TEXTES
1824, Poésies diverses (manuscrit autographe)
1824, L’Enterrement de la Quotidienne (manuscrit autographe)
1824, Poésies et poèmes (manuscrit autographe)
1825, « Pour la biographie des biographes » (manuscrit autographe)
15 février 1826 (BF), Napoléon et la France guerrière, chez Ladvocat
6 mai 1826 (BF), Complainte sur l’immortalité de M. Briffaut, par Cadet Roussel, chez Touquet
6 mai 1826 (BF), Monsieur Dentscourt ou le Cuisinier d’un grand homme, chez Touquet
20 mai 1826 (BF), Les Hauts faits des Jésuites, par Beuglant, chez Touquet
12 août 1826 (BF), Épître à M. de Villèle (Mercure de France du XIXe siècle)
11 novembre 1826 (BF), Napoléon et Talma, chez Touquet
13 et 30 décembre 1826 (BF), L’Académie ou les membres introuvables, par Gérard, chez Touquet
16 mai 1827 (BF), Élégies nationales et Satires politiques, par Gérard, chez Touquet
29 juin 1827, La dernière scène de Faust (Mercure de France au XIXe siècle)
28 novembre 1827 (BF), Faust, tragédie de Goëthe, 1828, chez Dondey-Dupré
15 décembre 1827, A Auguste H…Y (Almanach des muses pour 1828)
1828? Faust (manuscrit autographe)
1828? Le Nouveau genre (manuscrit autographe)
mai 1829, Lénore. Ballade allemande imitée de Bürger (La Psyché)
août 1829, Le Plongeur. Ballade, (La Psyché)
octobre 1829, A Schmied. Ode de Klopstock (La Psyché)
24 octobre 1829, Robert et Clairette. Ballade allemande de Tiedge (Mercure de France au XIXe siècle)
21 novembre 1829, Chant de l’épée. Traduit de Korner (Mercure de France au XIXe siècle)
19 décembre 1829, Lénore. Traduction littérale de Bürger (Mercure de France au XIXe siècle)
janvier 1830, La Lénore de Bürger, nouvelle traduction littérale (La Psyché)
16 janvier 1830, Ma Patrie, de Klopstock (Mercure de France au XIXe siècle)
23 janvier 1830, Légende, par Goethe (Mercure de France au XIXe siècle)
6 février (BF) Poésies allemandes, Klopstock, Goethe, Schiller, Burger (Bibliothèque choisie)
13 février 1830, Les Papillons (Mercure de France au XIXe siècle)
13 février 1830, Appel, par Koerner (1813) (Mercure de France au XIXe siècle)
13 mars 1830, L’Ombre de Koerner, par Uhland, 1816 (Mercure de France au XIXe siècle)
27 mars 1830, La Nuit du Nouvel an d’un malheureux, de Jean-Paul Richter (La Tribune romantique)
29 avril 1830, La Pipe, chanson traduite de l’allemand, de Pfeffel (La Tribune romantique)
13 mai 1830 Le Cabaret de la mère Saguet (Le Gastronome)
mai 1830, M. Jay et les pointus littéraires (La Tribune romantique)
juillet ? 1830, Récit des journées des 27-29 juillet (manuscrit autographe)
14 août 1830, Le Peuple (Mercure de France au XIXe siècle)
11 décembre 1830, A Victor Hugo. Les Doctrinaires (Almanach des muses pour 1831)
29 décembre 1830, La Malade (Le Cabinet de lecture )
29 janvier 1831, Odelette, Le Vingt-cinq mars (Almanach dédié aux demoiselles)
14 mars 1831, En avant, marche! (Cabinet de lecture)
23 avril 1831, Bardit, traduit du haut-allemand (Mercure de France au XIXe siècle)
7 mai 1831, Profession de foi (Mercure de France au XIXe siècle)
25 juin et 9 juillet 1831, Nicolas Flamel, drame-chronique (Mercure de France au XIXe siècle)
4 décembre 1831, Cour de prison, Le Soleil et la gloire (Le Cabinet de lecture)
17 décembre 1831, Fantaisie, odelette (Annales romantiques pour 1832)
24 septembre 1832, La Main de gloire, histoire macaronique (Le Cabinet de lecture)
14 décembre 1834, Odelettes (Annales romantiques pour 1835)
1835-1838 ? Lettres d’amour (manuscrits autographes)
26 mars et 20 juin 1836, De l’Aristocratie en France (Le Carrousel)
20 et 26 mars 1837, De l’avenir de la tragédie (La Charte de 1830)
12 août 1838, Les Bayadères à Paris (Le Messager)
18 septembre 1838, A M. B*** (Le Messager)
2 octobre 1838, La ville de Strasbourg. A M. B****** (Le Messager)
26 octobre 1838, Lettre de voyage. Bade (Le Messager)
31 octobre 1838, Lettre de voyage. Lichtenthal (Le Messager)
24 novembre 1838, Léo Burckart (manuscrit remis à la censure)
25, 26 et 28 juin 1839, Le Fort de Bitche. Souvenir de la Révolution française (Le Messager)
13 juillet 1839 (BF) Léo Burckart, chez Barba et Desessart
19 juillet 1839, « Le Mort-vivant », drame de M. de Chavagneux (La Presse)
15 et 16-17 août 1839, Les Deux rendez-vous, intermède (La Presse)
17 et 18 septembre 1839, Biographie singulière de Raoul Spifamme, seigneur des Granges (La Presse)
28 janvier 1840, Lettre de voyage I (La Presse)
25 février 1840, Le Magnétiseur
5 mars 1840, Lettre de voyage II (La Presse)
8 mars 1840, Lettre sur Vienne (L’Artiste)
26 mars 1840, Lettre de voyage III (La Presse)
28 juin 1840, Lettre de voyage IV, Un jour à Munich (La Presse)
18 juillet 1840 (BF) Faust de Goëthe suivi du second Faust, chez Gosselin
26 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort I (La Presse)
29 juillet, 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort II (La Presse)
30 juillet 1840, Allemagne du Nord - Paris à Francfort III (La Presse)
11 février 1841, Une Journée à Liège (La Presse)
18 février 1841, L’Hiver à Bruxelles (La Presse)
1841 ? Première version d’Aurélia (feuillets autographes)
février-mars 1841, Lettre à Muffe, (sonnets, manuscrit autographe)
1841 ? La Tête armée (manuscrit autographe)
mars 1841, Généalogie dite fantastique (manuscrit autographe)
1er mars 1841, Jules Janin, Gérard de Nerval (Journal des Débats)
5 mars 1841, Lettre à Edmond Leclerc
7 mars 1841, Les Amours de Vienne (Revue de Paris)
31 mars 1841, Lettre à Auguste Cavé
11 avril 1841, Mémoires d’un Parisien. Sainte-Pélagie en 1832 (L’Artiste)
9 novembre 1841, Lettre à Ida Ferrier-Dumas
novembre? 1841, Lettre à Victor Loubens
10 juillet 1842, Les Vieilles ballades françaises (La Sylphide)
15 octobre 1842, Rêverie de Charles VI (La Sylphide)
24 décembre 1842, Un Roman à faire (La Sylphide)
19 et 26 mars 1843, Jemmy O’Dougherty (La Sylphide)
11 février 1844, Une Journée en Grèce (L’Artiste)
10 mars 1844, Le Roman tragique (L’Artiste)
17 mars 1844, Le Boulevard du Temple, 1re livraison (L’Artiste)
31 mars 1844, Le Christ aux oliviers (L’Artiste)
5 mai 1844, Le Boulevard du Temple 2e livraison (L’Artiste)
12 mai 1844, Le Boulevard du Temple, 3e livraison (L’Artiste)
2 juin 1844, Paradoxe et Vérité (L’Artiste)
30 juin 1844, Voyage à Cythère (L’Artiste)
28 juillet 1844, Une Lithographie mystique (L’Artiste)
11 août 1844, Voyage à Cythère III et IV (L’Artiste)
15 septembre, Diorama (L’Artiste-Revue de Paris)
29 septembre 1844, Pantaloon Stoomwerktuimaker (L’Artiste)
20 octobre 1844, Les Délices de la Hollande I (La Sylphide)
8 décembre 1844, Les Délices de la Hollande II (La Sylphide)
16 mars 1845, Pensée antique (L’Artiste)
19 avril 1845 (BF), Le Diable amoureux par J. Cazotte, préface de Nerval, chez Ganivet
1er juin 1845, Souvenirs de l’Archipel. Cérigo (L’Artiste-Revue de Paris)
6 juillet 1845, L’Illusion (L’Artiste-Revue de Paris)
5 octobre 1845, Strasbourg (L’Artiste-Revue de Paris)
novembre-décembre 1845, Le Temple d’Isis. Souvenir de Pompéi (La Phalange)
28 décembre 1845, Vers dorés (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste I (L’Artiste-Revue de Paris)
15 mars 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste II (L’Artiste-Revue de Paris)
1er mai 1846, Les Femmes du Caire. Scènes de la vie égyptienne (Revue des Deux Mondes)
17 mai 1846, Sensations d’un voyageur enthousiaste III (L’Artiste-Revue de Paris)
12 juillet 1846 Sensations d’un voyageur enthousiaste IV (L’Artiste-Revue de Paris)
16 août 1846, Un Tour dans le Nord. Angleterre et Flandre (L’Artiste-Revue de Paris)
30 août 1846, De Ramsgate à Anvers (L’Artiste-Revue de Paris)
20 septembre 1846, Une Nuit à Londres (L’Artiste-Revue de Paris)
1er novembre 1846, Un Tour dans le Nord III (L’Artiste-Revue de Paris)
22 novembre 1846, Un Tour dans le Nord IV (L’Artiste-Revue de Paris)
15 décembre 1846, Scènes de la vie égyptienne moderne. La Cange du Nil (Revue des Deux Mondes)
1847, Scénario des deux premiers actes des Monténégrins
15 février 1847, La Santa-Barbara. Scènes de la vie orientale (Revue des Deux Mondes)
15 mai 1847, Les Maronites. Un Prince du Liban (Revue des Deux Mondes)
15 août 1847, Les Druses (Revue des Deux Mondes)
17 octobre 1847, Les Akkals (Revue des Deux Mondes)
21 novembre 1847, Souvenirs de l’Archipel. Les Moulins de Syra (L’Artiste-Revue de Paris)
15 juillet 1848, Les Poésies de Henri Heine (Revue des Deux Mondes)
15 septembre 1848, Les Poésies de Henri Heine, L’Intermezzo (Revue des Deux Mondes)
1er-27 mars 1849, Le Marquis de Fayolle, 1re partie (Le Temps)
26 avril 16 mai 1849, Le Marquis de Fayolle, 2e partie (Le Temps)
