenne de Péra, peu fréquentée par les Turcs véritables. Les bottes vernies ont aussi fait disparaître, pour la plupart des tchélebys (élégans) de toute race, l’ancienne inégalité des chaussures. Seulement, il faut remarquer que le fanatisme se montre plus persistant chez les rayas que chez les musulmans. L’habitude — ou la pauvreté n’influe pas moins d’un autre côté sur la conservation des anciens vêtements qui classifient les races.
Mais qui croirait encore Constantinople intolérante en admirant l’aspect animé de la promenade franque ? Les voitures de toutes sortes se croisent avec rapidité à la sortie du faubourg, les chevaux caracolent, les femmes parées se dirigent çà et là vers un bois qui descend vers la mer, ou, sur la gauche, vers la route de Buyukdéré, où sont les maisons de plaisance des négocians et des banquiers. Si vous allez droit devant vous, vous arrivez en quelques pas à un sentier creux — bordé de buissons, ombragé de sapins et de mélèzes, et d’où, par éclaircies, vous apercevez la mer et l’embouchure du détroit entre Scutari et l’embouchure du sérail qui termine Stamboul. La tour de Léandre, que les Turcs appellent la Tour de la Fille, s’élève entre les deux villes, — au centre du bras de mer qui se prolonge comme un fleuve à votre gauche. C’est une étroite construction carrée posée sur un rocher, et qui semble de loin une guérite de sentinelle ; — au-delà, les îles des Princes se dessinent vaguement à l’entrée de la mer de Marmara.
Je n’ai pas besoin de dire que ce bois si pittoresque, si mystérieux et si frais est encore un cimetière. Il faut en prendre son parti, tous les lieux de plaisir à Constantinople se trouvent au milieu des tombes. Voyez, à travers les massifs d’arbres de blancs fantômes qui se dressent par rangées, et qu’un rayon de soleil dessine nettement çà et là ; ce sont des cippes en marbre blanc de la hauteur d’un homme, ayant pour tête une boule surmontée d’un turban ; quelques-uns sont peints et dorés pour compléter l’illusion ; la forme du turban indique le rang ou l’antiquité du défunt. Quelques-uns ne sont plus à la dernière mode. Plusieurs de ces pierres figuratives ont la tête cassée, c’est qu’elles surmontaient des tombes de janissaires, — et à l’époque où cette milice fut détruite, la colère du peuple ne s’arrêta pas aux vivants, on alla dans tous les cimetières décapiter aussi les monumens des morts.
Les tombes des femmes sont également surmontées de cippes, mais la tête y est remplacée par une rosace d’ornemens représentant en relief des fleurs sculptées et dorées. — Ecoutez aussi les rires bruyans qui résonnent sous ces arbres funèbres : ce sont des veuves, des mères et des sœurs qui se réjouissent en famille près des tombes d’êtres aimés.
La foi religieuse est si forte dans ce pays, qu’après les pleurs versés au moment de la séparation, — personne ne songe plus qu’au bonheur dont les défunts doivent jouir au paradis de Mahomet. Les familles font apporter leur dîner près de la tombe, les enfans remplissent l’air de cris joyeux, et l’on a soin de faire la part du mort et de la placer dans une ouverture ménagée à cet effet devant chaque tombeau. Les chiens errans, présents d’ordinaire à la scène, conçoivent l’espérance d’un souper prochain, — et se contentent, en attendant, des restes du dîner que les enfans leur jettent. Il ne faut pas croire non plus que la famille croie que le mort profitera de l’assiettée de nourriture qui lui est consacrée ; mais c’est une vieille coutume qui remonte à l’Antiquité. Autrefois des serpens sacrés se nourrissaient de ces offrandes pieuses ; — mais, à Constantinople, les chiens aussi sont sacrés.
En sortant de ce bois, qui tourne autour d’une caserne d’artillerie, bâtie dans de vastes proportions, je me retrouvai sur la route de Buyukdéré. Une plaine inculte couverte de gazon s’étend devant la caserne ; là, j’assistai à une scène qui ne peut être séparée de ce qui précède ; quelques centaines de chiens se trouvaient réunis sur l’herbe en exhalant des plaintes d’impatience. Peu de temps après, je vis sortir des canonniers — qui portaient, deux par deux, d’énormes chaudrons, au moyen d’une longue perche pesant sur leurs épaules. Les chiens poussèrent des hurlemens de joie. A peine les chaudrons furent-ils déposés à terre que ces animaux s’élancèrent sur la nourriture qu’ils contenaient ; et l’occupation des soldats était de diviser le trop grand encombrement qu’ils formaient au moyen des perches qu’ils avaient gardées. « C’est la soupe que l’on sert aux chiens, me dit un Arménien qui passait ; ils ne sont pas malheureux ! » Je crois bien qu’au fond, il n’y avait là que les restes de la nourriture des soldats. — La faveur dont jouissent les chiens à Constantinople tient surtout à ce qu’ils débarrassent la voie publique des débris de substances animales qu’on y jette généralement. Les fondations pieuses qui les concernent, les bassins remplis d’eau qu’ils trouvent à l’entrée des mosquées et près des fontaines, n’ont pas sans doute d’autre but.
Il s’agissait de passer à des spectacles plus séduisans. Après la façade de la caserne, on se trouve à l’entrée du Grand champ des Morts. C’est un plateau immense ombragé de sycomores et de pins. — On passe d’abord au milieu des tombeaux francks parmi lesquels on distingue beaucoup d’inscriptions anglaises avec des armoiries gravées, le tout sur de longues pierres plates où chacun vient s’asseoir sans scrupule, comme sur des bancs de marbre. Un café en forme de kiosque s’élève dans une éclaircie dont la vue domine la mer. De là, l’on aperçoit distinctement le rivage d’Asie, chargé de maisons peintes et de mosquées, — comme si l’on regardait d’un bord à l’autre du Rhin. L’horizon se termine au loin par le sommet tronqué de l’Olympe de Bythinie, dont le profil se confond presque avec les nuages. Sur le rivage, à gauche, s’étendent les bâtiments du palais d’été du sultan, avec leurs longues colonnades grecques, leurs toits festonnés et leurs grilles dorées qui brillent au soleil.