6 octobre 1849, Le Diable rouge (Almanach cabalistique pour 1850)
7 mars-19 avril 1850, Les Nuits du Ramazan (Le National)
15 août 1850, Les Confidences de Nicolas, 1re livraison (Revue des Deux Mondes)
26 août 1850, Le Faust du Gymnase (La Presse)
1er septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 2e livraison (Revue des Deux Mondes)
9 septembre 1850, Excursion rhénane (La Presse)
15 septembre 1850, Les Confidences de Nicolas, 3e livraison (Revue des Deux Mondes)
18 et 19 septembre 1850, Les Fêtes de Weimar (La Presse)
1er octobre 1850, Goethe et Herder (L’Artiste-Revue de Paris)
24 octobre-22 décembre 1850, Les Faux-Saulniers (Le National)
29 décembre 1850, Les Livres d’enfants, La Reine des poissons (Le National)
novembre 1851, Quintus Aucler (Revue de Paris)
24 janvier 1852 (BF), L’Imagier de Harlem, Librairie théâtrale
15 juin 1852, Les Fêtes de mai en Hollande (Revue des Deux Mondes)
1er juillet 1852, La Bohême galante I (L’Artiste)
15 juillet 1852, La Bohême galante II (L’Artiste)
1er août 1852, La Bohême galante III (L’Artiste)
15 août 1852, La Bohême galante IV (L’Artiste)
21 août 1852 (BF), Lorely. Souvenirs d’Allemagne, chez Giraud et Dagneau (Préface à Jules Janin)
1er septembre 1852, La Bohême galante V (L’Artiste)
15 septembre 1852, La Bohême galante VI (L’Artiste)
1er octobre 1852, La Bohême galante VII (L’Artiste)
9 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 1re livraison (L’Illustration)
15 octobre 1852, La Bohême galante VIII (L’Artiste)
23 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 2e livraison (L’Illustration)
30 octobre 1852, Les Nuits d’octobre, 3e livraison (L’Illustration)
1er novembre 1852, La Bohême galante IX (L’Artiste)
6 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 4e livraison (L’Illustration)
13 novembre 1852, Les Nuits d’octobre, 5e livraison (L’Illustration)
15 novembre 1852, La Bohême galante X (L’Artiste)
20 novembre 1852, Les Illuminés, chez Victor Lecou (« La Bibliothèque de mon oncle »)
1er décembre 1852, La Bohême galante XI (L’Artiste)
15 décembre 1852, La Bohême galante XII (L’Artiste)
1er janvier 1853 (BF), Petits Châteaux de Bohême. Prose et Poésie, chez Eugène Didier
15 août 1853, Sylvie. Souvenirs du Valois (Revue des Deux Mondes)
14 novembre 1853, Lettre à Alexandre Dumas
25 novembre 1853-octobre 1854, Lettres à Émile Blanche
10 décembre 1853, Alexandre Dumas, Causerie avec mes lecteurs (Le Mousquetaire)
17 décembre 1853, Octavie (Le Mousquetaire)
1853-1854, Le Comte de Saint-Germain (manuscrit autographe)
28 janvier 1854 (BF) Les Filles du feu, préface, Les Chimères, chez Daniel Giraud
31 octobre 1854, Pandora (Le Mousquetaire)
25 novembre 1854, Pandora, épreuves du Mousquetaire
Pandora, texte reconstitué par Jean Guillaume en 1968
Pandora, texte reconstitué par Jean Senelier en 1975
30 décembre 1854, Promenades et Souvenirs, 1re livraison (L’Illustration)
1854 ? Sydonie (manuscrit autographe)
1854? Emerance (manuscrit autographe)
1854? Promenades et Souvenirs (manuscrit autographe)
janvier 1855, Oeuvres complètes (manuscrit autographe)
1er janvier 1855, Aurélia ou le Rêve et la Vie (Revue de Paris)
6 janvier 1855, Promenades et Souvenirs, 2e livraison (L’Illustration)
3 février 1855, Promenades et Souvenirs, 3e livraison (L’Illustration)
15 février 1855, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, seconde partie (Revue de Paris)
15 mars 1855, Desiderata (Revue de Paris)
1866, La Forêt noire, scénario
__
BF: annonce dans la Bibliographie de la France
Manuscrit autographe: manuscrit non publié du vivant de Nerval
7 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 17e livraison.
Toujours à la suite de Tubal-Kaïn, Adoniram voit d’immenses figures, dont il devine qu’il s’agit de « la dynastie disparue des princes d’Hénochia », et arrive enfin au tombeau de « l’Inconnu, du premier né de la terre, Adam ». C’est alors qu’apparaît Caïn, qui va révéler à Adoniram le mystère de ses origines : si sa mère est bien Héva, si Adam est son père nourricier, son vrai père est Eblis. Il est donc l’enfant des Eloïms, mal aimé par ses parents nourriciers, « enfants du limon », et par leur créateur Adonaï : « O comble d’iniquité ! Adam ne m’aimait pas ! Héva se souvenait d’avoir été bannie du paradis pour m’avoir mis au monde, et son cœur, fermé par l’intérêt, était tout à son Habel. Lui, dédaigneux et choyé, me considérait comme le serviteur de chacun ; Adonaï était avec lui, que fallait-il de plus ? » Ainsi s’explique le meurtre d’Abel, dont Caïn porte toujours le chagrin et l’opprobe auprès d’Adam et des descendants de Seth. Henoch, descendant de Caïn, réfugié dans la montagne de Kaf, y fonda la ville d’Henochia et donna à son peuple le livre initiatique des métiers de la construction, le livre du Tau, fondement du compagnonnage maçonnique.
Voir les notices ADONIRAM ET BALKIS et ÉLABORATION LITTÉRAIRE DU VOYAGE EN ORIENT
______
LES NUITS DU RAMAZAN.
___
SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.
(Légende orientale du Compagnonnage.)
Adonaï, qui règne autour des mondes, mura la terre et intercepta cette attraction externe. Il en résulte que la terre mourra comme ses habitans. Elle vieillit déjà ; la fraîcheur la pénètre de plus en plus ; des espèces entières d’animaux et de plantes ont disparu ; les races s’amoindrissent, la durée de la vie s’abrège, et des sept métaux primitifs, la terre, dont la moelle se congèle et se dessèche, n’en reçoit plus que cinq (1). Le soleil lui-même pâlit ; il doit s’éteindre dans cinq ou six milliers d’années. Mais ce n’est point à moi seul, ô mon fils, qu’il appartient de te révéler ces mystères : tu les entendras de la bouche des hommes, tes ancêtres.
Ils pénétrèrent ensemble dans un jardin éclairé des tendres lueurs d’un feu doux, peuplé d’arbres inconnus dont le feuillage, formé de petites langues de flammes, projetait, au lieu d’ombres, des clartés plus vives sur le sol d‘émeraudes, diapré de fleurs d’une forme bizarre, et de couleurs d’une vivacité surprenante. Ecloses du feu intérieur sur le terrain des métaux, ces fleurs en étaient les émanations les plus fluides et les plus pures. Ces végétations arborescentes du métal en fleurs rayonnaient comme des pierreries et exhalaient des parfums d’ambre, de benjoin, de myrrhe et d’encens. Non loin serpentaient des ruisseaux de naphte, fertilisant les cinabres, la rose de ces contrées souterraines. Là se promenaient quelques vieillards géans, sculptés à la mesure de cette nature exubérante et forte. Sous un dais de lumière ardente, Adoniram découvrit une rangée de colosses, assis à la file, et reproduisant les costumes sacrés, les proportions sublimes et l’aspect imposant des figures qu’il avait jadis entrevues dans les cavernes du Liban. Il devina la dynastie disparue des princes d’Hénochia. Il revit autour d’eux, accroupis, les cynocéphales, les lions ailés, les griffons, les sphinx sourians et mystérieux, espèces condamnées, balayées par le déluge, et immortalisées par la mémoire des hommes. Ces esclaves androgynes supportaient les trônes massifs, monumens inertes, dociles, et pourtant animés.
Immobiles comme le repos, des princes fils d’Adam semblaient rêver et attendre.
Parvenu à l’extrémité de la lignée, Adoniram, qui marchait toujours, dirigeait ses pas vers une énorme pierre carrée et blanche comme la neige... Il allait poser le pied sur cet incombustible rocher d’amianthe.
— Arrête ! s’écria Tubal-Caïn, nous sommes sous la montagne de Sérendib ; tu vas fouler la tombe de l’Inconnu, du premier né de la terre. Adam sommeille sous ce linceul, qui le préserve du feu. Il ne doit se relever qu’au dernier jour du monde ; sa tombe captive contient notre rançon. Mais écoute : notre père commun t’appelle.
Caïn était accroupi dans une posture pénible ; il se souleva. Sa beauté est surhumaine, son œil triste, et sa lèvre pâle. Il est nu ; autour de son front soucieux s’enroule un serpent d’or, en guise de diadème... l’homme errant semble encore harassé :
— Que le sommeil et la mort soient avec toi, mon fils ! Race industrieuse et opprimée, c’est par moi que tu souffres. Héva fut ma mère ; Eblis, l’ange de lumière, a glissé dans son sein l’étincelle qui m’anime et qui a régénéré ma race ; Adam, pétri de limon et dépositaire d’une âme captive, Adam m’a nourri. Enfant des Eloïms (2), j’aimai cette ébauche d’Adonaï, et j’ai mis au service des hommes ignorans et débiles l’esprit des génies qui résident en moi. J’ai nourri mon nourricier sur ses vieux jours, et bercé l’enfance d’Habel… qu’ils appelaient mon frère. Hélas ! hélas !