Allons plus loin encore. C’est la partie du champ consacrée aux Arméniens. Les tombes, plates, sont couvertes des caractères réguliers de leur langue, et, sur le marbre, on voit sculptés les attributs du commerce que chacun a exercé dans sa vie : là des bijoux, là des marteaux et des équerres, là des balances, là des instrumens de divers états. Les femmes seules ont uniformément des bouquets de fleurs.
Détournons nos regards de ces impressions toujours graves pour l’Européen. — La foule est immense ; les femmes ne sont point voilées, et leurs traits, fermement dessinés, s’animent de joie et de santé sous la coiffure levantine, comme sous les bonnets ou les chapeaux d’Europe. Quelques Arméniennes seules conservent sur la figure une bande de gaze légère que soutient admirablement leur nez arqué, et qui, cachant à peine leurs traits, devient pour les moins jeunes une ressource de coquetterie. Où va toute cette foule parée et joyeuse ? — Toujours à Bujukdéré.
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16 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 7e livraison.
Nerval adore les rencontres imprévues où la réalité côtoie le fantastique, à la manière d’Hoffmann. C’est ainsi qu’un inconnu, assis à une table voisine dans le café où il s’est arrêté, va se révéler « un ancien page de l’impératrice Catherine II », et nous voilà partis en Russie, digression qui pourrait être un début de roman : « Vous avez entendu parler des fêtes qui se donnèrent dans ce pays, et où plusieurs de vos gentilshommes aventuriers assistèrent. » Mais avant que les aventures du vieil inconnu ne deviennent un véritable récit dans le récit, Nerval s’autocensure : « Il n’acheva pas. J’avais entendu parler déjà de ces sombres aventures attribuées à la sœur de l’un des derniers sultans. Je respectai la discrétion de ce Buridan glacé par l’âge. » Pendant ce temps, les fêtes féeriques qui marquent le début du Ramadan ont commencé.
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LES NUITS DU RAMAZAN.
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III.
SAN DIMITRI.
Seulement bien des gens s’arrêtent dans les cafés élégans qui bordent la route. On en rencontre un sur la gauche ouvrant ses larges galeries d’un côté sur le grand champ et de l’autre sur un vaste espace de vallons et de collines chargées de constructions légères, et entremêlées de jardins. — Au delà reparaît la ligne lointaine dentelée par les mosquées et les minarets de Stamboul. Cette broderie de l’horizon, monotone à la longue, se retrouve dans la plupart des vues de l’entrée du Bosphore.
Ce café est le rendez-vous de la belle compagnie ; on dirait un café chantant de nos Champs-Elysées. Des rangées de tables des deux côtés de la route sont garnies des fashionables et des élégantes de Péra. Tout est servi à la française, les glaces, la limonade et le café. Le seul trait de couleur locale est la présence familière de trois ou quatre cigognes qui, dès que vous avez demandé du café, viennent se poser devant votre table comme des points d’interrogation. Leur long bec, emmanché d’un col qui domine de haut la table, n’oserait attaquer le sucrier. Elles attendent avec respect. — Ces oiseaux privés s’en vont ainsi de table en table, recueillant du sucre ou des biscuits.
A une table près de la mienne se trouvait un homme d’un certain âge, aux cheveux blancs comme sa cravate, vêtu d’un habit noir d’une coupe un peu arriérée, et portant à sa boutonnière un ruban rayé de diverses couleurs étrangères. Il avait accaparé tous les journaux du café, — posé le Journal de Constantinople sur L’Echo de Smyrne, le Portfolio maltese sur le Courrier d’Athènes, enfin tout ce qui aurait fait ma joie dans ce moment-là, en m’instruisant des nouvelles de l’Europe. — Par-dessus cette masse de feuilles superposées, il lisait attentivement le Moniteur ottoman.
J’osai tirer vers moi l’un des journaux, en le priant de m’excuser : il me lança un de ces regards féroces que je n’ai vu qu’aux habitués des plus anciens cafés de Paris...
— Je vais avoir fini le Moniteur ottoman, me dit-il.
J’attendis quelques minutes. Il fut clément, et me passa enfin le journal avec un salut qui sentait son dix-huitième siècle.
— Monsieur, ajouta-t-il, nous avons grande fête ce soir. Le Moniteur nous annonce la naissance d’une princesse, et cet événement, qui sera plein de charme pour tous les sujets de Sa Hautesse, coïncide par hasard avec l’ouverture du Ramazan.
Je ne m’étonnai pas, de ce moment, de voir tout le monde en fête, et j’attendis patiemment, — tantôt en regardant la route animée par les voitures et les cavalcades, tantôt en parcourant les journaux francks que mon voisin me passait à mesure qu’il en avait terminé la lecture.
Il apprécia sans doute ma politesse et ma patience, et comme je me préparais à sortir, il me dit :
— Où allez-vous donc ? Au bal ?
— Est-ce qu’il y a un bal ? répondis-je.
— Vous en entendez d’ici la musique.
En effet, les accords stridens d’un orchestre grec ou valaque arrivaient jusqu’à mon oreille. Mais cela ne prouvait pas que l’on dansât ; car la plupart des guinguettes et des cafés de Constantinople ont aussi des musiciens qui jouent même pendant le jour.
— Venez avec moi, me dit l’inconnu.
A deux cents pas peut-être du kiosque que nous venions de quitter, nous vîmes une porte splendidement décorée, formant l’entrée d’un jardin qui, situé au carrefour de deux routes, avait une forme triangulaire. Des quinconces d’arbres reliés par des guirlandes, des salles de verdure entourant les tables, tout cela formait un spectacle assez vulgaire pour un Parisien. Mon guide était enthousiasmé. Nous entrâmes dans l’intérieur, qui se composait de plusieurs salles remplies de consommateurs ; l’orchestre continuait à s’escrimer vaillamment, avec des violons à une corde, des flûtes de roseau, des tambourins et des guitares, exécutant, du reste, des airs assez originaux. Je demandai où était le bal.
— Attendez, me dit le vieillard, le bal ne peut commencer qu’au coucher du soleil. Ceci est dans les règlemens de police. Mais, comme vous voyez, ce ne sera pas long.
Il m’avait conduit à une fenêtre, et en effet le soleil ne tarda pas à descendre derrière les lignes d’horizon violettes qui dominent la Corne d’Or. Aussitôt un bruit immense se fit de tous côtés. C’étaient les canons de Tophana, puis ceux de tous les vaisseaux du port qui saluaient la double fête. — Un spectacle magique commençait en même temps sur tout le plan lointain où se découpent les monumens de Stamboul. A mesure que l’ombre descendait du ciel, on voyait paraître de longs chapelets de feu dessinant les dômes des mosquées et traçant sur leurs coupoles des arabesques, qui formaient sans doute des légendes en lettres ornées ; — les minarets, élancés comme un millier de mâts au-dessus des édifices, portaient des bagues de lumières, dessinant les frêles galeries qu’ils supportent. De tous côtés partaient les chants des Muezzins, si suaves d’ordinaire, ce jour là bruyant comme des chants de triomphe.
Nous nous retournâmes vers la salle ; — la danse avait commencé.
Un grand vide s’était formé au centre de la salle ; nous vîmes entrer, par le fond, une quinzaine de danseurs coiffés de rouge, avec des vestes brodées et des ceintures éclatantes. — Il n’y avait que des hommes.
Le premier semblait conduire les autres, qui se tenaient par la main, en balançant les bras, tandis que lui-même liait sa danse compassée à celle de son voisin, au moyen d’un mouchoir, dont ils avaient chacun un bout. — Il semblait la tête au col flexible d’un serpent,dont ses compagnons auraient formé les anneaux.
C’était là, évidemment, une danse grecque avec les balancemens de hanche, les entrelacemens et les pas en guirlande que dessine cette chorégraphie. Quand ils eurent fini, je commençais à manifester mon ennui des danses d’hommes — que j’avais trop vues en Egypte, — lorsque nous vîmes paraître un égal nombre de femmes qui reproduisirent la même figure. Elles étaient la plupart jolies et fort gracieuses, sous le costume levantin ; leurs calottes rouges festonnées d’or, les fleurs et les gazillons lamés de leurs coiffures, les longues tresses ornées de sequins qui descendaient jusqu’à leurs pieds leur faisaient de nombreux partisans dans l’assemblée. — Toutefois, c’étaient simplement des jeunes filles ioniennes venues avec leurs amis ou leurs frères, et toute tentative de séduction à leur égard eût amené des coups de couteau (1).
— Je vous ferai voir tout-à-l’heure mieux que cela, me dit le complaisant vieillard dont je venais de faire la connaissance.
Et, après avoir pris des sorbets, nous sortîmes de cet établissement, qui est le Mabille des Francs à Péra.
Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l’horizon, devenu plus obscur, et son profil aux mille courbes gracieuses se prononçait avec netteté, — rappelant ces dessins piqués d’épingles que les enfants promènent devant les lumières. — Il était trop tard pour s’y rendre, car, à partir du coucher du soleil, on ne peut plus traverser le golfe.
— Convenez, me dit le vieillard, que Constantinople est le véritable séjour de la liberté. Vous allez vous en convaincre encore mieux tout à l’heure. Pourvu qu’on respecte les chiens, chose prudente d’ailleurs, et qu’on allume sa lanterne quand le soleil est couché, on est aussi libre ici toute la nuit qu’on l’est à Londres... et qu’on l’est peu à Paris !
Il avait tiré de sa poche une lanterne de ferblanc dont les replis en toile s’allongeaient comme des feuilles de soufflet qui s’écartent, et y planta une bougie : — Voyez, reprit-il, comme ces longues allées de cyprès de grand champ des Morts sont encore animées à cette heure. — En effet, des robes de soie ou des féredjés de drap fin passaient çà et là en froissant les feuilles des buissons ; — des caquetages mystérieux, des rires étouffés traversaient l’ombre des charmilles. L’effet des lanternes voltigeant partout aux mains des promeneurs me faisait penser à l’acte des nonnes de Robert, — comme si ces milliers de pierres plates éclairées au passage eussent dû se lever tout à coup ; mais non, tout était riant et calme ; seulement, la brise de la mer berçait dans les ifs et dans les cyprès les colombes endormies. Je me rappelai ce vers de Goëthe :
« Tu souris sur des tombes, immortel amour ! »
Cependant nous nous dirigions vers Péra, en nous arrêtant parfois à contempler l’admirable spectacle de la vallée qui descend vers le golfe, et de l’illumination couronnant le fond bleuâtre, où s’estompaient les pointes des arbres, et où, par places, luisait la mer, reflétant les lanternes de couleur suspendues aux mâts des vaisseaux. — Vous ne vous doutez pas, me dit le vieillard, que vous causez en ce moment avec un ancien page de l’impératrice Catherine II ?
— Cela est bien respectable, pensai-je ; car cela doit remonter au moins aux dernières années du siècle dernier.
— Je dois dire, ajouta le vieillard avec quelque prétention, que notre souveraine (car je suis Russe) était, à cette époque, un peu... ce que je deviens aujourd’hui.
Il soupira. Puis il se mit à parler longtemps de l’impératrice, de son esprit, de sa grâce charmante, de sa bonté. — Le rêve continuel de Catherine, ajouta-t-il, était de voir Constantinople. Elle parlait quelquefois de s’y rendre déguisée en bourgeoise allemande. Mais elle eût, certes, préféré y pénétrer par la conquête, et c’est pour cela qu’elle envoya en Grèce cette expédition commandée par le comte Orloff, qui eut le mérite, du moins, de préparer la régénération future des Hellènes. La guerre de Crimée n’eut pas non plus d’autre but ; mais les Turcs se défendirent si bien, qu’elle ne put arriver qu’à la possession de cette province, garantie en dernier lieu par un traité de paix.
Vous avez entendu parler des fêtes qui se donnèrent dans ce pays, et où plusieurs de vos gentilshommes aventuriers assistèrent. On ne parlait que français à sa cour ; on ne s’occupait que de la philosophie des encyclopédistes, — de tragédies jouées à Paris et de poésie légère. Le prince de Ligne était arrivé enthousiasmé de l’Iphigénie en Tauride de Guymond de la Touche. L’impératrice lui fit aussitôt présent de la partie de l’ancienne Tauride où l’on avait cru retrouver les ruines du temps élevé par le cruel Thoas. Le prince fut très embarrassé de ce présent de quelques lieues carrées, occupées par des cultivateurs musulmans, qui se bornaient à fumer et à boire du café tout le jour. Comme la guerre les avait rendus trop pauvres pour continuer ce passe-temps, le prince de Ligne se vit encore forcé de leur donner de l’argent afin qu’ils pussent renouveler leurs provisions. Ils se quittèrent très bons amis.