Avant d’enseigner le meurtre à la terre, j’avais connu l’ingratitude, l’injustice et les amertumes qui corrompent le cœur. Travaillant sans cesse, arrachant notre nourriture au sol avare, inventant, pour le bonheur des hommes, ces charrues qui contraignent la terre à produire, faisant renaître pour eux, au sein de l’abondance, cet Eden qu’ils avaient perdu ; j’avais fait de ma vie un sacrifice. O comble d’iniquité ! Adam ne m’aimait pas ! Héva se souvenait d’avoir été bannie du paradis pour m’avoir mis au monde, et son cœur, fermé par l’intérêt, était tout à son Habel. Lui, dédaigneux et choyé, me considérait comme le serviteur de chacun ; Adonaï était avec lui, que fallait-il de plus ? Aussi, tandis que j’arrosais de mes sueurs la terre où il se sentait roi, lui-même, oisif et caressé, il paissait ses troupeaux en sommeillant sous les sycomores. Je me plains : nos parents invoquent l’équité de Dieu : nous lui offrons nos sacrifices, et le mien, des gerbes de blé que j’avais fait éclore, les prémices de l’été ! le mien est rejeté avec mépris... C’est ainsi que ce Dieu jaloux a toujours repoussé le génie inventif et fécond, et donné la puissance avec le droit d’oppression aux esprits vulgaires. Tu sais le reste ; mais ce que tu ignores, c’est que la réprobation d’Adonaï, me condamnant à la stérilité, donnait pour épouse au jeune Habel notre sœur Aclinia dont j’étais aimé. De là provint la première lutte des djinns ou enfans des Eloïms, issus de l’élément du feu, contre les fils d’Adonaï, engendrés du limon.
J’éteignis le flambeau d’Habel... Adam se vit renaître plus tard dans la postérité de Seth ; et, pour effacer mon crime, je me suis fait bienfaiteur des enfants d’Adam. C’est à notre race, supérieure à la leur, qu’ils doivent tous les arts, l’industrie et les élémens des sciences. Vains efforts ! en les instruisant, nous les rendions libres... Adonaï ne m’a jamais pardonné, et c’est pourquoi il me fait un crime, sans pardon, d’avoir brisé un vase d’argile, lui qui, dans les eaux du déluge, a noyé tant de milliers d’hommes ! lui qui, pour les décimer, leur a suscité tant de tyrans !
Alors la tombe d’Adam parla : — C’est toi, dit la voix profonde, toi qui as enfanté le meurtre ; Dieu poursuit, dans mes enfans, le sang d’Héva dont tu sors et que tu as versé ! C’est à cause de toi que Jéhova a suscité des prêtres et des soldats. Un jour, il fera naître des empereurs pour broyer les peuples, les prêtres et les rois eux-mêmes, et la postérité des nations dira : ce sont les fils de Caïn !
Le fils d’Héva s’agita, désespéré.
— Lui aussi ! s’écria-t-il ; jamais il n’a pardonné.
— Jamais !... répondit la voix ; et des profondeurs de l’abîme on l’entendit gémir encore : — Habel, mon fils, Habel, Habel !... qu’as-tu fait de ton frère Habel ?...
Caïn roula sur le sol, qui retentit, et les convulsions du désespoir lui déchiraient la poitrine…
Tel est le supplice de Caïn, parce qu’il a versé le sang.
Saisi de respect, d’amour, de compassion et d’horreur, Adoniram se détourna.
— Qu’avais-je fait, moi ! dit en secouant sa tête coiffée d’une tiare élevée, le vénérable Hénoch. Les hommes erraient comme des troupeaux ; je leur appris à tailler les pierres, à bâtir des édifices, à se grouper dans les villes. Le premier, je leur ai révélé le génie des sociétés.
J’avais rassemblé des brutes... je laissai une nation dans ma ville d’Hénochia, dont les ruines étonnent encore les races dégénérées. C’est grâce à moi que Soliman dresse un temple en l’honneur d’Adonaï, et ce temple fera sa perte, car le dieu des Hébreux, ô mon fils ! a reconnu mon génie dans l’œuvre de tes mains.
Adoniram contempla cette grande ombre : Hénoch avait la barbe longue et tressée ; sa tiare, ornée de bandes rouges et d’une double rangée d’étoiles, était surmontée d’une pointe terminée en bec de vautour. Deux bandelettes à franges retombaient sur ses cheveux et sur sa tunique. D’une main il tenait un long sceptre, et de l’autre une équerre. Sa stature colossale dépassait celle de son père Caïn. Près de lui se tenaient Irad et Maviaël, coiffés de simples bandelettes. Des anneaux s’enroulaient autour de leurs bras : l’un avait jadis emprisonné les fontaines ; l’autre avait équarri les cèdres. Mathusaël avait imaginé les caractères écrits et laissé des livres dont s’empara depuis Edris, qui les enfouit dans la terre ; les livres du Tau... Mathusaël avait sur l’épaule un pallium hiératique ; un parazonium armait son flanc, et sur sa ceinture éclatante brillait en traits de feu le T symbolique qui rallie les ouvriers issus des génies du feu.
Tandis qu’Adoniram contemplait les traits sourians de Lamech, dont les bras étaient couverts par des ailes repliées d’où sortaient deux longues mains appuyées sur la tête de deux jeunes gens accroupis, Tubal-Caïn, quittant son protégé, avait pris place sur son trône de fer.
— Tu vois la face vénérable de mon père, dit-il à Adoniram. Ceux-ci, dont il caresse la chevelure, sont les enfants d’Ada : Jabel, qui dressa des tentes et apprit à coudre la peau des chameaux, et Jubal, mon frère, qui le premier tendit les cordes du cinnor, de la harpe, et sut en tirer des sons.
— Fils de Lamech et de Sella, répondit Jubal d’une voix harmonieuse comme les vents du soir, tu es plus grand que tes frères, et tu règnes sur tes aïeux. C’est de toi que procèdent les arts de la guerre et de la paix. Tu as réduit les métaux, tu as allumé la première forge. En donnant aux humains l’or, l’argent, le cuivre et l’acier, tu as remplacé pour eux l’Arbre de Science. L’or et le fer les élèveront au comble de la puissance, et leur seront assez funestes pour nous venger d’Adonaï. Honneur à Tubal-Caïn !
Un bruit formidable répondit de toute part à cette exclamation, répétée au loin par des légions de gnomes, qui reprirent leurs travaux avec une ardeur nouvelle. Les marteaux retentirent sous les voûtes des usines éternelles, et Adoniram... l’ouvrier, dans ce monde où les ouvriers étaient rois, ressentit une allégresse et un orgueil profonds.
— Enfant de la race des Eloïms, lui dit Tubal-Caïn, reprends courage, ta gloire est dans la servitude. Tes ancêtres ont rendu redoutable l’industrie humaine, et c’est pourquoi notre race a été condamnée. Elle a combattu deux mille ans ; on n’a pu nous détruire, parce que nous sommes d’une essence immortelle ; on a réussi à nous vaincre, parce que le sang d’Héva se mêlait à notre sang. Tes aïeux, mes descendans, furent préservés des eaux du déluge. Car, tandis que Jéhova, préparant notre destruction, les amoncelait dans les réservoirs du ciel, j’ai appelé le feu à mon secours et précipité de rapides courans vers la surface du globe. Par mon ordre, la flamme a dissous les pierres et creusé de longues galeries propres à nous servir de retraites. Ces routes souterraines aboutissaient dans la plaine de Giseh, non loin de ces rivages où s’est élevée depuis la cité de Memphis. Afin de préserver ces galeries de l’invasion des eaux, j’ai réuni la race des géans, et nos mains ont élevé une immense pyramide qui durera autant que le monde. Les pierres en furent cimentées avec du bitume impénétrable ; et l’on n’y pratiqua d’autre ouverture qu’un étroit couloir fermé par une petite porte que je murai moi-même au dernier jour du monde ancien.
Des demeures souterraines furent creusées dans le roc : on y pénétrait en descendant dans un abîme ; elles s’échelonnaient le long d’une galerie basse aboutissant aux régions de l’eau que j’avais emprisonnée dans un grand fleuve propre à désaltérer les hommes et les troupeaux enfouis dans ces retraites. Au delà de ce fleuve, j’avais réuni dans un vaste espace éclairé par le frottement des métaux contraires les fruits végétaux qui se nourrissent de la terre.
C’est là que vécurent à l’abri des eaux les faibles débris de la lignée de Caïn. Toutes les épreuves que nous avions subies et traversées, il fallut les subir encore pour revoir la lumière, quand les eaux eurent regagné leur lit. Ces routes étaient périlleuses, le climat intérieur dévore. Durant l’aller et le retour, nous laissâmes dans chaque région quelques compagnons. Seul, à la fin, je survécus avec le fils que m’avait donné ma sœur Noéma.
Je rouvris la pyramide, et j’entrevis la terre. Quel changement ! Le désert... des animaux rachitiques, des plantes rabougries, un soleil pâle et sans chaleur, et çà et là des amas de boue inféconde où se traînaient des reptiles. Soudain un vent glacial et chargé de miasmes infects pénètre dans ma poitrine et la dessèche. Suffoqué, je le rejette, et l’aspire encore pour ne pas mourir. Je ne sais quel poison froid circule dans mes veines ; ma vigueur expire, mes jambes fléchissent, la nuit m’environne, un noir frisson s’empare de moi. Le climat de la terre était changé, le sol refroidi ne dégageait plus assez de chaleur pour animer ce qu’il avait fait vivre autrefois. Tel qu’un dauphin enlevé du sein des mers et lancé sur le sable, je sentais mon agonie, et je compris que mon heure était venue…
Par un suprême instinct de conservation, je voulus fuir, et rentrant sous la pyramide, j’y perdis connaissance. Elle fut mon tombeau ; mon âme alors délivrée, attirée par le feu intérieur, revint trouver celle de mes pères. Quant à mon fils, à peine adulte, il grandissait encore ; il put vivre, mais sa croissance s’arrêta.
Il fut errant suivant la destinée de notre race, et la femme de Cham, second fils de Noé, le trouva plus beau que le fils des hommes. Il la connut : elle mit au monde Kous, le père de Nemrod, qui enseigna à ses frères l’art de la chasse et fonda Babylone. Ils entreprirent d’élever la tour de Babel ; dès lors, Adonaï reconnut le sang de Caïn et recommença à le persécuter. La race de Nemrod fut de nouveau dispersée. La voix de mon fils achèvera pour toi cette douloureuse histoire.