Ceci n’était que généreux. Orloff fut plus magnifique. Comme la contrée sablonneuse où l’on se trouvait blessait les yeux de sa souveraine, il fit apporter, de cinquante lieues, des forêts entières de sapins coupés — qui, il est vrai, ne donnèrent d’ombrage que pendant le séjour de la cour impériale.
Catherine, cependant, ne se consolait pas d’avoir perdu l’occasion de visiter la côte d’Asie. Pour occuper les loisirs du séjour en Crimée, elle pria M. de Ségur de lui enseigner à faire des vers français. — Cette femme avait tous les caprices. — Après s’être rendu compte des difficultés, elle s’enferma quatre heures dans son cabinet, et en ressortit n’ayant fait que deux alexandrins, qui ne sont que passables. Les voici :
Dans le sérail d’un khan (2), sur des coussins brodés,
Dans un kiosque d’or, de grilles entouré...
Elle n’avait pas pu se tirer du reste.
— Ces vers, ajoutai-je, ne manquent pas d’une certaine couleur orientale ; ils indiquent même un certain désir de savoir à quoi s’en tenir sur la galanterie des Turcs.
— Le prince de Ligne trouva détestables les rimes de ce distique, ce qui découragea l’impératrice de toute prosodie française... Je vous parle de choses que je ne sais que par ouï-dire. J’étais alors au berceau, et je n’ai vu que les dernières années de ce grand règne... Après la mort de l’impératrice, j’héritai sans doute de ce désir violent qu’elle avait eu de voir Constantinople. Je quittai ma famille, et j’arrivai ici avec fort peu d’argent. J’avais vingt ans, de belles dents, et la jambe admirablement tournée...
Mon vieux compagnon s’interrompit avec un soupir et me dit en regardant le ciel : Je vais reprendre mon récit, je voudrais seulement vous montrer un instant la Reine de la fête qui commence pour Stamboul et qui durera trente nuits. Il indiqua du doigt un point du ciel où se montrait un faible croissant : c’était la nouvelle lune, la lune du Ramazan, qui se traçait faiblement à l’horizon. Les fêtes ne commencent que quand elle a été vue nettement du haut des minarets ou des montagnes avoisinant la ville. On en transmet l’avis par des signaux.
— Que fîtes-vous, une fois à Constantinople, repris-je après cet incident, voyant que le vieillard aimait à se représenter ces souvenirs de jeunesse.
— Constantinople, monsieur, était plus brillante qu’aujourd’hui ; le goût oriental dominait dans ses maisons et dans ses édifices qu’on a toujours reconstruits à l’européenne depuis. Les mœurs y étaient plus sévères, mais la difficulté des intrigues en état le charme le plus puissant.
— Poursuivez ! lui dis-je vivement intéressé et voyant qu’il s’arrêtait encore.
— Je ne vous parlerai pas, Monsieur, de quelques délicieuses relations que j’ai nouées avec des personnes d’un rang ordinaire. Le danger, dans ces sortes de commerces, n’existe au fond que pour la femme, à moins toutefois que l’on n’ait l’imprudence grave de rendre visite à une dame turque chez elle, ou d’y pénétrer furtivement. Je renonce à me vanter des aventures de ce genre que j’ai risquées. La dernière seule peut vous intéresser :
Mes parens me voyaient avec peine éloigné d’eux ; — leur persistance à me refuser les moyens de séjourner plus longtemps à Constantinople m’obligea à me placer dans une maison de commerce de Galata. Je tenais les écritures chez un riche joaillier arménien ; un jour, plusieurs femmes s’y présentèrent suivies d’esclaves qui portaient la livrée du sultan.
A cette époque, les dames du sérail jouissaient de la liberté de venir faire leurs emplettes chez les négocians des quartiers francs, parce que le danger de leur manquer de respect était si grand que personne ne l’eût osé. De plus, dans ce temps-là, les chrétiens étaient à peine regardés comme des hommes... Lorsque l’ambassadeur français lui-même venait au sérail, on le faisait dîner à part, et le sultan disait plus tard à son premier vizir : « As-tu fait manger le chien ? — Oui, le chien a mangé, répondait le ministre. — Eh bien ! qu’on le mette dehors ! » Ces mots étaient d’étiquette... Les interprètes traduisaient cela par un compliment à l’ambassadeur, et tout était dit.
Je coupai court à ces digressions, en priant mon interlocuteur d’en revenir à la visite des dames du sérail chez le joaillier.
— Vous comprenez que, dans ces circonstances, ces belles personnes étaient toujours accompagnées de leurs gardiens naturels, commandés par le Kislar-Aga. Au reste, l’aspect extérieur de ces dames n’avait de charmes que pour l’imagination, puisqu’elles étaient aussi soigneusement drapées et masquées que des dominos dans un bal de théâtre. Celle qui paraissait commander aux autres se fit montrer diverses parures, et, en ayant choisi une, se préparait à l’emporter. Je fis observer que la monture avait besoin d’être nettoyée, et qu’il manquait quelques petites pierres.
— Eh bien ! dit-elle, quand faudra-t-il l’envoyer chercher ?... J’en ai besoin pour une fête où je dois paraître devant le sultan.
Je la saluai avec respect, et d’une voix quelque peu tremblante, je lui fis observer qu’on ne pouvait répondre du temps exact qui serait nécessaire pour ce travail.
— Alors, dit la dame, quand ce sera prêt, envoyez un de vos jeunes gens au palais de Béchik-Tasch. Puis elle jeta un regard distrait autour d’elle...
— J’irai moi-même, altesse, répondis-je, car on ne pourrait confier à un esclave, ou même à un commis, une parure de cette valeur.
— Eh bien ! dit-elle, apportez-moi cela et vous en recevrez le prix.
L’œil d’une femme est plus éloquent ici qu’ailleurs, car il est tout ce que l’on peut voir d’elle en public. Je crus démêler dans l’expression qu’avait celui de la princesse en me parlant une bienveillance particulière, que justifiaient assez ma figure et mon âge... Monsieur, — je puis le dire aujourd’hui sans amour-propre, — j’ai été l’un des derniers beaux hommes de l’Europe.
Il se redressa en pronnçant ces paroles, et sa taille semblait avoir repris une certaine élégance que je n’avais pas encore remarquée.
Quand la parure, reprit-il, fut terminée, je me rendis à Béchik-Tasch par cette même route de Buyukdéré où nous sommes en ce moment. J’entrai dans le palais par les cours qui donnent sur la campagne. On me fit attendre dans le serdar (salle de réception) ; puis, la princesse ordonna qu’on m’introduisît près d’elle. Après lui avoir remis la parure et en avoir reçu l’argent, j’étais prêt à me retirer lorsqu’un officier me demanda si je ne voulais pas assister à un spectacle de danses de corde qui se donnait dans le palais et dont les acteurs étaient entrés avant moi. J’acceptai, et la princesse me fit servir à dîner ; elle daigna même s’informer de la manière dont j’étais servi. Il y avait sans doute pour moi quelque danger à voir une personne d’un si haut rang en agir avec moi avec tant d’honnêteté... Quand la nuit fut venue, la dame me fit entrer dans une salle plus riche encore que la précédente et fit apporter du café et des narghilés... Des joueurs d’instrumens étaient établis dans une galerie haute, entourée de balustres, et l’on paraissait attendre quelque chose d’extraordinaire que leur musique devait accompagner. Il me parut évident que la sultane avait préparé la fête pour moi ; cependant elle se tenait toujours à demi couchée sur un sopha au fond de la chambre, et dans l’attitude d’une impératrice. Elle semblait absorbée surtout dans la contemplation des exercices qui avaient lieu devant elle. Je ne pouvais comprendre cette timidité ou cette réserve d’étiquette qui l’empêchait de m’avouer ses sentimens, et je pensai qu’il fallait plus d’audace...
Je m’étais élancé sur sa main, qu’elle m’abandonnait sans trop de résistance, — lorsqu’un grand bruit se fit autour de nous. Les janissaires ! les janissaires ! s’écrièrent les domestiques et les esclaves. La sultane parut interroger ses officiers, puis elle leur donna un ordre que je n’entendis pas. Les deux danseurs de corde et moi nous fûmes conduits, par des escaliers dérobés, à une salle basse, où l’on nous laissa quelque temps dans l’obscurité. Nous entendions au-dessus de nos têtes les pas précipités des soldats, puis une sorte de lutte qui nous glaça d’effroi. Il était évident que l’on forçait une porte qui nous avait protégés jusque-là, et que l’on allait arriver à notre retraite. Des officiers de la sultane descendirent précipitamment par l’escalier et levèrent, dans la salle où nous étions, une sorte de trappe, en nous disant : « Tout est perdu !... descendez par ici ! » Nos pieds, qui s’attendaient à trouver des marches d’escalier, manquèrent tout à coup d’appui. Nous avions fait tous les trois un plongeon dans le Bosphore... Les palais qui bordent la mer, et notamment celui de Béchik-Tasch, que vous avez pu voir sur la rive d’Europe, à un quart de lieue de la ville, sont en partie construits sur pilotis. Les salles inférieures sont parquetées de planchers de cèdre, qui couvrent immédiatement la surface de l’eau, et que l'on enlève lorsque les dames du sérail veulent s'exercer à la natation. C'est dans un de ces bains que nous nous étions plongés au milieu des ténèbres. Les trappes avaient été refermées sur nos têtes, et il était impossible de les soulever. D’ailleurs, des pas réguliers et des bruits d’armes s’entendaient encore. A peine pouvais-je, en me soutenant à la surface de l’eau, respirer de temps en temps un peu d’air. Ne voyant plus la possibilité de remonter dans le palais, je cherchais du moins à nager vers le dehors. Mais, arrivé à la limite extérieure, je trouvai partout une sorte de grille formée par les pilotis, et qui probablement servait d’ordinaire à empêcher que les femmes pussent, en nageant, s’échapper du palais ou se faire voir au dehors.
Imaginez, monsieur, l’incommodité d’une telle situation : sur la tête, un plancher fermé partout, six pouces d’air au-dessous des planches, et l’eau montant peu à peu avec ce mouvement presque imperceptible de la Méditerranée qui s’élève, toutes les six heures, d’un pied ou deux. Il n’en fallait pas tant pour que je fusse assuré d’être noyé très vite. Aussi secouai-je, avec une force désespérée, les pilotis qui m’entouraient comme une cage. De temps en temps j’entendais les soupirs des deux malheureux danseurs de corde qui cherchaient comme moi à se frayer un passage. Enfin j’arrivai à un pieu moins solide que les autres qui, rongé sans doute par l’humidité, ou d’un bois plus vieux que les autres, paraissait céder sous ma main. J’arrivai, par un effort désespéré, à en détacher un fragment pourri et à me glisser au-dehors, grâce à la taille svelte que j’avais à cette époque. Puis, en m’attachant aux pieux extérieurs, je parvins, malgré ma fatigue, à regagner le rivage. J’ignore ce que sont devenus mes deux compagnons d’infortune. Effrayé des dangers de toutes sortes que j’avais courus, je me hâtai de quitter Constantinople.
Je ne pus m’empêcher de dire à mon interlocuteur, — après l’avoir plaint des dangers qu’il avait courus, — que je le soupçonnais d’avoir un peu gazé quelques circonstances de son récit.
— Monsieur, répondit-il, je ne m’explique pas là-dessus ; rien, dans tous les cas, ne me ferait trahir des bontés...
Il n’acheva pas. J’avais entendu parler déjà de ces sombres aventures attribuées à la sœur de l’un des derniers sultans. Je respectai la discrétion de ce Buridan glacé par l’âge.