___
(1) Les traditions sur lesquelles sont fondées les diverses scènes de cette légende ne sont pas particulières aux Orientaux. Le moyen âge européen les a connues. On peut consulter principalement l’Histoire des Préadamites de Lapeyrière, l’Iter subterraneum de Klimius, et une foule d’écrits relatifs à la kabbale et à la médecine spagyrique. L’Orient en est encore là. Il ne faut donc pas s’étonner des bizarres hypothèses scientifiques que peut contenir ce récit. La plupart de ces légendes se rencontrent aussi dans le Thalmud, dans les livres des néoplatoniciens, dans le Koran et dans le livre d’Hénoch, traduit récemment par l’évêque de Cantorbury.
(2) Les Eloïms sont des génies primitifs que les Egyptiens appelaient les dieux ammonéens. Dans le système des traditions persanes, Adonaï ou Jéhova (le dieu des Hébreux) n’était que l’un des Eloïms.
______
11 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 18e livraison.
Adoniram entend enfin la prophétie de son avenir : « de toi va naître un fils que tu ne verras pas », et après lui toute la lignée des artistes, inventeurs et créateurs : « supérieurs par leur âme, ils seront le jouet de l’opulence et de la stupidité heureuse. Ils fonderont la renommée des peuples et n’y participeront pas de leur vivant. Géans de l’intelligence, flambeaux du savoir, organes du progrès, lumière des arts, instrumens de la liberté, eux seuls resteront esclaves, dédaignés, solitaires. Cœurs tendres, ils seront en butte à l’envie. » Adoniram doit maintenant revenir parmi les hommes accomplir sa destinée terrestre. Instruit par Tubal-Caïn sur la manière de sauver son œuvre, Adoniram passe aux yeux de tous de la honte à la gloire.
______
LES NUITS DU RAMAZAN.
___
SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.
(Légende orientale du Compagnonnage.)
Adoniram chercha autour de lui le fils de Tubal-Caïn d’un air inquiet.
— Tu ne le reverras point, repartit le prince des esprits du feu, l’âme de mon enfant est invisible, parce qu’il est mort après le déluge, et que sa forme corporelle appartient à la terre. Il en est ainsi de ses descendans, et ton père, Adoniram, est errant dans l’air enflammé que tu respires... Oui, ton père...
— Ton père, oui, ton père..., redit comme un écho, mais avec un accent plus tendre, une voix qui passa comme un baiser sur le front d’ Adoniram.
Et se retournant l’artiste pleura.
— Console-toi, dit Tubal-Caïn ; il est plus heureux que moi. Il t’a laissé au berceau, et, comme ton corps n’appartient pas encore à la terre, il jouit du bonheur d’en voir l’image. Mais sois attentif aux paroles de mon fils.
Alors une voix parla :
— Seul parmi les génies mortels de notre race, j’ai vu le monde avant et après le déluge, et j’ai contemplé la face d’Adonaï. J’espérais la naissance d’un fils, et la froide bise de la terre vieillie oppressait ma poitrine. Une nuit, Dieu m’apparaît : sa face ne peut être décrite. Il me dit :
— Espère...
Dépourvu d’expérience, isolé dans un monde inconnu, je répliquai timide :
— Seigneur, je crains...
Il reprit : — Cette crainte sera ton salut. Tu dois mourir ; ton nom sera ignoré de tes frères et sans écho dans les âges ; de toi va naître un fils que tu ne verras pas. De lui sortiront des êtres perdus parmi la foule comme les étoiles errantes à travers le firmament. Souche de géans, j’ai humilié ton corps ; tes descendans naîtront faibles ; leur vie sera courte ; l’isolement sera leur partage. L’âme des génies conservera dans leur sein sa précieuse étincelle, et leur grandeur fera leur supplice. Supérieurs aux hommes, ils en seront les bienfaiteurs et se verront l’objet de leurs dédains ; leurs tombes seules seront honorées. Méconnus durant leur séjour sur la terre, ils possèderont l’âpre sentiment de leur force, et ils l’exerceront pour la gloire d’autrui. Sensibles aux malheurs de l’humanité, ils voudront les prévenir, sans se faire écouter. Soumis à des pouvoirs médiocres et vils, ils échoueront à surmonter ces tyrans méprisables. Supérieurs par leur âme, ils seront le jouet de l’opulence et de la stupidité heureuse. Ils fonderont la renommée des peuples et n’y participeront pas de leur vivant. Géans de l’intelligence, flambeaux du savoir, organes du progrès, lumière des arts, instrumens de la liberté, eux seuls resteront esclaves, dédaignés, solitaires. Cœurs tendres, ils seront en butte à l’envie ; âmes énergiques, ils seront paralysés pour le bien… Ils se méconnaîtront entre eux.
— Dieu cruel ! m’écriai-je ; du moins leur vie sera courte et l’âme brisera le corps.
— Non, car ils nourriront l’espérance, toujours déçue, ravivée sans cesse, et plus ils travailleront à la sueur de leur front, plus les hommes seront ingrats. Ils donneront toutes les joies et recevront toutes les douleurs ; le fardeau de labeurs dont j’ai chargé la race d’Adam s’appesantira sur leurs épaules ; la pauvreté les suivra, la famille sera pour eux compagne de la faim. Complaisans ou rebelles, ils seront constamment avilis, ils travailleront pour tous, et dépenseront en vain le génie, l’industrie et la force de leurs bras.
Jéhova dit ; mon cœur fut brisé ; je maudis la nuit qui m’avait rendu père, et j’expirai.
Et la voix s’éteignit, laissant derrière elle une longue traînée de soupirs.
— Tu le vois, tu l’entends, repartit Tubal-Caïn, et notre exemple t’est offert. Génies bienfaisans, auteurs de la plupart des conquêtes intellectuelles dont l’homme est si fier, nous sommes à ses yeux les maudits, les démons, les esprits du mal. Fils de Caïn ! subis ta destinée ; porte-la d’un front imperturbable, et que le dieu vengeur soit atterré de ta constance. Sois grand devant les hommes et fort devant nous : je t’ai vu près de succomber, mon fils, et j’ai voulu soutenir ta vertu. Les génies du feu viendront à ton aide ; ose tout ; tu es réservé à la perte de Soliman, ce fidèle serviteur d’Adonaï. De toi naîtra une souche de rois qui restaureront sur la terre, en face de Jéhova, le culte négligé du feu, cet élément sacré. Quand tu ne seras plus sur la terre, la milice infatigable des ouvriers se ralliera à ton nom, et la phalange des travailleurs, des penseurs abaissera un jour la puissance aveugle des rois, ces ministres despotiques d’Adonaï. Va, mon fils, accomplis tes destinées...
A ces mots, Adoniram se sentit soulevé ; le jardin des métaux, ses fleurs étincelantes, ses arbres de lumière, les ateliers immenses et radieux des gnomes, les ruisseaux éclatans d’or, d’argent, de cadmium, de mercure et de naphte se confondirent sous ses pieds en un large sillon de lumière, en un rapide fleuve de feu. Il comprit qu’il filait dans l’espace avec la rapidité d’une étoile. Tout s’obscurcit graduellement : le domaine de ses aïeux lui apparut un instant, tel qu’une planète immobile au milieu d’un ciel assombri, un vent frais frappa son visage, il ressentit une secousse, jeta les yeux autour de lui, et se retrouva couché sur le sable, au pied du moule de la mer d’airain, entouré de la lave à demi refroidie, qui projetait encore dans les brumes de la nuit une lueur roussâtre.
— Un rêve ! se dit-il ; était-ce donc un rêve ? Malheureux ! ce qui n’est que trop vrai, c’est la perte de mes espérances, la ruine de mes projets, et le déshonneur qui m’attend au lever du soleil...
Mais la vision se retrace avec tant de netteté, qu’il suspecte le doute même dont il est saisi. Tandis qu’il médite, il relève les yeux et reconnaît devant lui l’ombre colossale de Tubal-Caïn : — Génie du feu, s’écrie-t-il, reconduis-moi dans le fond des abîmes. La terre cachera mon opprobre !
— Est-ce ainsi que tu suis mes préceptes ? réplique l’ombre d’un ton sévère. Point de vaines paroles ; la nuit s’avance, bientôt l’œil flamboyant d’Adonaï va parcourir la terre ; il faut se hâter.
Faible enfant ! t’aurais-je abandonné dans une heure si périlleuse ? Sois sans crainte ; tes moules sont remplis : la fonte, en élargissant tout à coup l’orifice du four muré de pierres trop peu réfractaires, a fait irruption, et le trop plein a jailli par-dessus les bords. Tu as cru à une fissure, perdu la tête, jeté de l’eau, et le jet de fonte s’est étoilé.
— Et comment affranchir les bords de la vasque de ces bavures de fonte qui y ont adhéré ?
— La fonte est poreuse et conduit moins bien la chaleur que ne le ferait l’acier. Prends un morceau de fonte, chauffe-le par un bout, refroidis-le par l’autre, et frappe un coup de masse : le morceau cassera juste entre le chaud et le froid. Les terres et les cristaux sont dans le même cas.
— Maître, je vous écoute.
— Par Edils [sic, Eblis en 1851] ! mieux vaudrait me deviner. Ta vasque est brûlante encore ; refroidis brusquement ce qui déborde les contours, et sépare les bavures à coups de marteau.
— C’est qu’il faudrait une vigueur...
— Il faut un marteau. Celui de Tubal-Caïn a ouvert le cratère de l’Etna pour donner un écoulement aux scories de nos usines.
Adoniram entendit le bruit d’un morceau de fer qui tombe ; il se baissa et ramassa un marteau pesant, mais parfaitement équilibré pour la main. Il voulut exprimer sa reconnaissance ; l’ombre avait disparu, et l’aube naissante avait commencé à dissoudre le feu des étoiles .
Un moment après, les oiseaux qui préludaient à leurs chants prirent la fuite au bruit du marteau d’ Adoniram, qui, frappant à coups redoublés sur les bords de la vasque, troublait seul le profond silence qui précède la naissance du jour.
_________________
Cette séance avait vivement impressionné l’auditoire, qui s’accrut le lendemain. On avait parlé des mystères de la montagne de Kaf, qui intéressent toujours vivement les Orientaux. Pour moi, cela m’avait paru aussi classique que la descente d’Enée aux enfers.