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(1) Une insulte faite récemment dans un cabaret à la maîtresse d’un Grec, avait occasionné une rencontre terrible entre des Hellènes de Morée et des Ioniens. Ces derniers sont généralement insolens et querelleurs, parce qu’ils sont sujets de l’Angleterre. Cela amena un véritable combat qui ne manqua pas de spectateurs. Plus de cent cinquante hommes des deux nations se mirent en ligne dans le grand champ des morts. Il y eut force coups de pistolets et de poignards. On alla prévenir l’autorité turque. Le pacha s’écria : bakkaloum ! (qu’importe !) que ces chiens-là s’exterminent s’ils veulent, il y en aura moins. » Il est vrai que la police turque a peu d’action à Péra, à cause du nombre considérable des étrangers placés sous la protection des consuls.
(2) Le khan, c’est le sultan, ou encore tout souverain indépendant des pays d’Asie.
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21 mars 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 8e livraison.
Ce « Buridan glacé par l’âge » se révèle fort au courant des pratiques semi clandestines de la ville, et entraîne Nerval à San Dimitri, village grec où se trouve « « une maison soigneusement obscure », maison de jeu (et de passe, sans doute) réservée aux Européens. Nerval connaît ce genre de « Frascati » luxueux à Baden, un peu louche à Vienne ou à Londres, et franchement sordide, à Syra.
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LES NUITS DU RAMAZAN.
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IV.
UN VILLAGE GREC.
Nous étions arrivés sur une hauteur qui domine San Dimitri. — C’est un village grec situé entre le grand et le petit champ des morts. On y descend par une rue bordée de maisons de bois, fort élégantes et qui rappellent un peu le goût chinois dans la construction et dans les ornemens extérieurs.
Je pensais que cette rue raccourcissait le chemin que nous avions à faire pour regagner Péra. Seulement, il fallait descendre jusqu’à une vallée dont le fond est traversé par un ruisseau. Le bord sert de chemin pour descendre vers la mer. Un grand nombre de casinos et de cabarets sont élevés des deux côtés.
— Mon compagnon me dit : Où voulez-vous aller ?
— Je serais bien aise de m’aller coucher.
— Mais pendant le Ramazan on ne dort que le jour. Terminons la nuit… ensuite, au lever du soleil, il sera raisonnable de regagner son lit. Je vais, si vous le permettez, vous conduire dans une maison où l’on joue le baccara.
Les façades des maisons entre lesquelles nous descendions, avec leurs pavillons avancés sur la rue, leurs fenêtres grillées, éclairées au-dedans et leurs parois vernies de couleurs éclatantes, indiquaient, en effet, des points e réunion non moins joyeux que ceux que nous venions de parcourir.
Il faudrait renoncer à la peinture des mœurs de Constantinople si l’on s’effrayait trop de certaines descriptions d’une nature assez délicate. Les cinquante mille Européens que renferment les faubourgs de Péra et de Galata, — Italiens, Français, Anglais, Allemands, Russes ou Grecs, — n’ont entre eux aucun lien moral, pas même l’unité de religion, les sectes étant plus divisées entre elles que les cultes les plus opposés. — De plus, il est certain que, dans une ville où la société féminine mène une vie si réservée, — il serait impossible de voir même un visage de femme née dans le pays, s’il ne s’était créé de certains casinos ou cercles, dont, il faut l’avouer, la société est assez mélangée. Les officiers des navires, les jeunes gens du haut commerce, le personnel varié des ambassades, tous ces élémens épars et isolés de la société européenne sentent le besoin de lieux de réunion qui soient un terrain neutre — plus encore que les soirées des ambassadeurs, des drogmans et des banquiers. C’est ce qui explique le nombre assez grand des bals par souscription, qui ont lieu même dans l’intérieur de Péra.
Ici nous nous trouvions dans un village entièrement grec, qui est la Capoue de la population franque. J’avais déjà, en plein jour, parcouru ce village sans me douter qu’il recelât tant de divertissemens nocturnes, de casinos, de vauxhalls, et même, avouons-le, de tripots. L’air patriarcal des pères et des époux, assis sur des bancs ou travaillant à quelque métier de menuiserie, de tuilerie ou de tissage, la tenue modeste des femmes vêtues à la grecque, la gaieté insouciante des enfans, les rues pleines de volailles et de porcs, les cafés aux galeries hautes à balustres, donnant sur la vallée aux teintes violettes, sur le ruisseau bordé d’herbages, tout cela ressemblait, avec la verdure des pins et des maisons de charpente sculptée, à quelque vue paisible des Basses-Alpes. Et comment douter qu’il en fût autrement, la nuit, en ne voyant aucune lumière transpirer à travers les treillages des fenêtres ? Cependant, après le couvre-feu, beaucoup de ces intérieurs étaient restés éclairés au dedans, et les danses, ainsi que les jeux, devaient s’y prolonger du soir au matin. Sans remonter jusqu’à la tradition des Hétaïres grecques, on pourrait penser que la jeunesse pouvait attacher parfois des guirlandes au-dessus de ces portes peintes, comme au temps de l’antique Alcimadure. Nous vîmes passer là, — non pas un amoureux grec couronné de fleurs, mais un homme à la mine anglaise, marin probablement, mais entièrement vêtu de noir, avec une cravate blanche et des gants, qui s’était fait précéder d’un violon. Il marchait gravement derrière le ménétrier chargé d’égayer sa marche, — ayant lui-même la mine assez mélancolique. Nous jugeâmes que ce devait être quelque maître d’équipage, quelque bossemann, qui dépensait sa paie généreusement après une traversée.
Mon guide s’arrêta devant une maison aussi soigneusement obscure au dehors que les autres, et frappa à petits coups à la porte vernie. — Un nègre vint ouvrir avec quelques signes de crainte ; puis nous voyant des chapeaux, il salua et nous appela effendis.
La maison dans laquelle nous étions entrés ne répondait pas, quoique gracieuse et d’un aspect élégant, à l’idée que l’on se forme généralement d’un intérieur turc. Le temps a marché, et l’immobilité proverbiale du vieil Orient commence à s’émouvoir au contrecoup de la civilisation. La réforme qui a coiffé l’Osmanli du tarbouch et l’a emprisonné d’une redingote boutonnée jusqu’au col, a amené aussi, dans les habitations, la sobriété d’ornemens où se plaît le goût moderne. Ainsi, plus d’arabesques touffues, de plafonds façonnés en gâteaux d’abeilles ou en stalactites, plus de dentelures découpées, plus de caissons de bois de cèdre, — mais des murailles lisses à teintes plates et vernies, avec des corniches à moulures simples ; quelques dessins courans pour encadrer les panneaux des boiseries, quelques pots de fleurs d’où partent des enroulemens et des ramages, — le tout dans un style, ou plutôt dans une absence de style qui ne rappelle que lointainement l’ancien goût oriental, si capricieux et si féerique.
Dans la première pièce se tenaient les gens de service ; dans une seconde, un peu plus ornée, je fus frappé du spectacle qui se présenta. Au centre de la pièce se trouvait une sorte de table ronde couverte d’un tapis épais, entourée de lits à l’antique, qui, dans le pays, s’appelle tandour ; là s’étendaient à demi couchées, formant comme les rayons d’une roue, les pieds tendus vers le centre où se trouvait un foyer de chaleur caché par l’étoffe, plusieurs femmes que leur embonpoint majestueux et vénérable, leurs habits éclatans, leurs vestes bordées de fourrures, leurs coiffures surannées montraient être arrivées à l’âge où l’on ne doit pas s’offenser du nom de matrone, — pris en si bonne part chez les Romains — avaient simplement amené leurs filles ou nièces à la soirée, et en attendaient la fin comme les mères d’Opéra attendant au foyer de la danse. Elles venaient, la plupart, des maisons voisines, où elles ne devaient rentrer qu’au point du jour.
V.
QUATRE PORTRAITS.
La troisième pièce décorée, qui dans nos usages représenterait le salon, était meublée de divans couverts de soie aux couleurs vives et variées. Sur le divan du fond trônaient quatre belles personnes qui, par un hasard pittoresque ou un choix particulier, se trouvaient représenter chacune un type oriental distinct.
Celle qui occupait le milieu du divan était une Circassienne, — comme on pouvait le deviner tout de suite à ses grands yeux noirs contrastant avec un teint d’un blanc mat, à son nez aquilin d’une arête pure et fine, à son cou un peu long, à sa taille grande et svelte, à ses extrémités délicates, signes distinctifs de sa race. Sa coiffure, formée de gazillons mouchetés d’or et tordus en turban, laissait échapper des profusions de nattes d’un noir de jais, qui faisaient ressortir ses joues avivées par le fard. Une veste historiée de broderies et bordée de fanfreluches et de festons de soie, dont les couleurs bariolées formaient comme un cordon de fleurs autour de l’étoffe ; une ceinture d’argent et un large pantalon de soie rose lamée complétaient ce costume, aussi brillant que gracieux. On comprend que, selon l’usage, ses yeux étaient accentués par des lignes de surmeh, — qui les agrandissent et leur donnent de l’éclat ; ses ongles longs et les paumes de ses mains avaient une teinte orange produite par le henné ; la même toilette avait été faite à ses pieds nus, aussi soignés que ses mains, et qu’elle repliait gracieusement sur le divan en faisant sonner de temps en temps les anneaux d’argent passés autour de ses chevilles.
A côté d’elle était assise une Arménienne, dont le costume, moins richement barbare, rappelait davantage les modes actuelles de Constantinople ; un fezzi pareil à ceux des hommes, inondé par une épaisse chevelure de soie bleue, produite par la houppe qui s’y attache, et posé en arrière, parait sa tête au profil légèrement busqué, aux traits assez fiers, mais d’une sérénité presque animale. Elle portait une sorte de spencer de velours vert, garni d’une épaisse bordure en duvet de cygne, dont la blancheur et la masse donnaient de l’élégance à son cou entouré de fins lacets, où pendaient des aigrettes d’argent. Sa taille était cerclée de pièces d’orfèvrerie, où se relevaient en bosse de gros boutons de filigrane, — et, par un raffinement tout moderne, ses pieds, qui avaient laissé leurs babouches sur le tapis, se repliaient, couverts de bas de soie à coins brodés.
Contrairement à ses compagnes qui laissaient librement pendre sur leurs épaules et leur dos leurs tresses entremêlées de cordonnets et de petites plaques de métal, la Juive, placée à côté de l’Arménienne, cachait soigneusement les siens, comme l’ordonne sa loi, sous une espèce de bonnet blanc, arrondi en boule, rappelant la coiffure des femmes du temps du quatorzième siècle, et dont celle de Christine de Pisan peut donner une idée. Son costume, plus sévère, se composait de deux tuniques superposées, celle du dessus s’arrêtait à la hauteur du genou ; les couleurs en étaient plus amorties, et les broderies d’un éclat moins vif que celles portées par les autres femmes. Sa physionomie, d’une douceur résignée et d’une régularité délicate, rappelait le type juif particulier à Constantinople, et qui ne ressemble en rien au type que nous connaissons. Son nez n’avait pas cette courbure prononcée qui, chez nous, signe un visage du nom de Rébecca ou de Rachel.
La quatrième, assise à l’extrémité du divan, était une jeune Grecque blonde ayant le profil pur popularisé par la statuaire antique. Un taktikos de Smyrne aux festons et aux glands d’or, posé coquettement sur l’oreille et entouré par deux énormes tresses de cheveux tordus formant turban autour de la tête, accompagnait admirablement sa physionomie spirituelle illuminée par un œil bleu où brillait la pensée et contrastant avec l’éclat immobile et sans idée des grands yeux noirs de ses rivales en beauté.
— Voici, dit le vieillard, un échantillon parfait des quatre nations féminines qui composent la population byzantine.
Nous saluâmes ces belles personnes qui nous répondirent par un salut à la turque. La Circassienne se leva, frappa des mains, et une porte s’ouvrit. Je vis au delà une autre salle où des joueurs, en costumes variés, entouraient une table verte.
— C’est ici tout simplement le Frascati de Péra, me dit mon compagnon. Nous pourrons jouer quelques parties en attendant le souper.
— Je préfère cette salle, lui dis-je, peu curieux de me mêler à cette foule — émaillée de plusieurs costumes grecs.
Cependant, deux petites filles étaient entrées, tenant, l’une un compotier de cristal posé sur un plateau, l’autre une carafe d’eau et des verres ; elle tenait aussi une serviette bordée de soie lamée d’argent. La Circassienne — qui paraissait jouer le rôle de khanoun, — ou maîtresse, s’avança vers nous, prit une cuiller de vermeil qu’elle trempa dans des confitures de rose, et me présenta la cuiller devant la bouche avec un sourire des plus gracieux. Je savais qu’en pareil cas il fallait avaler la cuillerée, puis la faire passer au moyen d’un verre d’eau ; — ensuite, la petite fille me présenta la serviette pour m’essuyer la bouche. — Tout cela se passait selon l’étiquette des meilleures maisons turques.