Le conteur reprit :
C’était l’heure où le Thabor projette son ombre matinale sur le chemin montueux de Béthanie : quelques nuages blancs et diaphanes erraient dans les plaines du ciel, adoucissant la clarté du matin ; la rosée azurait encore le tissu des prairies ; la brise accompagnait de son murmure dans le feuillage la chanson des oiseaux sur les arbres reverdis. Parmi les buissons de laurier rose qui bordaient le sentier de Moria, l’on entrevoyait de loin les tuniques de lin et les robes de gaze d’un cortège de femmes qui, traversant un pont jeté sur le Cédron, gagnèrent les bords d’un ruisseau qu’alimente le lavoir de Siloë. Derrière elles marchaient huit Nubiens portant un riche palanquin, et deux chameaux qui cheminaient chargés en balançant la tête.
La litière était vide ; car ayant, dès l’aurore, quitté, avec ses femmes, les tentes où elle s’était obstinée à demeurer avec sa suite hors des murs de Jérusalem, la reine de Saba, pour mieux goûter le charme de ces fraîches campagnes, avait mis pied à terre.
Jeunes et jolies pour la plupart, les suivantes de Balkis se rendaient de bonne heure à la fontaine pour laver le linge de leur maîtresse, qui, vêtue aussi simplement que ses compagnes, les précédait gaiement avec sa nourrice, tandis que, sur ses pas, cette jeunesse babillait à qui mieux mieux.
— Vos raisons ne me touchent pas, ma fille, disait la nourrice ; ce mariage me paraît une folie grave ; et si l’erreur est excusable, c’est pour le plaisir qu’elle donne.
— Morale édifiante ! Si le sage Soliman vous entendait…
— Est-il donc si sage, n’étant plus jeune, de convoiter la rose des Sabéens ?
— Des flatteries ! Bonne Sarahil, tu t’y prends trop matin.
— N’éveillez pas ma sévérité encore endormie ; je dirais…
— Eh bien, dis...
— Que vous aimez Soliman ; et vous l’auriez bien mérité.
— Je ne sais... répondit la jeune reine en riant ; je me suis sérieusement questionnée à cet égard, et il est probable que le roi ne m’est pas indifférent.
— S’il en était ainsi, vous n’eussiez point examiné ce point délicat avec tant de scrupule. Non, vous combinez une alliance... politique, et vous jetez des fleurs sur l’aride sentier des convenances. Soliman a rendu vos états, comme ceux de tous ses voisins, tributaires de sa puissance, et vous rêvez le dessein de les affranchir en vous donnant un maître dont vous comptez faire un esclave. Mais prenez garde...
— Qu’ai-je à craindre ? il m’adore.
— Il professe envers sa noble personne une passion trop vive pour que ses sentimens à votre égard dépassent le désir de ses sens, et rien n’est plus fragile. Soliman est réfléchi, ambitieux et froid.
— N’est-il pas le plus grand prince de la terre, le plus noble rejeton de la race de Sem dont je suis issue ? Trouve dans le monde un prince plus digne que lui de donner des successeurs à la dynastie des Hémiarites !
— La lignée des Hémiarites, nos aïeux, descend de plus haut que vous ne le pensez. Voyez-vous les enfants de Sem commander aux habitans de l’air ?… Enfin, je m’en tiens aux prédictions des oracles : vos destinées ne sont point accomplies, et le signe auquel vous devez reconnaître votre époux n’a point apparu, la Huppe n’a point encore traduit la volonté des puissances éternelles qui vous protègent.
— Mon sort dépendra-t-il de la volonté d’un oiseau ?
— D’un oiseau unique au monde, dont l’intelligence n’appartient pas aux espèces connues ; dont l’âme, le grand-prêtre me l’a dit, a été tirée de l’élément du feu. Ce n’est point un animal terrestre, et il relève des djinns (génies).
— Il est vrai, repartit Balkis, que Soliman tente en vain de l’apprivoiser et lui présente inutilement l’épaule ou le poing.
— Je crains qu’elle ne s’y repose jamais. Au temps où les animaux étaient soumis, et de ceux-là la race est éteinte, ils n’obéissaient pas aux hommes créés du limon. Ils ne relevaient que des dives ou des djinns, enfans de l’air ou du feu... Soliman est de la race formée d’argile par Adonaï.
— Et pourtant la Huppe m’obéit...
Sarahil sourit et hocha la tête ; princesse du sang des Hémiarites, et parente du dernier roi, la nourrice de la reine avait approfondi les sciences naturelles : sa prudence égalait sa discrétion et sa bonté.
— Reine, ajouta-t-elle, il est des secrets supérieurs à votre âge, et que les filles de notre maison doivent ignorer avant leur mariage. Si la passion les égare, et les fait déchoir, ces mystères leur restent fermés, afin que le vulgaire des hommes en soit éternellement exclu. Qu’il vous suffise de le savoir : Hud-Hud, cette huppe renommée ne reconnaîtra pour maître que l’époux réservé à la reine de Saba.
— Vous me ferez maudire cette tyrannie emplumée.
— Qui peut-être vous sauvera d’un despote armé du glaive.
— Soliman a reçu ma parole, et à moins d’attirer sur nous de justes ressentimens... Sarahil, le sort en est jeté ; les délais expirent, et ce soir même…
— La puissance des Elohim (les dieux) est grande... murmura la nourrice.
Pour rompre l’entretien, Balkis, se détournant, se mit à cueillir des jacinthes, des mandragores, des cyclamens qui diapraient le vert de la prairie, et la Huppe qui l’avait suivie en voletant piétinait autour d’elle avec coquetterie, comme si elle eût cherché son pardon.
Ce repos permit aux femmes attardées de rejoindre leur souveraine. Elles parlaient entre elles du temple d’Adonaï, dont on découvrait les murs, et de la mer d’airain, texte de toutes les conversations depuis quatre jours.
La reine s’empara de ce nouveau sujet, et ses suivantes, curieuses, l’entourèrent. De grands sycomores, qui étendaient au dessus de leurs têtes de verdoyantes arabesques sur un fond d’azur, enveloppaient ce groupe charmant d’une ombre transparente.
— Rien n’égale l’étonnement dont nous avons été saisis hier au soir, leur disait Balkis. Soliman lui-même en fut muet de stupeur. Trois jours auparavant, tout était perdu ; maître Adoniram tombait foudroyé sur les ruines de son œuvre. Sa gloire, trahie, s’écoulait à nos yeux avec les torrens de la lave révoltée ; l’artiste était replongé dans le néant... Maintenant son nom victorieux retentit sur les collines ; ses ouvriers ont entassé au seuil de sa demeure un monceau de palmes, et il est plus grand que jamais dans Israël.
______
12 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 19e livraison.
Après un échange où leurs deux orgueils s’affrontent, auprès de la fontaine de Siloé, Adoniram et Balkis vont se reconnaître une ascendance commune... et un amour réciproque. Reste la question de la parole donnée par Balkis à Soliman.
______
LES NUITS DU RAMAZAN.
___
SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.
(Légende orientale du Compagnonnage.)
— Le fracas de son triomphe, dit une jeune Sabéenne, a retenti jusqu’à nos tentes ; et troublées du souvenir de la récente catastrophe, ô reine ! nous avons tremblé pour vos jours. Vos filles ignorent ce qui s’est passé.
— Sans attendre le refroidissement de la fonte, Adoniram, ainsi me l’a-t-on conté, avait appelé dès le matin les ouvriers découragés. Les chefs mutinés l’entouraient ; il les calme en quelques mots : durant trois jours ils se mettent à l’œuvre, et dégagent les moules pour accélérer le refroidissement de la vasque que l’on croyait brisée. Un profond mystère couvre leur dessein. Le troisième jour, ces innombrables artisans, devançant l’aurore, soulèvent les taureaux et les lions d’airain avec des leviers que la chaleur du métal noircit encore. Ces blocs massifs sont entraînés sous la vasques et ajustés avec une promptitude qui tient du prodige ; la mer d’airain, évidée, isolée de ses supports, se dégage et s’assied sur ces vingt-quatre cariatides ; et tandis que Jérusalem déplore tant de frais inutiles, l’œuvre admirable resplendit aux regards étonnés de ceux qui l’ont accomplie. Soudain, les barrières dressées par les ouvriers s’abattent : la foule se précipite ; le bruit se propage jusqu’au palais. Soliman craint une sédition ; il accourt, et je l’accompagne. Un peuple immense se presse sur nos pas. Cent mille ouvriers en délire et couronnés de palmes vertes nous accueillent. Soliman ne peut en croire ses yeux. La ville entière élève jusqu’aux nues le nom d’ Adoniram.
— Quel triomphe ! et qu’il doit être heureux !
— Lui ! génie bizarre... âme profonde et mystérieuse ! A ma demande, on l’appelle, on le cherche, les ouvriers se précipitent de tous côtés... vains efforts ! Dédaigneux de sa victoire, Adoniram se cache ; il se dérobe à la louange : l’astre s’est éclipsé. — Allons, dit Soliman, le roi du peuple nous a disgraciés. — Pour moi, en quittant ce champ de bataille du génie, j’avais l’âme triste et la pensée remplie du souvenir de ce mortel, si grand par ses œuvres, plus grand encore par son absence en un moment pareil.
— Je l’ai vu passer l’autre jour, reprit une vierge de Saba ; la flamme de ses yeux a passé sur mes joues et les a rougies ; il a la majesté d’un roi.
— Sa beauté, poursuivit une de ses compagnes, est supérieure à celle des enfants des hommes ; sa stature est imposante et son aspect éblouit. Tels ma pensée se représente les dieux et les génies.
— Plus d’une, parmi vous, à ce que je suppose, unirait volontiers sa destinée à celle du noble Adoniram
— O reine ! que sommes-nous devant la face d’un aussi haut personnage ? Son âme est née dans les nuées, et ce cœur si fier ne descendrait pas jusqu’à nous.
Des jasmins en fleur que dominaient des thérébinthes [sic] et des acacias, parmi lesquels de rares palmiers inclinaient leurs chapiteaux blêmes, encadraient le lavoir de Siloë. Là croissaient la marjolaine, les iris gris, le thym, la verveine et la rose ardente de Saaron. Sous ces massifs de buissons étoilés, s’étendaient çà et là des bancs séculaires au pied desquels gazouillaient des sources d’eaux vives, tributaires de la fontaine. Ces lieux de repos étaient pavoisés de lianes qui s’enroulaient aux branches. Les apios aux grappes rougeâtres et parfumées, les glycines bleues s’élançaient en festons musqués et gracieux, jusqu’aux cimes des pâles et tremblans ébéniers.