— Il me semble, dis-je, voir un tableau des mille et une nuits et faire en ce moment le rêve du Dormeur éveillé. J’appellerais volontiers ces belles personnes : Charme des cœurs, Tourmente, Œil du jour, et Fleur de jasmin...
Le vieillard allait me dire leurs noms lorsque nous entendîmes un bruit violent à la porte, accompagné du son métallique de crosses de fusil. Un grand tumulte eut lieu dans la salle de jeu, et plusieurs des assistans paraissaient fuir ou se cacher.
— Serions-nous chez des sultanes ? dis-je en me rappelant le récit que m’avait fait le vieillard (1), et va-t-on nous jeter à la mer ? »
Son air impassible me rassura quelque peu. — Ecoutons, dit-il.
On montait l’escalier, et un bruit de voix confuses s’entendait déjà dans les premières pièces, où se trouvaient les matrones. Un officier de police entra seul dans le salon, et j’entendis le mot frengais que l’on prononçait en nous désignant ; il voulut encore passer dans la salle de jeu, où ceux des joueurs qui ne s’étaient pas échappés continuaient leur partie avec calme.
C’était simplement une patrouille de cavasses qui cherchaient à savoir s’il n’y avait pas de Turcs ou d’élèves des écoles militaires dans la maison. — Il est clair que ceux qui s’étaient enfuis appartenaient à quelqu’une de ces catégories. Mais la patrouille avait fait trop de bruit en entrant pour qu’on ne pût pas supposer qu’elle était payée pour ne rien voir — et pour n’avoir à signaler aucune contravention. Cela se passe ainsi, du reste, dans beaucoup de pays.
L’heure du souper était arrivée. Les joueurs heureux ou malheureux, se réconciliant après la lutte, entourèrent une table servie à l’européenne. — Seulement, les femmes ne parurent pas à cette réunion devenue cordiale, et s’allèrent placer sur une estrade. Un orchestre établi à l’autre bout de la salle se faisait entendre pendant le repas, selon l’usage oriental.
Ce mélange de civilisation et de traditions byzantines n’était pas le moindre attrait de ces nuits joyeuses qu’a créées le contact actuel de l’Europe et de l’Asie, — dont Constantinople est le centre éclatant, — et que rend possible la tolérance des Turcs. Il se trouvait réellement que nous n’assistions là qu’à une fête aussi innocente que les soirées des cafés de Marseille. Les jeunes filles qui concouraient à l’éclat de cette réunion étaient engagées, moyennant quelques piastres, pour donner aux étrangers une idée des beautés locales. Mais rien ne laissait penser qu’elles eussent été convoquées dans un autre but que celui de paraître belles et costumées selon la mode du pays. — En effet, tout le monde se sépara aux premières lueurs du matin, et nous laissâmes le village de San Dimitri à son calme et à sa tranquillité apparente. — Rien n’était plus vertueux au dehors que ce paysage d’idylle vu à la clarté de l’aube, — que ces maisons de bois dont les portes s’entr’ouvraient çà et là pour laisser paraître des ménagères matinales.
Nous nous séparâmes. Mon compagnon rentra chez lui dans Péra, et quant à moi, encore ébloui des merveilles de cette nuit, j’allai me promener du côté du Téké des derviches, d’où l’on jouit de la vue entière de l’entrée du détroit. Le soleil ne tarda pas à se lever, ravivant les lignes lointaines des rives et des promontoires, et à l’instant même le canon retentit sur le port de Tophana. Du petit minaret situé au-dessus du téké, partit aussitôt une voix douce et mélancolique qui chantait : Allah akbar ! Allah akbar ! Allah akbar !
Je ne pus résister à une émotion étrange. Oui, Dieu est grand ! Dieu est grand !... Et ces pauvres derviches, qui répètent invariablement ce verset sublime du haut de leur minaret, me semblaient faire, quant à moi, la critique d’une nuit mal employée. — Le muezzin répétait toujours : Dieu est grand ! Dieu est grand !
« Dieu est grand ! Mahomet est son prophète ; mettez vos péchés aux pieds d’Allah ! » Voilà les termes de cette éternelle complainte... Pour moi, Dieu est partout, quelque nom qu’on lui donne, et j’aurais été malheureux de me sentir coupable en ce moment d’une faute réelle ; mais je n’avais fait que me réjouir comme tous les Francs de Péra, dans une de ces nuits de fêtes auxquelles les gens de toute religion s’associent dans cette ville cosmopolite. — Pourquoi donc craindre l’œil de Dieu ? — La terre imprégnée de rosée répondait avec des parfums à la brise marine, — qui passait pour venir à moi au-dessus des jardins de la pointe du sérail dessinés sur l’autre rivage. L’astre éblouissant dessinait au loin cette géographie magique du Bosphore, — qui partout saisit les yeux, à cause de la hauteur des rivages et de la variété des aspects de la terre coupée par les eaux. Après une heure d’admiration, je me sentis fatigué, et je rentrai, — en plein jour, — à l’hôtel des demoiselles Péchefté, où je demeurais, et dont les fenêtres donnaient sur le petit champ des morts.
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(1) Les détails de cette promenade à travers les quartiers de Constantinople n’auraient aucun mérite s’ils péchaient par l’exactitude. L’aventure racontée dans le précédent feuilleton n’a pas été inventée. Elle se rapporte en effet à la sœur de l’un des précédens sultans, et remonte probablement à l’époque de Sélim. A cette époque les janissaires étaient chargés de la police nocturne et pénétraient même dans les palais impériaux, s’ils avaient quelques soupçons. La curiosité des femmes pour les bateleurs et les jongleurs fut cause aussi d’une scène analogue, à l’époque de Mahmoud. Une troupe de malheureux écuyers faillit en être victime. Ils furent sauvés par un batelier de Kourouchesmé qui se trouvait par hasard près du palais.
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GÉRARD DE NERVAL - SYLVIE LÉCUYER tous droits réservés @
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