Au moment où le cortège de la reine de Saba envahit les abords de la fontaine, surpris dans sa méditation, un homme assis sur le bord du lavoir, où il abandonnait une main aux caresses de l’onde, se leva, dans l’intention de s’éloigner. Balkis était devant lui ; il leva les yeux au ciel, et se détourna plus vivement.
Mais elle, plus rapide encore, et se plaçant devant lui :
— Maître Adoniram, dit-elle, pourquoi m’éviter ?
— Je n’ai jamais recherché le monde, répondit l’artiste, et je crains le visage des rois.
— S’offre-t-il donc en ce moment si terrible ? répliqua la reine avec une douceur pénétrante qui arracha un regard au jeune homme.
Ce qu’il découvrit était loin de le rassurer. La reine avait déposé les insignes de la grandeur, et la femme, dans la simplicité de ses atours du matin, n’était que plus redoutable. Elle avait emprisonné ses cheveux sous le pli d’un long voile flottant ; sa robe diaphane et blanche, soulevée par la brise curieuse, laissait entrevoir un sein moulé sur la conque d’une coupe. Sous cette parure simple, la jeunesse de Balkis semblait plus tendre, plus enjouée, et le respect ne contenait plus l’admiration ni le désir. Ces grâces touchantes qui s’ignoraient, ce visage enfantin, cet air virginal, exercèrent sur le cœur d’ Adoniram une impression nouvelle et profonde.
— A quoi bon me retenir, dit-il avec amertume ; mes maux suffisent à mes forces, et vous n’avez à m’offrir qu’un surcroît de peines. Votre esprit est léger, votre faveur passagère, et vous n’en présentez le piège que pour tourmenter plus cruellement ceux qu’il a rendus captifs... Adieu, reine qui si vite oubliez, et qui n’enseignez pas votre secret.
Après ces derniers mots, prononcés avec mélancolie, Adoniram jeta un long regard sur Balkis. Un trouble soudain la saisit. Vive par nature et volontaire par l’habitude du commandement, elle ne voulut pas être quittée. Elle s’arma de toute sa coquetterie pour répondre : — Adoniram, vous êtes un ingrat.
C’était un homme ferme ; il ne se rendit pas. — Il est vrai ; j’aurais tort de ne pas me souvenir : le désespoir m’a visité une heure dans ma vie, et vous l’avez mise à profit pour m’accabler auprès de mon maître, de mon ennemi.
— Il était là !... murmura la reine honteuse et repentante.
— Votre vie était en péril ; j’avais couru me placer devant vous.
— Tant de sollicitude en un péril si grand ! observa la princesse, et pour quelle récompense !
La candeur, la bonté de la reine lui faisaient un devoir d’être attendrie, et le dédain mérité de ce grand homme outragé lui creusait une blessure saignante.
— Quant à Soliman Ben Daoud, reprit le statuaire, son opinion m’inquiétait peu : race parasite, envieuse et servile, travestie sous la pourpre... Mon pouvoir est à l’abri de ses fantaisies. Quant aux autres qui vomissaient l’injure autour de moi, cent mille insensés sans force ni vertu, j’en fais moins de compte que d’un essaim de mouches bourdonnantes... Mais vous, reine, vous que j’avais seule distinguée dans cette foule, vous que mon estime avait placée si haut !... mon cœur, ce cœur que rien jusque-là n’avait touché, s’est déchiré, et je le regrette peu... Mais la société des humains m’est devenue odieuse. Que me font désormais des louanges ou des outrages, qui se suivent de si près, et se mêlent sur les mêmes lèvres comme l’absinthe et le miel !
— Vous êtes rigoureux au repentir ! faut-il implorer votre merci, et ne suffit-il pas...
— Non ; c’est le succès que vous courtisez : si j’étais à terre, votre pied foulerait mon front.
— Maintenant ?... A mon tour, non, et mille fois non.
— Eh bien ! laissez-moi briser mon œuvre, la mutiler et replacer l’opprobre sur ma tête. Je reviendrai suivi des huées de la foule ; et si votre pensée me reste fidèle, mon déshonneur sera le plus beau jour de ma vie.
— Allez, faites ! s’écria Balkis avec un entraînement qu’elle n’eut pas le temps de réprimer.
Adoniram ne put maîtriser un cri de joie, et la reine entrevit les conséquences d’un si redoutable engagement. Adoniram se tenait majestueux devant elle, non plus sous l’habit commun aux ouvriers, mais dans le costume hiérarchique du rang qu’il occupait à la tête du peuple des travailleurs. Une tunique blanche plissée autour de son buste, dessiné par une large ceinture passementée d’or, rehaussait sa stature. A son bras droit s’enroulait un serpent d’acier, sur la crête duquel brillait une escarboucle, et, à demi voilé par une coiffure conique d’où se déployaient deux larges bandelettes retombant sur la poitrine, son front semblait dédaigner une couronne.
Un moment, la reine, éblouie, s’était fait illusion sur le rang de cet homme hardi ; la réflexion lui vint ; elle sut s’arrêter, mais ne put surmonter le respect étrange dont elle s’était sentie dominée.
— Asseyez-vous, dit-elle ; revenons à des sentimens plus calmes, dût votre esprit défiant s’irriter ; votre gloire m’est chère ; ne détruisez rien. Ce sacrifice, vous l’avez offert ; il est consommé pour moi. Mon honneur en serait compromis, et vous le savez, maître, ma réputation est désormais solidaire de la dignité du roi Soliman.
— Je l’avais oublié, murmura l’artiste avec indifférence. Il me semble avoir ouï conter que la reine de Saba doit épouser le descendant d’une aventurière de Moab, le fils du berger Daoud et de Bethsabée, veuve adultère du centenier Uriah. Riche alliance... qui va certes régénérer le sang divin des Hémiarites !
La colère empourpra les joues de la jeune fille, d’autant plus que sa nourrice, Sarahil, ayant distribué les travaux aux suivantes de la reine, alignées et courbées sur le lavoir, avait entendu cette réponse, elle si opposée au projet de Soliman.
— Cette union n’a point l’assentiment d’Adoniram ? riposta Balkis avec un dédain affecté.
— Au contraire, et vous le voyez bien.
— Comment ?
— Si elle me déplaisait, j’aurais déjà détrôné Soliman, et vous le traiteriez comme vous m’avez traité ; vous n’y songeriez plus, car vous ne l’aimez pas.
— Qui vous le donne à croire ?
— Vous vous sentez supérieure à lui ; vous l’avez humilié ; il ne vous le pardonnera pas, et l’aversion n’engendre pas l’amour.
— Tant d’audace...
— On ne craint... que ce que l’on aime.
La reine éprouva une terrible envie de se faire craindre.
La pensée des futurs ressentimens du roi des Hébreux, avec qui elle en avait usé fort librement, l’avait jusque-là trouvée incrédule, et sa nourrice y avait épuisé son éloquence. Cette objection, maintenant, lui paraissait mieux fondée. Elle y revint en ces termes :
— Il ne me sied point d’écouter vos insinuations contre mon hôte et mon...
Adoniram l’interrompit.
— Reine, je n’aime pas les hommes, moi, et je les connais. Celui-là, je l’ai pratiqué pendant de longues années. Sous la fourrure d’un agneau, c’est un tigre muselé par les prêtres et qui ronge doucement sa muselière. Jusqu’ici, il s’est borné à faire assassiner son frère Adonias : c’est peu... mais il n’a pas d’autres parens.
— On croirait vraiment, articula Sarahil jetant de l’huile sur le feu, que maître Adoniram est jaloux du roi.
Depuis un moment, cette femme le contemplait avec attention.
— Madame, répliqua l’artiste, si Soliman n’était d’une race inférieure à la mienne, j’abaisserais peut-être mes regards sur lui ; mais le choix de la reine m’apprend qu’elle n’est pas née pour un autre...
Sarahil ouvrit des yeux étonnés, et, se plaçant derrière la reine, figura dans l’air, aux yeux de l’artiste, un signe mystique qu’il ne comprit pas, mais qui le fit tressaillir.
— Reine, s’écria-t-il encore en appuyant sur chaque mot, mes accusations, en vous laissant indifférente, ont éclairci mes doutes. Dorénavant, je m’abstiendrai de nuire dans votre esprit à ce roi qui n’y tient aucune place...
— Enfin, maître, à quoi bon me presser ainsi ? Lors même que je n’aimerais pas le roi Soliman…
— Avant notre entretien, interrompit à voix basse avec émotion l’artiste, vous aviez cru l’aimer.
Sarahil s’éloigna, et la reine se détourna confuse.
— Ah ! de grâce, Madame, laissons ces discours : c’est la foudre que j’attire sur ma tête ! Un mot, errant sur vos lèvres, recèle pour moi la vie ou la mort. Oh ! ne parlez pas ! Je me suis efforcé d’arriver à cet instant suprême, et c’est moi qui l’éloigne. Laissez-moi le doute ; mon courage est vaincu, je tremble. Ce sacrifice, il m’y faut préparer. Tant de grâce, tant de jeunesse et de beauté rayonnent en vous, hélas !... et qui suis-je à vos yeux ? Non, non, dussé-je y perdre un bonheur... inespéré, retenez votre souffle qui peut jeter à mon oreille une parole qui tue. Ce cœur faible n’a jamais battu ; sa première angoisse le brise, et il me semble que je vais mourir !
Balkis n’était guère mieux assurée ; un coup d’œil furtif sur Adoniram lui montra cet homme si énergique, si puissant et si fier, pâle, respectueux, sans force, et la mort sur les lèvres. Victorieuse et touchée, heureuse et tremblante, le monde disparut à ses yeux. — Hélas ! balbutia cette fille royale, moi non plus je n’ai jamais aimé.
Sa voix expira sans qu’Adoniram, craignant de s’éveiller d’un rêve, osât troubler ce silence.
Bientôt Sarahil se rapprocha, et tous deux comprirent qu’il fallait parler, sous peine de se trahir. La Huppe voltigeait çà et là autour du statuaire, qui s’empara de ce sujet. — Que cet oiseau est d’un plumage éclatant ! dit-il d’un air distrait ; le possédez-vous depuis longtemps ?
Ce fut Sarahil qui répondit sans détourner sa vue du sculpteur Adoniram : — Cet oiseau est l’unique rejeton d’une espèce à laquelle, comme aux autres habitans des airs, commandait la race des génies. Conservée on ne sait par quel prodige, la huppe, depuis un temps immémorial, obéit aux princes hémiarites. C’est par son entremise que la reine rassemble à son gré les oiseaux du ciel.
Cette confidence produisit un effet singulier sur la physionomie d’Adoniram, qui contempla Balkis avec un mélange de joie et d’attendrissement.
— C’est un animal capricieux, dit-elle. En vain Soliman l’a-t-il accablé de caresses, de friandises, la huppe lui échappe avec obstination, et il n’a pu obtenir qu’elle vînt se poser sur son poing.
Adoniram réfléchit un instant, parut frappé d’une inspiration et sourit. Sarahil devint plus attentive encore.
Il se lève, prononce le nom de la huppe, qui, perchée sur un buisson, reste immobile et le regarde de côté. Faisant un pas, il trace dans les airs le Tau mystérieux, et l’oiseau, déployant ses ailes, voltige sur sa tête, et se pose avec docilité sur son poing.
— Mes soupçons étaient fondés, dit Sarahil ; l’oracle est accompli.
— Ombres sacrées de mes ancêtres ! ô Tubal-Caïn, mon père ! vous ne m’avez point trompé ! Balkis, esprit de lumière, ma sœur, mon épouse, enfin je vous ai trouvée ! Seuls sur la terre, vous et moi, nous commandons à ce messager ailé des génies du feu dont nous sommes descendus.
— Quoi ! seigneur, Adoniram serait...
— Le dernier rejeton de Kous, petit-fils de Tubal-Caïn, dont vous êtes issue par Saba, frère de Nemrod le chasseur et trisaïeul des Hémiarites,... et le secret de notre origine doit rester caché aux enfans de Sem, pétris du limon de la terre.
— Il faut bien que je m’incline devant mon maître, dit Balkis en lui tendant la main, puisque, d’après l’arrêt du destin, il ne m’est pas permis d’accueillir un autre amour que celui d’Adoniram.
— Ah ! répondit-il en tombant à ses genoux, c’est de Balkis seule que je veux recevoir un bien si précieux ! Mon cœur a volé au-devant du vôtre, et dès l’heure où vous m’êtes apparue, j’ai été votre esclave.
Cet entretien eût duré longtemps, si Sarahil, douée de la prudence de son âge, n’eût interrompu en ces termes : Ajournez ces tendres aveux ; des soins difficiles vont fondre sur vous, et plus d’un péril vous menace. Par la vertu d’Adonaï, les fils de Noé sont maîtres de la terre, et leur pouvoir s’étend sur vos existences mortelles. Soliman est absolu dans ses états, dont les nôtres sont tributaires. Ses armées sont redoutables, son orgueil est immense ; Adonaï le protège ; il a des espions nombreux. Cherchons le moyen de fuir de ce dangereux séjour, et jusque-là, de la prudence. N’oubliez pas, ma fille, que Soliman vous attend ce soir à l’autel de Sion... Se dégager et rompre, ce serait l’irriter et éveiller le soupçon. Demandez un délai pour aujourd’hui seulement, fondé sur l’apparition de présages contraires. Demain, le grand prêtre vous fournira un nouveau prétexte. Votre étude sera de charmer l’impatience du grand Soliman. Quant à vous, Adoniram, quittez vos servantes : la matinée s’avance ; déjà la muraille neuve qui domine la source de Siloë se couvre de soldats ; le soleil, qui nous cherche, va porter leurs regards sur nous. Quand le disque de la lune percera le ciel au-dessus des côteaux d’Ephraïm, traversez le Cédron, et approchez-vous de notre camp jusqu’au bosquet d’oliviers qui en masque les tentes aux habitans des deux collines. Là, nous prendrons conseil de la sagesse et de la réflexion.
Ils se séparèrent à regret : Balkis rejoignit sa suite, et Adoniram la suivit des yeux jusqu’au moment où elle disparut dans le feuillage des lauriers-roses.
______
13 avril 1850 — Les Nuits du Ramazan, dans Le National, 20e livraison.
À Solime, le mariage de Balkis et Soliman se prépare, présidé par le grand-prêtre Sadoc. Sadoc est opposé à cette union : Balkis est une femme trop instruite et trop libre. Il a donc fomenté un complot contre Adoniram et Balkis, dont les trois compagnons ouvriers, jaloux du pouvoir d’Adoniram, dénoncent l’amour secret à Soliman.
______
LES NUITS DU RAMAZAN.
___
SUITE DE L’HISTOIRE DE SOLIMAN ET DE LA REINE DU MATIN.
(Légende orientale du Compagnonnage.)
A la séance suivante, le conteur reprit :
Soliman et le grand-prêtre des Hébreux s’entretenaient depuis quelque temps sous les parvis du temple.
— Il le faut bien, dit avec dépit le pontife Sadoc à son roi, et vous n’avez que faire de mon consentement à ce nouveau délai. Comment célébrer un mariage, si la fiancée n’est pas là ?
— Vénérable Sadoc, reprit le prince avec un soupir, ces retards décevans me touchent plus que vous, et je les subis avec patience.
— A la bonne heure ; mais moi, je ne suis pas amoureux, dit le lévite en passant sa main sèche et pâle, veinée de lignes bleues, sur sa longue barbe blanche et fourchue.
— C’est pourquoi vous devriez être plus calme.
— Eh quoi ! repartit Sadoc, depuis quatre jours, hommes d’armes et lévites sont sur pied ; les holocaustes volontaires sont prêts ; le feu brûle inutilement sur l’autel, et au moment solennel, il faut tout ajourner. Prêtres et roi sont à la merci des caprices d’une femme étrangère qui nous promène de prétexte en prétexte et se joue de notre crédulité.
Ce qui humiliait le grand-prêtre, c’était de se couvrir inutilement chaque jour des ornemens pontificaux, et d’être obligé de s’en dépouiller ensuite sans avoir fait briller, aux yeux de la cour des Sabéens, la pompe hiératique des cérémonies d’Israël. Il promenait, agité, le long du parvis intérieur du temple, son costume splendide devant Soliman consterné.
Pour cette auguste cérémonie, Sadoc avait revêtu sa robe de lin, sa ceinture brodée, son éphod ouverte sur chaque épaule ; tunique d’or d’hyacinthe et d’écarlate deux fois teinte, sur laquelle brillaient deux onyx, où le lapidaire avait gravé les noms des douze tribus. Suspendu par des rubans d’hyacinthe et des anneaux d’or ciselé, le rational étincelait sur sa poitrine ; il était carré, long d’une palme et bordé d’un rang de sardoines, de topazes et d’émeraudes, d’un second rang d’escarboucles, de saphirs et de jaspes ; d’une troisième rangée de ligures, d’améthistes et d’agathes ; d’une quatrième, enfin, de chrysolithes, d’onyx et de béryls. La tunique de l’éphod, d’un violet clair, ouverte au milieu, était bordée de petites grenades d’hyacinthe et de pourpre, alternées de sonnettes en or fin. Le front du pontife était ceint d’une tiare terminée en croissant, d’un tissu de lin, brodé de perles, et sur la partie antérieure de laquelle resplendissait, rattachée avec un ruban couleur d’hyacinthe, une lame d’or bruni, portant ces mots gravés en creux : ADONAÏ EST SAINT.
Et il fallait deux heures et six serviteurs des lévites pour revêtir Sadoc de ces ajustemens sacrés, rattachés par des chaînettes, des nœuds mystiques et des agrafes d’orfèvrerie. Ce costume était sacré ; il n’était permis d’y porter la main qu’aux lévites ; et c’est Adonaï lui-même qui en avait dicté le dessin à Moussa-Ben-Amran (Moïse), son serviteur.
Depuis quatre jours donc, les atours pontificaux des successeurs de Melchisédech recevaient un affront quotidien sur les épaules du respectable Sadoc, d’autant plus irrité, que, consacrant, bien malgré lui, l’hymen de Soliman avec la reine de Saba, le déboire devenait assurément plus vif.
Cette union lui paraissait dangereuse pour la religion des Hébreux et la puissance du sacerdoce. La reine Balkis était instruite... Il trouvait que les prêtres sabéens lui avaient permis de connaître bien des choses qu’un souverain prudemment élevé doit ignorer ; et il suspectait l’influence d’une reine versée dans l’art difficile de commander aux oiseaux. Ces mariages mixtes qui exposent la foi aux atteintes permanentes d’un conjoint sceptique n’agréaient jamais aux pontifes. Et Sadoc, qui avait à grand’peine modéré en Soliman l’orgueil de savoir, en lui persuadant qu’il n’avait plus rien à apprendre, tremblait que le monarque ne reconnût combien de choses il ignorait.
Cette pensée était d’autant plus judicieuse que Soliman en était déjà aux réflexions, et trouvait ses ministres à la fois moins subtils et plus despotes que ceux de la reine. La confiance de Ben Daoud était ébranlée ; il avait, depuis quelques jours, des secrets pour Sadoc, et ne le consultait plus. Le fâcheux, dans les pays où la religion est subordonnée aux prêtres et personnifiée en eux, c’est que, du jour où le pontife vient à faillir, — et tout mortel est fragile, — la foi s’écroule avec lui, et Dieu même s’éclipse avec son orgueilleux et funeste soutien.
Circonspect, ombrageux, mais peu pénétrant, Sadoc s’était maintenu sans peine, ayant le bonheur de n’avoir que peu d’idées. Etendant l’interprétation de la loi au gré des passions du prince, il les justifiait avec une complaisance dogmatique, basse, mais pointilleuse pour la forme ; de la sorte, Soliman subissait le joug avec docilité… Et penser qu’une jeune fille de l’Yémen et un oiseau maudit risquaient de renverser l’édifice d’une si prudente éducation !
Les accuser de magie, n’était-ce pas confesser la puissance des sciences occultes, si dédaigneusement niées ? Sadoc était dans un véritable embarras. Il avait, en outre, d’autres soucis : le pouvoir exercé par Adoniram sur les ouvriers inquiétait le grand-prêtre, à bon droit alarmé de toute domination occulte et cabalistique. Néanmoins, Sadoc avait constamment empêché son royal élève de congédier l’unique artiste capable d’élever au dieu Adonaï le temple le plus magnifique du monde, et d’attirer au pied de l’autel de Jérusalem l’admiration et les offrandes de tous les peuples de l’Orient. Pour perdre Adoniram, Sadoc attendait la fin des travaux, se bornant jusque-là à entretenir la défiance ombrageuse de Soliman. Depuis quelques jours, la situation s’était aggravée. Dans tout l’éclat d’un triomphe inespéré, impossible, miraculeux, Adoniram, on s’en souvient, avait disparu. Cette absence étonnait toute la cour, hormis, apparemment, le roi, qui n’en avait point parlé à son grand-prêtre, retenue inaccoutumée.
De sorte que le vénérable Sadoc, se voyant inutile, et résolu à rester nécessaire, était réduit à combiner, parmi de vagues déclamations prophétiques, des réticences d’oracle propres à faire impression sur l’imagination du prince. Soliman aimait assez les discours, surtout parce qu’ils lui offraient l’occasion d’en résumer le sens en trois ou quatre proverbes. Or, dans cette circonstance, les sentences de l’Ecclésiaste, loin de se mouler sur les homélies de Sadoc, ne roulaient que sur l’utilité de l’œil du maître, de la défiance, et sur le malheur des rois livrés à la ruse, au mensonge et à l’intérêt. Et Sadoc, troublé, se repliait dans les profondeurs de l’inintelligible.
— Bien que vous parliez à merveille, dit Soliman, ce n’est point pour jouir de cette éloquence que je suis venu vous trouver dans le temple : malheur au roi qui se nourrit de paroles. Trois inconnus vont se présenter ici, demander à m’entretenir, et ils seront entendus, car je sais leur dessein. Pour cette audience, j’ai choisi ce lieu ; il importait que leur démarche restât secrète.
— Ces hommes, seigneur, quels sont-ils ?
— Des gens instruits de ce que les rois ignorent : on peut apprendre beaucoup avec eux.
Bientôt, trois artisans, introduits dans le parvis intérieur du temple, se prosternèrent aux pieds de Soliman. Leur attitude était contrainte et leurs yeux inquiets.
— Que la vérité soit sur vos lèvres, leur dit Soliman, et n’espérez pas en imposer au roi : vos plus secrètes pensées lui sont connues. Toi, Phanor, simple ouvrier du corps des maçons, tu es l’ennemi d’Adoniram, parce que tu hais la suprématie des mineurs, et, pour anéantir l’œuvre de ton maître, tu as mêlé des pierres combustibles aux briques de ses fourneaux. Amrou, compagnon parmi les charpentiers, tu as fait plonger les solives dans la flamme, pour affaiblir les bases de la mer d’airain. Quant à toi, Méthousaël, le mineur de la tribu de Ruben, tu as aigri la fonte en y jetant des laves sulfureuses, recueillies aux rives du lac de Gomorrhe. Tous trois, vous aspirez vainement au titre et au salaire des maîtres. Vous le voyez, ma pénétration atteint le mystère de vos actions les plus cachées.
— Grand roi, répondit Phanor épouvanté, c’est une calomnie d’Adoniram, qui a tramé votre perte.
— Adoniram ignore un complot connu de moi seul. Sache-le, rien n’échappe à la sagacité de ceux qu’Adonaï protège.
L’étonnement de Sadoc apprit à Soliman que son grand-prêtre faisait peu de fond de la faveur d’Adonaï.
— C’est donc en pure perte, reprit le roi, que vous déguiseriez la vérité. Ce que vous allez révéler m’est connu, et c’est votre fidélité que l’on met à l’épreuve. Qu’Amrou prenne le premier la parole.
— Seigneur, dit Amrou, non moins effrayé que ses complices, j’ai exercé la surveillance la plus absolue sur les ateliers, les chantiers et les usines. Adoniram n’y a pas paru une seule fois.
— Moi, continua Phanor, j’ai eu l’idée de me cacher, à la nuit tombante, dans le tombeau du prince Absalon-ben-Daoud, sur le chemin qui conduit de Moria au camp des Sabéens. Vers la troisième heure de la nuit, un homme vêtu d’une robe longue et coiffé d’un turban comme en portent ceux de l’Yémen, est passé devant moi ; je me suis avancé et j’ai reconnu Adoniram ; il allait du côté des tentes de la reine, et comme il m’avait aperçu, je n’ai osé le suivre.
— Seigneur, poursuivit à son tour Méthousaël, vous savez tout et la sagesse habite en votre esprit ; je parlerai en toute sincérité. Si mes révélations sont de nature à coûter la vie à ceux qui pénètrent de si terribles mystères, daignez éloigner mes compagnons afin que mes paroles retombent sur moi seulement.
Dès que le mineur se vit seul en présence du roi et du grand-prêtre, il se prosterna et dit : — Seigneur, étendez votre sceptre afin que je ne meure point.
Soliman étendit la main et répondit : — Ta bonne foi te sauve, ne crains rien, Méthousaël de la tribu de Ruben !
— Le front couvert d’un cafetan, le visage enduit d’une teinture sombre, je me suis mêlé à la faveur de la nuit aux eunuques noirs qui entourent la princesse : Adoniram s’est glissé dans l’ombre jusqu’à ses pieds ; il l’a longuement entretenue, et le vent du soir a porté jusqu’à mon oreille le frémissement de leurs paroles ; une heure avant l’aube je me suis esquivé : Adoniram était encore avec la princesse...
Soliman contint une colère dont Méthousaël reconnut les signes sur ses prunelles.
— O roi ! s’écria-t-il j’ai dû obéir ; mais permettez-moi de ne rien ajouter.
— Poursuis ! je te l’ordonne.
— Seigneur, l’intérêt de votre gloire est cher à vos sujets. Je périrai s’il le faut ; mais mon maître ne sera point le jouet de ces étrangers perfides. Le grand-prêtre des Sabéens, la nourrice et deux des femmes de la reine sont dans le secret de ces amours. Si j’ai bien compris, Adoniram n’est point ce qu’il paraît être, et il est investi, ainsi que la princesse, d’une puissance magique. C’est par là qu’elle commande aux habitans de l’air, comme l’artiste aux esprits du feu. Néanmoins, ces êtres si favorisés redoutent votre pouvoir sur les génies, pouvoir dont vous êtes doué à votre insu. Sarahil a parlé d’un anneau constellé dont elle a expliqué les propriétés merveilleuses à la reine étonnée, et l’on a déploré à ce sujet une imprudence de Balkis. Je n’ai pu saisir le fond de l’entretien, car on avait baissé la voix, et j’aurais craint de me perdre en m’approchant de trop près. Bientôt Sarahil, le grand-prêtre, les suivantes se sont retirés en fléchissant le genou devant Adoniram, qui, comme je l’ai dit, est resté seul avec la reine de Saba. O roi ! puissé-je trouver grâce à vos yeux, car la tromperie n’a point effleuré mes lèvres !
— De quel droit penses-tu donc sonder les intentions de ton maître ? Quel que soit notre arrêt, il sera juste... Que cet homme soit enfermé dans le temple comme ses compagnons ; il ne communiquera point avec eux, jusqu’au moment où nous ordonnerons de leur sort.
Qui pourrait dépeindre la stupeur du grand-prêtre Sadoc, tandis que les muets, prompts et discrets exécuteurs des volontés de Soliman, entraînaient Mathusaël terrifié ! — Vous le voyez, respectable Sadoc, reprit le monarque avec amertume, votre prudence n’a rien pénétré ; sourd à nos prières, peu touché de nos sacrifices, Adonaï n’a point daigné éclairer ses serviteurs, et c’est moi seul, à l’aide de mes propres forces qui ai dévoilé la trame de mes ennemis. Eux, cependant, ils commandent aux puissances occultes. Ils ont des dieux fidèles... et le mien m’abandonne !
— Parce que vous le dédaignez pour rechercher l’union d’une femme étrangère. Ô roi, bannissez de votre âme un sentiment impur, et vos adversaires vous seront livrés. Mais comment s’emparer de cet Adoniram qui se rend invisible, et de cette reine que l’hospitalité protège !
— Se venger d’une femme est au-dessous de la dignité de Soliman. Quant à son complice, dans un instant vous le verrez paraître. Ce matin même il m’a fait demander audience, et c’est ici que je l’attends.
— Adonaï nous favorise. O roi ! qu’il ne sorte pas de cette enceinte !
— S’il vient à nous sans crainte, soyez assuré que ses défenseurs ne sont pas loin ; mais point d’aveugle précipitation : ces trois hommes sont ses mortels ennemis. L’envie, la cupidité ont aigri leur cœur. Ils ont peut-être calomnié la reine... Je l’aime, Sadoc, et ce n’est point sur les honteux propos de trois misérables que je ferai à cette princesse l’injure de la croire souillée d’une passion dégradante... Mais, redoutant les sourdes menées d’ Adoniram, si puissant parmi le peuple, j’ai fait surveiller ce mystérieux personnage.
— Ainsi, vous supposez qu’il n’a point vu la reine ?...
— Je suis persuadé qu’il l’a entretenue en secret. Elle est curieuse, enthousiaste des arts, ambitieuse de renommée, et tributaire de ma couronne. Son dessein est-il d’embaucher l’artiste, et de l’employer dans son pays à quelque magnifique entreprise, ou bien d’enrôler, par son entremise, une armée pour s’opposer à la mienne, afin de s’affranchir du tribut ? Je l’ignore... Pour ce qui est de leurs amours prétendues, n’ai-je pas la parole de la reine ? Cependant, j’en conviens, une seule de ces suppositions suffit à démontrer que cet homme est dangereux... J’aviserai...
Comme il parlait de ce ton ferme en présence de Sadoc, consterné de voir son autel dédaigné et son influence évanouie, les muets reparurent avec leurs coiffures blanches, de forme sphérique, leurs jaquettes d’écailles, leurs larges ceintures où pendait un poignard et leur sabre recourbé. Ils échangèrent un signe avec Soliman, et Adoniram se montra sur le seuil. Six hommes, parmi les siens, l’avaient escorté jusque-là ; il leur glissa quelques mots à voix basse, et ils se retirèrent.
______
GÉRARD DE NERVAL - SYLVIE LÉCUYER tous droits réservés @
CE SITE / REPÈRES BIOGRAPHIQUES / TEXTES / NOTICES / BELLES PAGES / MANUSCRITS AUTOGRAPHES / RECHERCHES AVANCÉES